« L’ÉTOILE CLAIRE DE STALINE »

Lancé à grands fracas par une maison d’édition « bourgeoise », le livre de Philippe Robrieux vaut mieux que certaines des indications alléchantes portées sur sa jaquette. Bien sûr, il n’est pas indifférent que Maurice Thorez ait été un enfant naturel, n’ayant par ailleurs jamais exercé le métier de mineur. Ou encore qu’il se soit séparé de sa femme pour vivre avec Jeannette Vermeersch.

UNE VIE D’HOMME

Mais cette biographie n’est pas un simple recueil de telles anecdotes, dont affectait de se scandaliser un journal spécialisé dans l’anticommunisme le plus grossier. Cependant, elles n’en illustrent pas moins une vie d’homme parsemée, comme toute autre, de drames et de doutes. Et ce n’est pas le moindre mérite de Philippe Robrieux que de nous faire découvrir un Thorez profondément humain, aussi éloigné de la légende stalinienne que des ragots de la partie adverse. L’homme au couteau entre les dents est aussi celui qui, amoureux fou de Jeannette, choisit de quitter son épouse légitime le… 4 février 1934, tellement traumatisé qu’il disparaît de la scène politique pendant ce mois crucial. Et ce « fils du peuple », chef de « l’avant garde du Prolétariat », connaîtra après la seconde guerre mondiale une vie de châteaux, de palaces et de stations balnéaires semblable à celle des capitalistes détestés. Mais Thorez n’était-il pas aussi un père de famille soucieux d’une respectabilité très « petite-bourgeoise » ? Mais ce dogmatique avait-il jamais cessé de se poser les questions fondamentales ? Ainsi, selon son biographe, « il serait intéressant de connaître le dernier mot de ses réflexions intimes sur le problème de Dieu, et il n’est pas certain qu’elles s’inscriraient dans le droit fil d’une conception matérialiste et dialectique du monde ». Au total un homme vrai, avec ses combats internes, du cœur comme de l’esprit. Avec, aussi, une faiblesse fondamentale du caractère, expliquant que cette grande figure du communisme n’ait jamais été autre chose qu’une marionnette entre les mains de Staline, puis un dirigeant sans audace après la disparition de cette « étoile claire » chantée par les militants du Parti.

POUR STALINE

Un faible, Thorez ? Le jugement peut paraître extraordinaire. Mais sinon, comment expliquer le brusque retournement du jeune militant séduit par le trotskysme, et déjà très « compromis » avec Souvarine ? Sinon, comment expliquer qu’il ait aveuglément appliqué la stratégie du Komintern, malgré ses outrances et ses mouvements contradictoires ? Jusqu’en 1934, Thorez pratique le sectarisme le plus obtus — en particulier à l’égard de la social-démocratie — et se trouve ainsi désorienté face au mouvement antiparlementaire de février. Mais sur un mot de Staline il devient le chantre du Front populaire, puis, non sans trouble de conscience, le dénonciateur de la « guerre impérialiste » de 1939 et un déserteur qui devient, à Moscou, un simple otage à la merci de Staline. Libre choix ? Il semble bien que non, puisque chaque déclaration est conçue à Moscou tandis qu’à Paris des délégués de l’Internationale surveillent et assurent la direction effective du Parti français : ainsi le Slovaque Eugen Fried qui sera le mentor occulte de Thorez jusqu’en 1939, avant d’être assassiné par le Guépéou. Emprisonné dans ce redoutable étau technique et idéologique, il n’était pas facile à un responsable de faire preuve d’originalité. Mais Thorez, lui, ne sait jamais dire non. Ni pour les grands tournants stratégiques qui n’emportent pas toujours son approbation, ni pour la « reconstruction » de sa vie personnelle dans ce « Fils du Peuple » (2J qui fut rédigé par une équipe de « nègres ». En somme, Thorez incarnait le parfait dirigeant stalinien : parfait parce que caractériellement faible, et de surcroît fragile sur le plan personnel en raison de quelques petites histoires gênantes (les conditions de sa sortie de prison par exemple) que Staline aimait tenir en réserve. Ainsi procèdent tous les autocrates, qui n’aiment que les valets et ne s’en séparent jamais sans les couvrir d’insultes et de boue. Barbé et Célor, Marty et Tillon, Servin et Casanova, à des époques très différentes, subiront ces attaques qui visent à les détruire tout entiers. Comme, d’ailleurs, tant d’autres adeptes des religions séculières avides de brûler chaque hérétique — ou présumé tel — au terme d’une Inquisition renouvelée.

