Opinion publique : Que dit le peuple ?

Avr 2, 2007 | Res Publica

Chaque jour, plusieurs sondages nous avertissent ce que pensent et ce que veulent les Français. Mais plusieurs ouvrages de fond et d’innombrables articles nous mettent en garde contre les sondages. Alors, comment savoir ce que dit le peuple – dont nous faisons partie ? Le plus sage serait d’attendre le résultat des consultations électorales. Mais, entre celles-ci, on ne peut rester dans l’ignorance de l’opinion publique. Comment tenter de la saisir alors qu’elle est souvent fluctuante et reste essentiellement énigmatique ?

Dans les institutions de la Res publica, monarchiques ou non, la représentation du peuple souverain soulève d’immenses questions, jamais résolues. Aussi indispensable soit-elle, la représentation dans les assemblées parlementaires n’est pas la reproduction fidèle de toutes les tendances politiques et des rapports de force entre celles-ci. Il est encore plus difficile de se représenter le peuple. C’est pourtant le souci quotidien des responsables politiques, des syndicalistes, des journalistes, d’innombrables citoyens.

Depuis 25 ans, nous balançons entre deux extrêmes. D’un côté la précision des sondages, qui traduisent en pourcentages les opinions, prévisions, préférences et jugements des Français sur le futur président de la République, la prévention des accidents de la route, les vacances à la campagne, le racisme, la politique américaine. A l’opposé, la dégradation de la représentation du peuple : Jules Michelet et Charles de Gaulle parlaient de la France comme d’une personne, d’autres invoquaient le peuple révolutionnaire, on célébra ensuite les travailleurs, puis le peuple de gauche avant de tomber dans le flou des bavardages sur « les gens ».

La confusion s’est encore aggravée au début de la campagne présidentielle : la confrontation télévisée entre un candidat et un panel de Français était censée nous donner une représentation des « vraies gens » parlant des « vrais problèmes ». L’émission de TF1 (« J’ai une question à vous poser ») a eu un succès considérable qui fait songer à celui du « Loft » il y a quelques années, où l’on nous montrait la « vraie vie » de jeunes gens d’aujourd’hui. Ce type d’émission a remporté un énorme succès mais il a disparu rapidement quand il est devenu manifeste que personne dans notre société ne vivait sa vie dans un bocal, sous l’œil de caméras, coupé de tous les événements extérieurs qui modifient ou perturbent l’existence.

Dans l’appartement du Loft et sur le plateau de TF1 il y a une évidente mise en scène : les panélisés font des répétitions et préparent leur question, les « vrais jeunes gens » du Loft ne peuvent être « naturels » puisqu’ils se savent filmés. Mais ce spectacle est lui-même fabriqués selon une représentation de la société parfaitement idéologique : la société française est conçue comme une collection d’individus qui agissent et réagissent selon leurs intérêts propres. Des « communicants » choisissent des individus-type, que l’on rencontre dans la vie de tous les jours : le jeune chômeur, le handicapé, la jeune fille issue de l’immigration, le blanc, le noir, l’Arabe, le chef d’entreprise, l’employé… Mais il y a bien d’autres personnages que nous rencontrons tous les jours : le cégétiste, l’anarchiste, le vieux fidèle de « Jean-Marie », celui qui déteste Bush, la militante communiste. Quels que soient par ailleurs leur statut social et la couleur de leur peau, tous seraient capables d’engager avec le candidat un débat sur l’intérêt général.

Mais même s’il l’on mêlait intelligemment les types sociaux et les types politiques, la représentation serait toujours aussi fallacieuse. C’est que le peuple est d’abord une multitude (1) qu’on s’épuiserait à vouloir connaître « réellement » puisque chaque personne est différente de toutes les autres. Le peuple ne peut être connu que lorsqu’il prend corps. Ce n’est pas par hasard que l’on parle du corps électoral, qui exprime le vœu de la collectivité nationale – même si le concept de Volonté générale peut être compris de diverses manières, même si tous les citoyens ne votent pas. Le peuple est également représenté par des « sociétés particulières » : partis, syndicats,associations auxquels les médias substituent souvent les témoignages individuels et les communautés victimaires qui se composent et disparaissent au gré des modes.

Dans le schéma individualiste (« les gens » et leurs problèmes particuliers), les sondages constituent une tentative de rétablir de la généralité. Saisie par des techniques de questionnement, l’opinion publique se présente dans sa globalité : « les Français » sont contre le tabac dans les lieux publics, « les Français jugent que Nicolas Sarkozy fait une bonne campagne ». Nous redevenons ainsi une entité personnifiée : les Français pensent, aiment, détestent, ils ont le moral, ils s’inquiètent…

Tout serait plus simple si nous pouvions effectivement connaître à tout moment l’état d’esprit de la population. Mais la construction sondagière est confuse dans ses fondements :

– les sondages politiques confondent toujours l’expression d’un sentiment et le vote pour la représentation. Si je réponds à un sondeur dans la rue, sous la pluie, sans un sou en poche parce que mon patron ne m’a pas payé, je peux exprimer ma colère en me déclarant pour Arlette Laguiller. Mais dans l’isoloir, quelques semaines plus tard, je peux prendre en considération des débats généraux et souhaiter être représenté par un gaulliste. Les sondages recueillent une expression spontanée qui peut se transformer en impulsion contraire l’instant d’après. Le temps du débat intime et de la campagne électorale ne saurait être confondu avec le moment du choix.

