Pouvoir et légitimité en Bulgarie

Avr 10, 2002 | Chemins et distances

La victoire du Mouvement national Siméon II aux élections législatives de juin 2001 avait surpris la plupart des observateurs de la vie politique européenne. Le caractère paradoxal de ce roi qui semblait soudain surgit d’un lointain passé avait quelque temps retenu l’attention. Puis les médias français se sont à nouveau détournés de la Bulgarie – sans doute faute de conflits et de drames spectaculaires.

Le cas de ce roi devenu premier ministre dans un régime républicaniste[1] est ainsi tombé rapidement dans le cours tranquille des choses banales. L’équilibre subtil qui s’est réalisé en Bulgarie reste cependant d’un intérêt exceptionnel pour la réflexion sur le Politique en tant que tel, et tout particulièrement sur la légitimité du pouvoir et sur la logique des conflits qui l’affectent.

I/ double pouvoir ET REVOLUTIONS

Certains aspects de la logique des conflits politiques méritent d’être rapidement examinés, afin de souligner la singularité de la situation en Bulgarie. Car la banalité de la transmission des fonctions constitutionnelles a fait oublier le risque du conflit qui aurait pu surgir entre deux pouvoirs amenés, par le jeu de la vie politique, à entrer en rivalité violente – jusqu’au point où la dialectique des rapports de force risque d’aboutir à une situation révolutionnaire.

A/ Une logique conflictuelle

Pour faire ressortir la logique conflictuelle qui aurait pu s’installer et se durcir en mai-juin 2001, il paraît intéressant de faire référence à la théorie du « double pouvoir » par laquelle certains historiens[2] ont voulu rendre compte des révolutions modernes et contemporaines. Le signe annonciateur d’une proche révolution est le conflit qui naît et qui se développe entre le pouvoir légal exercé par un gouvernement régulièrement constitué et le pouvoir de fait exprimé par des comités et des conseils manifestant peu ou prou la volonté populaire. Trois exemples classiques illustrent ce point :

1/ La Révolution française lorsque se développe en 1792 le conflit entre le pouvoir constitutionnel (le roi, l’Assemblée nationale, régulièrement institués selon la Constitution de 1791) et le pouvoir des sections parisiennes et des clubs qui ont leurs relais en province.

2/ La Révolution russe lorsque, en 1917, se durcit le conflit latent entre le gouvernement légal issu de la Révolution de février et les soviets d’ouvriers et de soldats.

3/ La Révolution espagnole qui s’accomplit au cours de la guerre civile et qui aboutit, en 1937, à un conflit entre le gouvernement républicain de Madrid et les groupes d’extrême gauche (marxistes du POUM ; anarchistes de la CNT-FAI) qui détiennent de fait une partie du pouvoir civil et militaire – surtout en Catalogne.

B/ Une solution insurrectionnelle

Dans les trois cas, la solution du conflit est de nature insurrectionnelle, et c’est le pouvoir de fait qui sort vainqueur de l’épreuve de force dans les deux premiers cas évoqués :

1) A Paris, le conflit entre le roi et le peuple révolutionnaire de Paris aboutit à la prise des

Tuileries le 10 août 1792. Puis la Commune insurrectionnelle, qui est toujours un pouvoir de fait, s’oppose au pouvoir légal de l’Assemblée et provoque la chute de la Gironde le 31 mai 1793.

2) A Petrograd, nul ne l’ignore, l’insurrection des soviets entraînés par le parti bolchevik aboutit en octobre 1917 à la prise du Palais d’Hiver.

3) A Barcelone, dans les premiers jours de mai 1937, éclate l’affrontement armé entre les militants du POUM et de la FAI, d’une part, et les militants du Parti Communiste et du syndicat communiste UGT d’autre part. Mais cette fois, c’est le pouvoir légal qui sort vainqueur du conflit.

Cette dialectique mériterait d’amples commentaires car la situation apparente de duel entre les pouvoir, qui renvoie à la lutte classe contre classe, tend à faire oublier l’influence de la guerre et, à l’intérieur du pays, la présence d’un tiers dans le conflit – le club des Jacobins, le parti bolchevik, le Parti communiste espagnol. Mais il s’agit ici d’évoquer un schéma relativement pertinent, afin de mieux faire ressortir la singularité de la situation bulgare.

II/ LE PARADOXE BULGARE

L’oiseau de Minerve s’envole au crépuscule, dit Hegel. C’est après l’événement que les philosophes du politique s’efforcent d’en élucider la signification. Ce qui ne justifie nullement le « pragmatisme » puis l’événement politique est le fruit d’une penséeagissante – en l’occurrence celle de Siméon de Saxe Cobourg qui n’a cessé tout au long de sa vie de penser aux conditions improbables de son retour d’exil, puis aux voies et moyens de son arrivée aux affaires. Le succès électoral a fait oublier le caractère périlleux de la démarche, car l’hypothèse classique du conflit entre deux pouvoirs pouvait être compliquée par le conflit de deux légitimités.

A/ Situation de double pouvoir, et de double légitimité

Pour appréhender la complexité de la situation, il importe de distinguer le pouvoir et la légitimité :

– Le pouvoir est ce qui rend possible : ce peut être la mise en œuvre de la force, selon la loi et (ou) selon le droit ; ce peut être la mise en œuvre de la violence, par le recours aux armes.

– La légitimité contient la légalité mais elle se définit plus largement comme capacité à incarner l’histoire collective et à servir l’intérêt général, selon le consentement populaire. La légitimité pleine et entière est historico-juridique, républicaine et démocratique.