UN HOMME D’ETAT

Pourtant, il serait inexact de considérer Maurice Thorez comme un simple rouage de la bureaucratie stalinienne. Retiré — partiellement — de la hiérarchie et de la contre-société communistes par le général de Gaulle en 1945, Thorez s’est révélé un remarquable homme d’Etat, de l’aveu même du chef de la Résistance. Ministre d’Etat puis vice-président du Conseil, il assumera sa tâche en honnête gérant de la société bourgeoise et non en révolutionnaire, mais avec une passion et un plaisir certains. C’est que l’enfant naturel du commerçant de Noyelles-Godault a parcouru un chemin dont il peut être fier. Bien sûr, il suffira d’un ordre de Staline pour qu’il s’enferme, avec son Parti, dans un nouveau ghetto. Mais le pouvoir l’a marqué de façon décisive. Non dans sa politique, toujours dictée par le « guide génial » du Kremlin, mais dans sa conception même de la vie, qu’il désire toujours plus luxueuse, et d’un pouvoir qu’il veut, dans son Parti, toujours plus absolu. Ainsi, peu à peu, Thorez recrée une petite société soviétique, avec ses inégalités flagrantes, son arbitraire, et la rupture qui existe entre la direction et les militants, de même qu’entre le Parti, organisme replié sur lui-même, et la société dans laquelle il évolue.

LE PARTI DE MAURICE THOREZ

C’est ici que se situent les meilleures pages de Philippe Robrieux, qui a été secrétaire général des étudiants communistes avant d’être exclu lors de l’affaire Servin-Casanova : jeune membre du Comité central en 1960, puis confident de dignitaires ou d’hérétiques de marque, il a donc vécu de l’intérieur la sclérose idéologique et politique du Parti. Car, de 1947 à 1964, le mouvement communiste français n’a cessé de décliner alors qu’il était sorti purifié et rajeuni par la Résistance. C’est que, sur le modèle soviétique, le P.C.F. se lance dans un culte effréné de la personnalité, parfaitement desséchant sur le plan intellectuel. C’est que la bureaucratie se fait toujours plus pesante, tandis que la chasse aux sorcières fait rage avec l’affaire Marty-Tillon. C’est que le Secrétaire général est gravement malade, son angoisse de la mort se traduisant par un autocratisme forcené et, sur le plan tactique, par une répétition hallucinée des gestes du passé. C’est que son manque d’envergure intellectuelle lui fait ériger en dogme la « paupérisation absolue » — au moment même où la France entre dans la société de consommation. C’est que son marxisme sommaire l’empêche de mesurer l’ampleur de la question algérienne, puis la signification profonde du 13 mai 1958, et enfin la nature du gaullisme. Le Parti le paiera d’une hémorragie constante de militants et d’échecs sévères aux élections, qui constituent autant d’avertissements que Thorez refuse de voir, malgré les efforts de Servin et de Casanova. Pourtant, Staline est mort depuis longtemps et on aurait pu penser que Thorez, enfin libre, révélerait le meilleur de lui-même. Mais il se crispe au contraire sur un passé qui représente sa jeunesse, et sur des engagements personnels qu’il ne peut renier sans se détruire. Appuyé par Jeannette, qui exercera de plus en plus d’emprise sur lui et sur un Parti devenu une affaire de famille, il défendra jusqu’au bout Staline, malgré l’évidence de ses crimes, luttant contre Khrouchtchev de concert avec Mao Tsé Toung. Il mourra battu, de plus en plus étranger à une époque qui, depuis longtemps, n’était plus la sienne. De bout en bout c’est là une passionnante histoire — émouvante parfois —, même pour qui se situe en dehors des schémas intellectuels du communisme. C’est que l’étude de cette destinée dépasse le phénomène stalinien, et même le problème spécifique du Parti communiste. L’analyse minutieuse de la sclérose intellectuelle, de la dégénérescence bureaucratique, de l’autocratisme sénile vaut pour toutes les organisations — grandes ou petites. C’est une raison supplémentaire de lire et de méditer ce livre remarquable.

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(1) Philippe Robrieux : Maurice Thorez (Fayard).

(2) Maurice Thorez : Fils du Peuple (Editions sociales).

Article publié dans le numéro 205 de la Nouvelle Action française – 11 juin 1975

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