L’utopie du marché

Avr 16, 1990 | Economie politique

 

A peine sortie du communisme, l’Europe de l’Est est menacée par une autre utopie, sans doute plus séduisante, mais pernicieuse et violente à sa manière.

Il fallait s’y attendre : V. Giscard d’Estaing, naguère grand ordonnateur de la « société libérale avancée », n’a pas été content d’entendre le président de la République annoncer la fin du libéralisme économique et s’est fait, une fois de plus, l’avocat d’une économie de marché.

Le président de l’UDF joue apparemment sur du velours : face au collectivisme marxiste, et après le constat de son échec économique, le « marché » semble représenter la seule solution possible et salutaire. En réalité, l’alternative proposée relève d’une conception manichéenne des enjeux économiques, qui consiste à opposer deux idéologies et deux systèmes utopiques qui sont étroitement liés sur le plan théorique.

La doctrine du libéralisme économique est d’un matérialisme beaucoup plus rigoureux que le marxisme puisqu’elle se fonde sur une morale strictement utilitariste. Le calcul de l’intérêt individuel exclut tout principe de justice sociale, toute solidarité entre des « agents économiques » qui n’ont d’autre objectif que leur propre enrichissement. Parler, comme certains le font, d’un « libéralisme social » est un paradoxe insoutenable sur le plan théorique. Quant aux objectifs visés par les idéologies marxiste et libérale, ils sont rigoureusement identiques : il s’agit de « satisfaire les besoins » des individus, et de réaliser le dépérissement de l’Etat. Les moyens envisagés sont certes contradictoires, mais la parenté doctrinale est frappante.

Il est facile de montrer que ces deux matérialismes économiques n’ont aucun fondement, ni sur le plan anthropologique, ni sur le plan historique :

– la « satisfaction des besoins » est une promesse qui ne peut être tenue puisque les désirs humains sont illimités ;

– ces désirs ne portent pas seulement sur les biens matériels, et aucune société ne s’est fondée sur des relations économiques dont la violence menace les équilibres et jusqu’aux liens sociaux ;

– loin de lutter efficacement contre la rareté, la logique mercantile de l’économie moderne ne cesse de détruire ce que la nature offrait en abondance : de l’eau pure, de l’air non pollué par exemple ;

– s’il est absurde de nier l’existence, l’importance et la nécessité des échanges entre les hommes, l’histoire montre que les marchés ne sont jamais une création spontanée : il faut qu’un pouvoir politique les rende possible et préside à leur fonctionnement, par la sécurité qu’il assure aux commerçants, par les règles qu’il institue, par la monnaie qu’il frappe et souvent par les relations internationales qu’il instaure.

Cette vérité historique peut être actuellement vérifiée. Les politiques économiques qui se réfèrent à l’idéologie du marché en sont la négation concrète et permanente. Ainsi le reaganisme s’est affirmé au mépris de toutes les règles libérales chères à V. Giscard d’Estaing : déficit budgétaire considérable, rôle décisif des dépenses publiques dans l’activité économique (armement, espace), impérialisme politique et culturel qui a assuré aux Etats-Unis d’énormes avantages économiques et financiers …

L’apologie inconsidérée du marché conduit donc à une imposture théorique et pratique. Appliquer cette doctrine dans des pays déjà ravagés par le collectivisme marxiste exposerait les hommes qui y vivent à connaître, sous d’autres formes, la violence, la misère. L’organisation et le développement économique supposent un Etat de droit, capable de poser les conditions de la justice sociale et de veiller à ce que les échanges ne s’inscrivent pas dans un système, inégalitaire, de puissance et de pur profit.

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Article publié dans le numéro 535 de « Royaliste » – 16 avril 1990

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