L’impossible citoyen selon Sophie Wahnich

Juin 11, 1998 | Res Publica

Comment l’universalisme de la Révolution française a-t-il pu aboutir à la haine de l’étranger ? L’histoire de ce basculement dans une logique d’exclusion permet de mieux comprendre l’actuel courant xénophobe.

Il ne faut pas cesser de s’interroger sur cette révolution dans la Révolution, qui conduit le mouvement de 1789-1791 aux heures sombres de la guerre civile et de la Terreur. Ceci pour mieux saisir les logiques violentes qui menacent tout projet idéologique en voie de réalisation, et même toute déclaration de principes dont on voudrait tirer les conséquences immédiatement – sans médiation ni prudence.

Tous ceux qui réfléchissent sur ces questions trouveront une riche matière dans le livre que Sophie Wahnich consacre au changement radical du regard porté par la Révolution française sur les étrangers (1).

On saut que le message révolutionnaire des hommes de la Constituante est empreint d’un universalisme résolu et généreux : accueil enthousiaste des amis étrangers de la Révolution, tels le grand Thomas Paine et Anacharsis Cloots qui se proclamait « l’orateur du genre humain » ; discours de paix et de fraternité adressés à tous les peuples du monde, conception de la nationalité qui reprend et précise le principe du droit du sol établi par les légistes de la royauté.

Puis le basculement que Sophie Wahnich saisit de façon magistrale : l’ami de la maison devient un suspect, un comploteur, un ennemi, un monstre sanguinaire qui n’est même pas reconnu dans son humanité. Thomas Paine est emprisonné, Anacharsis Cloots est guillotiné, la guerre de libération des peuples devient une guerre à mort pendant laquelle la Convention déclare qu’ « il ne sera fait aucun prisonnier anglais ou hanovrien ».

Pourquoi, comment passe-t-on ainsi de l’amour à la haine ? Vieille question toujours actuelle qui devient avec la Révolution française une fascinante tragédie jouée sur les scènes française et européenne. Les métaphores théâtrales ne sont pas utilisées par hasard : Sophie Wahnich montre très finement que le changement du regard révolutionnaire sur l’étranger se produit en même temps que la culture de masse est détruite par le désir d’une totale transparence. Cette observation, qui mériterait d’être développée dans un autre livre, nous mène bien au-delà des classiques explications, présentées en guise d’excuses, sur les modalités de la Terreur.

Certes, il y a toujours des circonstances exceptionnelles qui permettent de « comprendre » les exécutions massives, comme il y a toujours des motifs « réels » de craindre et de haïr son prochain. Mais il y a aussi les logiques politiques qui font que les plus paisibles et les plus vertueux des citoyens en viennent à faire couler le sang. Il y a cette dialectique du pouvoir révolutionnaire qui n’arrive pas à sortir du négatif – l’abolition de l’ordre ancien – et qui a désespérément besoin de factieux parce que ce pouvoir ne trouve sa légitimité que dans la lutte contre les factions. Tellement besoin de factieux qu’il ne cesse d’étendre cette catégorie et de transformer les menaces réelles en complots diaboliques. L’ami étranger devient l’étranger, puis l’ennemi, puis le monstre, et la catégorie juridique de l’étranger finit par englober tous les ennemis : aristocrates, Vendéens , opposants…

Prenons garde : cette logique d’exclusion et de mort, qu’on voit à l’œuvre dans le processus révolutionnaire, peut se dérouler de manière tout aussi implacable et sanglante dans le cadre d’une politique réactionnaire : derrière la dénonciation actuelle des immigrés, ou supposés tels, c’est déjà le procès de L’Anti-France qui est intenté… Chez les Rouges comme chez les Blancs, la terreur marque l’incapacité à trouver la bonne relation, la bonne articulation entre la nation – surtout quand on veut la refonder – et l’humanité, entre le singulier et l’universel. C’est bien ici que se joue la partie politique, celle de la symbolique et de la légitimité.

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(1)Sophie Wahnich, L’impossible citoyen – L’étranger dans la Révolution française, Albin Michel, 1997.

Article publié dans le numéro 688 de « Royaliste » – 1997

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