Réhabiliter la géopolitique – Entretien avec Yves Lacoste

Déc 13, 1993 | Chemins et distances

 

Géographe, professeur à l’Université de Paris-VIII, Yves Lacoste est directeur de la revue « Hérodote ». Grâce à lui, et à l’équipe de chercheurs qu’il a rassemblée, la géopolitique – discipline maudite il y a peu de temps encore – a été réintroduite dans la réflexion universitaire et dans le débat civique. A l’occasion de la publication d’un remarquable Dictionnaire de géopolitique, nous avons demandé à Yves Lacoste de nous expliquer les enjeux de sa recherche.

Royaliste : Quelles sont les principales caractéristiques de ce dictionnaire de géopolitique ?

Yves Lacoste : C’est un dictionnaire des situations, que nous examinons sans prendre leur dimension pour critère premier : ces situations géopolitiques peuvent concerner un Etat, une région à l’intérieur d’un État, un ensemble comme la Méditerranée, mais aussi de petits espaces qui font l’objet de rivalités : par exemple le Kosovo et la Krajina, dans l’ancienne Yougoslavie… C’est aussi un dictionnaire des idées : il y a toute une série de débats, que nous considérons comme géopolitiques, et à l’intérieur desquels s’échangent des mots qui ont des significations différentes, non seulement selon les pays mais surtout selon les protagonistes : par exemple, nation, État, peuple, ethnie, tribu, clan, mais aussi immigration, intégration, assimilation, aménagement du territoire…

Royaliste : Curieusement, votre dictionnaire commence par le mot Abandon…

Yves Lacoste : Eh oui ! Avant-hier, on abandonnait l’Algérie, hier le Viêt-Nam, aujourd’hui la Bosnie : le terme a une fonction géopolitique indéniable.

Royaliste :  Quelle est la relation entre ce dictionnaire et votre revue ?

Yves Lacoste :  La relation est étroite, puisque le long préambule du dictionnaire marque une étape dans une réflexion qui démarre avec le lancement de la revue « Hérodote » en 1975. D’ailleurs, notre travail est le fruit de l’équipe d’« Hérodote », avec des renforts extérieurs qui ont remplacé des collaborateurs défaillants.

Royaliste : Comment définissez-vous la géopolitique ?

Yves Lacoste : Je ne pars pas d’une définition a priori. Je constate que ce terme apparaît de plus en plus nettement, et qu’il a toute une histoire qui est très compliquée. Les jeunes qui l’utilisent aujourd’hui ne se rendent pas compte qu’il y a une douzaine d’années ce terme était absolument proscrit comme étant un terme nazi. D’ailleurs, l’hypothèque du nazisme pèse encore beaucoup dans certains milieux, et notamment celui des géographes qui, dans leur majorité, refusent de parler de géopolitique. Il est donc très important de faire l’histoire du mot : la géopolitique apparaît en Allemagne, dans la corporation des professeurs d’histoire et de géographie qui ont joué un rôle très important à partir du moment où le roi de Prusse, vers 1820-1830, a décidé qu’on enseignerait ces matières dans les écoles.

Royaliste : Pourquoi cette décision est-elle importante ?

Yves Lacoste : Parce que, dans la Prusse de cette époque, la géographie sert à penser l’unité de l’Allemagne – et aide l’Allemagne à penser le monde selon le titre du livre de Michel Korinman. Faut-il en conclure que les géographes ont été complices de l’impérialisme germanique ? Au contraire, il est curieux de constater que les universitaires géographes se sont tenus à l’écart de ces enjeux politiques, afin de se consacrer à l’établissement des lois de la géographie selon la tendance philosophique de la fin du XIXe siècle. Cependant, lorsque les professeurs d’histoire et de géographie reviennent du front en 1918, ils se trouvent mêlés à un très grand débat national, et démocratique, sur la question de savoir quels territoires l’Allemagne peut abandonner à ses vainqueurs, et quels sont ceux qu’elle doit conserver à tout prix. Puis il y eut le débat sur la révision du traité de Versailles.

Dans ces deux circonstances, ces professeurs se sont aperçus que l’enseignement sur les « lois » géographiques était tout à fait inutile pour traiter, par exemple, de la question des Sudètes. C’est en réaction contre le vieux discours universitaire positiviste, et c’est au cours d’un débat démocratique que le mot géopolitique apparaît. Enfin, on ne soulignera jamais assez que le développement du nazisme efface progressivement ce débat géopolitique et lui met brutalement un terme puisque les nazis suppriment la revue allemande de géopolitique en 1941. Qu’on ne vienne donc pas nous raconter que la géopolitique est une affaire nazie : c’est tout le contraire !

Royaliste ; Comment se présente aujourd’hui la réflexion géopolitique ?

Yves Lacoste : Il y a d e u x caractéristiques majeures. Premièrement, il s’agit de rivalités de pouvoirs sur des territoires, que celles-ci se traduisent par des oppositions entre partis politiques ou s’inscrivent dans ce qui relève de l’aménagement du territoire. Bien entendu, ces conflits existent depuis toujours mais ils étaient habituellement classés dans la rubrique historique.