– les sondages politiques confondent très souvent les intentions de vote et l’opinion que l’on a de tel ou tel candidat. On peut juger que Nicolas Sarkozy « passe bien à la télé » et voter pour Ségolène Royal qui ânonne son programme. On mélange la conviction politique et la communication, le métier de citoyen et le métier de journaliste ou de politologue : en commandant sans cesse des sondages sur l’image des candidats et sur les pronostics, les journalistes font faire aux citoyens le métier pour lequel ils sont payés.

– les sondages sont présentés comme photographie de la population, alors que la moitié au moins des personnes interrogées refusent de répondre aux enquêteurs. Non seulement le cliché est flou mais nous n’en avons que la moitié (2).

Faut-il renoncer à savoir ce que dit le peuple ? La tentation est forte de masquer son dépit en accablant une opinion qui serait par définition versatile, manipulable, passionnelle. Tout un courant antidémocratique (y compris à gauche aujourd’hui) se fonde sur le mépris d’un peuple qui se proclame souverain alors qu’il se tiendrait dans l’ignorance de l’intérêt général. D’où ces opérations de propagande « ciblée » (chaque public reçoit les messages qui satisfont ses intérêts propres) qui sont fondées sur l’idée que les employés n’écoutent pas les discours adressés aux patrons et réciproquement. Comme on le vérifie depuis le début de la campagne présidentielle, ce sont les candidats qui sont versatiles (Nicolas Sarkozy tient successivement des propos lepénistes, ouvriéristes, patriotiques, atlantistes) face à des électeurs qui, comme dans les précédents campagnes, se mobilisent peu à peu et qui feront tardivement leur choix.

Contre le cynisme du milieu dirigeant, il faut prendre au sérieux la question de l’opinion publique et lui redonner toute sa place dans la philosophie politique. Dans ses Principes de la philosophie du droit, Hegel écrit que « L’opinion publique est la façon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu’il pense et ce qu’il veut » (§ 316 add.). Nous sommes bien dans le temps de l’expression, mais cette expression est orientée selon une idée générale et par une volonté collective. Et Marcel Gauchet affirme que l’opinion est la « figure éminente de la généralité démocratique » (3). Pour lui, l’opinion publique n’est pas un pouvoir qui chercherait à se substituer aux pouvoirs constitués : elle signifie « l’irréductible transcendance du souverain par rapport à ceux qui gouvernent en son nom ».

Il est vrai qu’il ne nous suffit pas de déposer, tous les deux ou trois ans, notre bulletin dans l’urne : dans l’ordinaire des jours, avec plus ou moins de constance, nous confirmons une adhésion, nous continuons à exprimer des refus et à formuler des jugements – nous, les libres citoyens. Car il y a bien un tribunal de l’opinion qui ne se réunit pas, qui ne concurrence pas les institutions judiciaires, mais qui est capable d’intimider le pouvoir. Et il y a des mouvements d’opinion, plus ou moins spontanés, qui peuvent faire reculer les gouvernants. Cent mille manifestants dans la capitale, c’est le signe que le gouvernement fait face à un mouvement populaire de révolte, qui l’incite souvent à retirer un texte de loi ; quand les manifestants sont plusieurs centaines de milliers, cela signifie qu’il y a divorce entre le pouvoir et l’opinion publique et que la situation devient incontrôlable.

Dès lors, il ne sert à rien de se plaindre des pressions de la rue et des manœuvres d’extrémistes. A un certain moment, sur un sujet précis, le peuple souverain, toujours énigmatique, donc toujours surprenant, indique tout à coup à ses élus les limites qu’il ne faut pas franchir. Comme le montre Marcel Gauchet, le peuple délègue ses pouvoirs à des députés mais il demeure continuellement présent avec cette force qui lui vient « du fond des âges ». Car le peuple des électeurs « n’est jamais lui-même que le représentant momentané de la puissance du peuple perpétuel, celui qui perdure identique à lui-même au travers de la succession des générations et qui constitue le véritable titulaire de la souveraineté ».

La démocratie n’est pas concevable ni vivable sans l’énigme de l’opinion publique, sans le mystère de la transmission de la souveraineté populaire tout au long de notre histoire nationale.

***

(1) cf. mon étude sur « Le Peuple », publiée sur ce blog.

(2) pour une analyse complète des sondages, cf. Patrick Champagne, Faire l’opinion, 

(3) Marcel Gauchet, La Révolution des pouvoirs, Gallimard, p. 23. Les pages 43-43 de l’ouvrage sont capitales.

Article publié dans le numéro 901 de « Royaliste » – 2007

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