L’islam, la guerre et la paix

Nov 20, 2016 | Chemins et distances

En tant que telle, la religion musulmane est-elle facteur de violence ? A cette question âprement débattue, Gabriel Martinez-Gros apporte des réponses pertinentes, qui procèdent d’une philosophie de l’histoire encore trop méconnue.

Cette philosophie est celle d’Ibn Khaldoun (1332-1406), auteur magistral d’une théorie des empires que Gabriel Martinez-Gros a présentée dans son précédent ouvrage (1). Les grands empires seraient créés par de petites communautés marginales (‘asabiya), qui vivent dans la pauvreté et excellent dans l’art de la guerre. L’endurance et la vaillance de ces groupes leur permet de conquérir d’immenses étendues très peuplées qu’ils transforment en territoires délimités, administrés par un pouvoir politique qui assure la paix, prélève l’impôt et confie la garde de l’empire à d’autres ‘asabiya. La théorie vaut pour les Grecs d’Alexandre, Rome, les empires arabes mais pas pour l’Europe qui s’organise hors du despotisme et sans recourir aux tribus des confins. Pourtant, Gabriel Martinez-Gros estime dans un passionnant essai (2) que nous sommes en train de vivre un moment khaldounien. En que sens ?

Ce que l’auteur désigne comme Occident – sans guillemets- aurait pris la forme d’un « empire » – avec guillemets – qui obéirait à la logique de l’ancien modèle oriental, pacifique et progressiste mais émolliente. Ibn Khaldoun voyait en effet dans la démilitarisation et la démobilisation psychologique des populations sédentarisées les causes immédiates de l’effondrement des empires, incapables de payer suffisamment de mercenaires pour assurer leur défense parce que l’hypertrophie de l’Etat écrase l’économie et tarit les ressources fiscales. Selon Gabriel Martinez-Gros, « l’Etat sédentaire » en Amérique latine, aux Etats-Unis et en Europe est confronté à la violence des nouvelles « tribus » djihadistes ou mafieuses qui bénéficient du regard culpabilisé que l’idéologie dominante porte sur les dissidences. Je résume à gros traits une thèse qui ne me paraît pas pleinement convaincante malgré l’abondance et la solidité de ses arguments. J’aimerais soutenir longuement que l’Occident n’a pas d’existence, même sous la forme métaphorique d’un « empire » qui est tout entier résorbé dans la rivalité des puissances nationales, financières, industrielles. Je m’étonne de voir les Etats-Unis classés parmi les pays victimes de la sédentarité alors qu’ils ne connaissent, c’est le moins qu’on puisse dire, ni la démilitarisation ni la démobilisation patriotique. En revanche, le schéma khaldounien peut s’appliquer à l’Union européenne déliquescente qui écrase les sociétés et les nations de tout le poids de sa bureaucratie. Le débat est à reprendre sur ces points mais je voudrais surtout souligner ce que Gabriel Martinez-Gros apporte à notre compréhension du djihadisme et de l’islam.

Le djihadisme n’est pas la revanche du colonisé comme l’affirment les vieux militants tiers-mondistes et ce n’est pas non plus un nihilisme. Les idéologues du prétendu « Etat islamique » ont rompu avec l’âge des masses et ils ont constitué des tribus « bédouines » qui vivent dans les marges du monde moderne et des Etats modernisés – l’Ethiopie, le Kenya par exemple – selon les vertus prêtées à l’islam originel et dans la volonté d’exterminer ou d’asservir les quatre-cinquième de l’humanité. Dans leur combat, les djihadistes n’invoquent pas la guerre d’Algérie et le peuple palestinien mais la nécessité d’en finir avec l’irréligion et les perversions en réaffirmant la légitimité de la guerre, de l’enfermement des femmes et de la réduction en esclavage des vaincus. C’est cette violence purificatrice qui fascine : elle se vit selon un « récit historique sacralisé » alors que les oligarchies veulent sortir de l’histoire.

L’islam peut bien affirmer dans sa théologie que l’Etat et la religion sont indissociables mais Ibn Khaldoun explique que les sociétés musulmanes ont opéré une séparation radicale entre la fonction politique des tribus marginales conquérantes et la pratique religieuse des sédentaires une fois que les empires sont établis. C’est le moment de la conquête qui exige un lien étroit entre la croyance – dawa – et la communauté guerrière. Puis ce lien entre dawa et ‘assabiyya se défait et l’empire apaise la ferveur religieuse parce que l’Etat n’en a plus besoin pour fédérer les populations : de fait, la religion est marginalisée dans l’Inde du Moghol Akbar et domestiquée dans l’empire ottoman. « L’Etat établi n’est jamais djihadiste », dit Gabriel Martinez-Gros car il écarte comme deux fils d’une ligne électrique la prédication et la vertu guerrière. Mais quand la dawa et l’assabiyya se conjuguent comme aujourd’hui dans le prétendu califat de Daech, la violence se déchaîne.

Les djihadistes peuvent être vaincus mais la victoire suppose que les peuples menacés retrouvent une capacité de décision politique aujourd’hui confisquée par les oligarchies. Il faudrait mobiliser une force démocratique autrement qu’en paroles car tout combat implique l’engagement et la prise de risque. Mais cette mobilisation qu’une ré-institution du politique rendrait possible ne doit pas nous faire oublier l’autre menace pointée par Gabriel Martinez-Gros : celle du crime organisé, qui détruit les nations d’une autre manière, par la corruption et la diffusion massive des drogues.

Les nations de notre vieille Europe, qui ont conçu la souveraineté nationale, institué la démocratie et la laïcité puis inventé contre les totalitarismes le modèle de l’économie dirigée au service de l’Etat social, sans pour autant se désarmer, ne devraient pas rester longtemps sans réplique d’envergure.

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(1) Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil, 2014. Cf. mon article dans le numéro 1062 de « Royaliste », repris sur mon blog.

(2) Fascination du djihad, Fureurs islamistes et défaite de la paix, PUF, 2016.

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