Régis Debray, la guerre et la paix

Fév 11, 1991 | Chemins et distances

 

Parmi ceux qui s’opposent à l’engagement de la France dans le Golfe, Régis Debray se distingue par la cohérence de sa critique non pacifiste de la guerre, et, comme certains gaullistes dont il est proche, par un patriotisme qui ne saurait être contesté (1).

D’où l’importance à nos yeux d’une discussion de ses thèses, qui nient à la fois la légitimité de l’intervention des coalisés, l’indépendance et la pertinence des décisions prises par un chef de l’Etat jamais nommé.

Comme arguments premiers, Régis Debray met en doute l’existence même d’un droit international et le caractère injuste d’une légalité qui masquerait la volonté de puissance et le jeu des intérêts. Pas de droit ? Mais alors comment appeler cet ensemble de coutumes, de documents, de règles écrites, de traités, de principes généraux et de procédures qui permettent les relations quotidiennes entre les Etats ? Depuis que notre civilisation existe, la diplomatie a reposé sur des « diplômes » et les guerres ont résulté d’interprétations divergentes ou de manquements à un droit incontesté dans son principe. Récuser ce droit international au nom de l’idée de justice est un procédé habile qui confond deux exigences distinctes mais non séparées. La justice est une visée éthique, jamais atteinte, toujours recherchée par les hommes et par le pouvoir qui s’efforce d’en poser les conditions. Ainsi, dans l’ordre politique, l’œuvre de justice se manifeste par l’existence de droits reconnus et garantis, qui sont les moyens de la liberté.

LA LOI DES NATIONS

Si le droit politique résulte de l’exigence éthique de la justice, on ne peut fonder une opposition entre justice et droit, sous prétexte d’une inadéquation entre l’acte et le principe. Dans une nation, les manquements au droit, les défauts ou les impostures de l’ordre juridique ne mettent pas en doute la nécessité de l’état de droit, ne ruinent pas l’exigence de justice. Pourquoi en serait-il différemment entre les nations qui fondent leur coexistence sur des principes généraux (celui de l’égalité), sur la reconnaissance du droit des Etats à exercer librement leur souveraineté sur un territoire délimité, sur les garanties données par les traités et par les institutions internationales ? Nier l’existence de ce droit international, sous prétexte qu’il est trop souvent soumis aux intérêts des grandes puissances et manipulé par celles-ci, ce n’est pas faire preuve d’une lucidité et d’une moralité supérieures mais consentir à ce que les règles de coexistence paisible soient partout abolies sous prétexte qu’elles ne sont pas toujours respectées.

En opposant artificiellement injustice idéale et le droit réalisé, Régis Debray prend le risque d’accepter le règne de la violence et de l’arbitraire. Il tombe d’ailleurs dans ce piège puisque, tout en réclamant la justice pour tous les hommes, il en exclut la région du Golfe, enjeu d’un « conflit traditionnel et localisé ». Tant pis pour la justice, et tant pis pour les hommes. Le principe absolu se trouve relativisé, et la violence acceptée au nom des traditions locales. Dès lors, pourquoi reprocher aux Américains et aux Russes leurs interventions, somme toute traditionnelles et locales, en Lituanie et au Panama… Pourquoi, sinon au nom du droit ? Et que vaudrait le droit sans le recours à une force capable de le faire prévaloir ? La loi morale des nations exige la conjonction de leurs volontés. Qu’elles soient parfois défaillantes ou perverses n’enlève rien à cette nécessité.

LE RANG DE LA FRANCE

Quoi qu’il en dise, Régis Debray a un point commun avec les pacifistes de gauche et de droite : il ne croit pas à la possibilité du droit. Mais à la différence des humanistes de gauche et des Verts, il tient pour justifiée la défense par chaque nation de son seul intérêt : indépendance maintenue, amitiés extérieures préservées, guerre strictement défensive. Pour fonder cette neutralité, Régis Debray passe quasiment sous silence – comme les pacifistes – les initiatives françaises en faveur de la paix (qui ridiculisent l’accusation d’une France soumise aux États-Unis), et la politique belliciste de Saddam Hussein.

Toutes les voies pacifiques ayant été explorées jusqu’à la dernière minute par François Mitterrand et Roland Dumas, fallait-il s’abstraire d’un conflit dont ils avaient mesuré les dangers diplomatiques et militaires ? C’eût été incompatible avec le rang que la France tient, écrit Régis Debray, « lorsqu’elle brandit le langage de la Justice, pour tous les hommes et sur tous les fronts de l’iniquité… » Que signifie un langage qui ne se traduit pas par des actes, qu’est-ce qu’une justice qui refuse de mettre la force au service de droits reconnus (celui de la souveraineté d’un Etat, celui de la liberté d’un peuple), pourquoi la France, présente par vocation sur tous les fronts de l’iniquité, ne le serait-elle pas sur celui du Koweït ? Et que serait son rang si nous n’exercions plus les responsabilités mondiales auxquelles nous obligent notre « souveraineté internationale » (expression gaullienne) et notre rôle de membre permanent du Conseil de sécurité ?

A trop prêcher l’inexistence du droit, le caractère négligeable de l’invasion du Koweït et l’exercice du pouvoir sans ses responsabilités, craignons qu’on se désintéresse des plaidoyers, de la parole et du projet de la France. La France a intérêt au droit. Et son pacte avec la liberté des peuples du monde ne peut être maintenu dans l’indifférence.

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(1) Le Nouvel Observateur du 17-23 Janvier 1991.

Editorial du numéro 552 de « Royaliste » – 11 février 1991

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