L’objectif de l’action politique est de rendre le pouvoir pleinement légitime, selon la définition complète de la légitimité. Ce qui est rarement le cas dans l’Europe contemporaine, la Bulgarie offrant quant à elle une solution inédite qui est le résultat d’une dynamique politique tout à fait particulière. Trois périodes doivent à cet égard être distinguées.

1) Mars-avril 2001 : confrontation de deux légitimités.

La première période s’ouvre avec la décision prise par le roi de rassembler un mouvement politique en vue des élections législatives – ce mouvement étant intitulé de façon significative Mouvement national Siméon II. L’homme qui inspire ce rassemblement se situe clairement dans la continuité de l’histoire nationale bulgare, selon le principe dynastique de succession. Il affirme donc la légitimité historique d’un roi chassé de son royaume par une violence négatrice des règles de l’Etat de droit.

Face cette légitimité royale, existe la République bulgare qui satisfait pleinement au critère de la légalité et qui répond à deux critères sur trois pour ce qui concerne la légitimité. « La République de Bulgarie est un Etat de droit » (Article 4-1 de la Constitution) ; cette République se fonde sur le principe de la souveraineté populaire (article 2) et elle définit la Bulgarie comme

« une république à régime parlementaire » (article 1) selon un texte constitutionnel démocratiquement adopté. Si l’historicité de ce régime est faible, le consentement populaire est avéré et les deux premiers chefs de l’Etat bulgare ont eu manifestement la volonté de servir le pays tout entier.

Il était donc logique (sinon normal) que les représentants de ce régime républicain entreprennent un travail de dénégation de la légitimité historique du roi Siméon II et tentent de s’opposer légalement à la constitution du MNSII afin de priver le roi de la légitimation démocratique qu’il recherchait.

2) Mai-juin 2001 :transposition du conflit possible.

Le conflit sur la légitimité et les oppositions légales au MNSII auraient pu tourner à une situation d’affrontement dont l’histoire offre maints exemples : manifestations de rues et contre-manifestations accompagnées de violence, chaque protagoniste s’efforçant de prouver qu’il est victime de l’autre.

Or ce conflit possible entre le pouvoir de la rue et le pouvoir légal s’est rapidement transformé en compétition sur le terrain électoral, en raison de la volonté démocratique exprimée par le roi qui refusait toute dramatisation et par les représentants de l’Etat.

Ce double choix démocratique a permis le déroulement normal de la campagne électorale et la transmission paisible du pouvoir légal, lorsque le président de la République a désigné Siméon de Saxe-Cobourg au poste de premier ministre.

3) Juillet-novembre 2001 : résolution légale de la question de la double légitimité

Cette période est celle de l’installation du Premier ministre dans son rôle, tandis que la campagne présidentielle aboutit à l’élection d’un nouveau président de la République, situé à gauche – sans qu’il y ait aucun signe de conflit de pouvoir et de légitimité.

 

B/ Enseignements politiques

Le paradoxe bulgare aboutit à une répartition subtile des charges symboliques et à une redéfinition du Politique.

 

1/ Quant aux charges symboliques, le chef de l’Etat est incontesté dans sa fonction constitutionnelle : il « incarne l’unité du peuple »(art. 92 – 1).

Le roi Siméon incarne, au moins pour ses électeurs, l’unité de la nation conçue et vécue selon son identité historique.

 

2/ L’idéal républicain transcende la dualité de la fonction symbolique, ce qui permet aux deux légitimités de se situer différemment dans la temporalité politique. Le président de la République incarne l’unité du peuple pour le présent et le proche avenir : le temps de son quinquennat. Le roi Siméon II incarne l’unité de la nation dans la longue durée.

Tous deux se conçoivent avant tout comme serviteurs de l’Etat

 

3/ La République ne peut donc plus se définir comme « absence de roi » mais effectivement comme res publica, comme Etat de droit englobant la question du régime politique et celle de la symbolique : l’unité, dans sa double incarnation n’est qu’une des modalités du Bien commun qui exige le justice et la liberté.

 

Il y a donc dépassement de l’opposition idéologique entre Monarchie et République, comme en France mais d’une autre manière :

En 1958, le général de Gaulle sauve la République pour instaurer une « monarchie républicaine »[3], qui donne à la France l’Etat dont elle a besoin pour continuer son aventure historique.

La République bulgare accueille quant à elle un roi pour servir l’Etat (et sans doute pour renouer le fil de sa propre aventure historique).

Charles de Gaulle et Siméon de Bulgarie sont tous deux des hommes d’Etat qui incarnent la légitimité nationale et qui bénéficient du consentement populaire. Tous deux ont voulu prouver leur capacité à servir le pays tout entier pour que leur légitimité satisfasse au critère du service effectivement rendu à la collectivité. Pour Charles de Gaulle, le jugement appartient aux historiens. Pour Siméon de Bulgarie l’opinion est en train de se faire. Mais il paraît clair que les processus de légitimation de l’autorité en Bulgarie ont déjà permis de renforcer la paix civile et de conforter l’Etat de droit en Bulgarie. Or ce sont là les deux conditions premières du développement économique et du progrès social.

***

[1]Classiquement, la République n’est pas un régime politique mais l’idéal du bien commun. Le régime républicain, ou républicaniste, se définit en France par l’absence de roi. Cf. Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, NRF-Gallimard, 1982.

[2]Pierre Broué, Le parti bolchevique, Histoire du P.C. de l’U.R.S.S., Les Editions de Minuit, 1977 ; Pierre Broué et Emile Temime, La révolution et la guerre d’Espagne, Les Editions de Minuit, 1975.

[3]Cf. Maurice Duverger, La monarchie républicaine, Robert Laffont, 1974 et tout récemment : Jean-Marie Denquin, La monarchie aléatoire, PUF, 2001.

Communication à l’Institut français des relations internationales (IFRI), 2002

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