Objet d’une véritable adulation dans la France de l’après-guerre, Martin Heidegger paraît aujourd’hui comme le philosophe du nazisme.

Ses amis s’en souviennent : après Marx et quelques autres, Maurice Clavel voulait attaquer et défaire le dernier des maîtres-penseurs de notre siècle, à savoir Martin Heidegger en personne. Enseigné en Sorbonne, encensé par les uns, christianisé par les autres, le philosophe était passionnément défendu par l’ensemble de ses épigones lorsqu’un quidam avait le front d’évoquer son rôle dans l’Allemagne hitlérienne.

Clavel est mort avant d’avoir pu mener à bien son projet, mais la bataille qu’il voulait mener a été engagée et gagnée. Le livre de Victor Farias (1), sans doute inexact sur certains points et trop peu philosophique, avait eu le mérite d’ouvrir un vaste débat qui tourna au désavantage des disciples de Heidegger. La brèche ouverte alors ne s’est pas refermée et nous avons vu paraître plusieurs ouvrages majeurs (2) qui ont contraint à reconsidérer cette œuvre prestigieuse et séduisante.

A cet égard, Richard Wolin (3) marque des points décisifs. Pour apprécier la portée de son livre, il faut se souvenir que les défenseurs de Heidegger avaient dressé deux lignes de défense successives : d’abord réduire l’adhésion de leur maître au national-socialisme à un accident sans lendemain, puis distinguer entre l’homme et l’œuvre lorsqu’il ne fut plus possible de nier l’engagement lucide, profond et durable de l’auteur de « Sein und Zeit » dans l’entreprise nazie. Or Wolin met au jour la relation étroite qui existe entre la pensée de Heidegger et l’hitlérisme, et explique pourquoi le philosophe a refusé de renier son adhésion au Führer.

Précisément, Richard Wolin montre que l’ontologie de Heidegger (sa pensée de l’Etre) abrite une politique cohérente qu’aucune morale ne vient préserver de ses perversions intrinsèques. De fait, le nazisme du vénéré professeur procède des catégories élaborées dans son célèbre ouvrage « Être et Temps », qui est publié en 1927. La critique de la modernité libérale et démocratique, l’apologie de « l’authentique », de la « décision », du « destin » se retrouvent dans les discours hitlériens de l’ancien recteur de Fribourg et s’inscrivent dans la thématique de la « Révolution conservatrice » allemande qui, avec Carl Schmitt et Ernst Jünger, prépara l’irrésistible ascension du nazisme.

Nul doute que Heidegger fut hitlérien parce qu’il estimait que le Führer était « du côté de l’Etre ». Et s’il prit ses distances tout en conservant jusqu’à la fin de la guerre sa carte du NSDAP, c’est qu’il jugeait que le mouvement nazi, toujours vrai et grand pour l’essentiel, était tombé entre les mains d’une clique par trop vulgaire.

Faut-il cependant disculper Heidegger, en raison du fameux « tournant » par lequel il réoriente sa pensée à la fin des années trente ? En affirmant que toute la métaphysique occidentale trouve son achèvement dans le nihilisme, le philosophe manifeste une désillusion politique. Mais il tiendra à souligner après la guerre « la vérité interne et la grandeur du national-socialisme » et, malgré l’insistance de plusieurs de ses admirateurs, il gardera un silence obstiné sur les camps d’extermination. La pensée du dernier Heidegger reste hiérarchique, hostile à la science et à la raison, profondément amorale dans son refus de distinguer entre les actes et entre les techniques – puis que le machinisme agricole est pour lui la même chose que la production de cadavres dans les camps… Reste une religiosité de l’Etre, une caricature de théologie poétisée qui masque une indifférence de fer : c’est au moment où Heidegger érige l’homme en « berger de l’Être » que les Juifs sont massacrés par millions, c’est au moment où le monde est confronté à l’horreur des camps hitlériens que Heidegger publie sa lettre sur (et contre) l’humanisme.

Chemin faisant, Richard Wolin souligne l’ancienneté et la pertinence des critiques philosophiques qui ont été adressées à Heidegger en Allemagne et dont beaucoup n’ont pas été traduites en français. Quant à l’engouement d’une partie de notre intelligentsia pour ce maître–penseur, il mériterait un autre livre.

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(1) Victor Farias, Heidegger et le nazisme, Verdier, 1987.

(2) cf. Luc Ferry et Alain Renaut, Heidegger et les modernes, Grasset, 1988, et Marlène Zarader, La dette impensée, Seuil, 1990.

(3) Richard Wolin, La Politique de l’Etre, Editions Kimé, 1992.

Article publié dans le numéro 598 de « Royaliste » – 5 avril 1993.

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