Deuxième caractéristique : ces rivalités font l’objet de débats entre les citoyens. Ce point est très important : il implique que ces citoyens vivent dans des États suffisamment démocratiques pour qu’ils puissent donner des avis contradictoires sur des problèmes qui étaient auparavant réglés par les souverains, les diplomates, etc. Aujourd’hui, nous avons, dans certains pays, un développement de la démocratie tel que les citoyens peuvent s’exprimer librement sur des problèmes tabous : par exemple les Corses qui réclament leur indépendance, ce qui n’aurait pas été admis il y a cinquante ans ; et nous avons oublié que le retour de l’Alsace-Lorraine à la France en 1918 s’est fait sans référendum, donc sans aucun débat national. Sous la IVe République, l’Algérie n’est entrée dans le débat géopolitique que dans les années 1957-1958, car tous les responsables français pensaient que les départements algériens faisaient partie de la France. La démocratie entraîne la prolifération des problèmes géopolitiques – qu’il s’agisse des problèmes de pouvoir et de territoires dans le cadre d’une même nation, ou de problèmes qui concernent des pays étrangers – comme c’est le cas avec le débat qui est mené en France sur la guerre civile en Yougoslavie.

Royaliste : Vous dites que ce débat se fait à travers une série de représentations. Qu’est-ce que cela signifie au juste ?

Yves Lacoste : Le mot représentation implique deux choses : d’abord le dessin qui représente, et de fait les représentations de territoires passent par des cartes ; d’autre part, la représentation est la mise en scène d’une comédie ou d’un drame historique. Le débat d’ordre géopolitique passe par des représentations antagonistes alors qu’il s’agit parfois du même territoire, mais représenté de façon complètement différente. C’est le cas du Kosovo : pour les Serbes, c’est leur territoire en raison de l’histoire, pour les Albanais, c’est aussi leur territoire parce qu’ils ont toujours été là. Nous savons bien qu’au sein de tout État-nation, les représentations de la nation sont très différentes en raison des divers systèmes de valeurs qui coexistent plus ou moins bien dans le pays considéré.

Ces remarques rejoignent le projet que nous avons voulu réaliser avec ce dictionnaire de géopolitique : nous avons voulu que, pour chaque situation, le lecteur puisse être informé des différentes représentations, selon les divers groupes idéologiques ou nationaux. Par exemple, l’islamisme algérien engendre des représentations géopolitiques très dissemblables : d’un point de vue politique, l’islamisme dans son ensemble condamne un État jugé félon et revendique l’application de la Charia ; mais lorsqu’il est question de pouvoirs et de territoires les islamistes divergent : il y a ceux qui considèrent que l’ensemble du monde musulman doit relever du même pouvoir, alors que certains ne parviennent pas à se détacher d’une représentation de la nation algérienne qui a été forgée au cours de la guerre d’indépendance. Dernier point : nous n’oublions pas, bien entendu, que l’auteur de tel article du dictionnaire a sa propre représentation, de même que les journalistes.

Royaliste : Dans les représentations contemporaines, la solidarité catholique continue-t-elle d’exister ?

Yves Lacoste : Bien sûr. L’enthousiasme pour la Croatie, ces derniers temps, vient du fait que c’est un pays catholique. Personne ne le dit en France, mais le rôle du Vatican a été très important dans le déclenchement du conflit entre Serbes et Croates. D’ailleurs, maintenant, les diplomates allemands qui sont très ennuyés d’avoir poussé à la reconnaissance de la Croatie, avancent comme excuse le harcèlement du Vatican !

Royaliste : Ce dictionnaire suppose que vous puissiez disposer d’informations fiables sur tous les territoires et tous les conflits.

Yves Lacoste : Hélas, ce n’est pas toujours le cas, et certains ensembles ont été mieux traités que d’autres. Autant nous sommes bien informés sur l’Inde, autant ce qui se passe actuellement en Chine demeure assez largement opaque en ce qui concerne les rivalités entre les pouvoirs. Cela montre bien qu’il est difficile d’analyser une situation géopolitique quand il n’y a pas de démocratie. Nous avons connu la même difficulté avec l’Union soviétique.

Il y a un autre débat géopolitique qui existe très peu, c’est celui qui concerne le massacre des Arméniens par les Turcs pendant la Première Guerre mondiale. Les Arméniens ne veulent pas parler des conditions du déclenchement du génocide dont ils ont été victimes en 1915. L’Arménie bénéficiait depuis 1914 d’une situation d’autonomie dans l’empire turc qui était analogue à celle dont avait bénéficié la Bulgarie à la fin du XIXe siècle. Or, à la demande des Russes, une fraction arménienne a déclenché une insurrection sur les arrières de l’armée turque, qui a provoqué la réaction terrible que nous connaissons.

Royaliste : Comment avez-vous abordé les questions économiques ?

Yves Lacoste : Nous traitons de l’ALENA, mais le système monétaire international n’est pas abordé en tant que tel parce que l’instantanéité de la circulation de l’argent fait disparaître la notion de territoire. Nous avons un article très détaillé sur les concessions pétrolières dans le sud de l’Arabie, d’autres sur le protectionnisme, le libéralisme économique, etc.

Votre question me dorme l’occasion de préciser que la géopolitique est une nouvelle façon de voir le monde, mais qui n’exclut absolument pas d’autres approches, l’approche économique par exemple. Il  ne s’agit pas d’être « impérialiste », comme d’autres disciplines l’ont été dans un passé récent.

Royaliste : Quels sont les rapports entre la géopolitique et l’histoire ?

Yves Lacoste : Ce sont des rapports indispensables. Il y a des représentations géopolitiques qui sont très dangereuses parce que l’histoire est complètement escamotée au profit de divers déterminismes (le relief, etc.) ou de données qu’on prétend « éternelles ». Mais la géopolitique est une analyse de situations contemporaines, qui puise dans l’histoire ce qui est nécessaire à la compréhension des rivalités de pouvoirs dont je vous parlais. Par exemple, la guerre de Vendée a été un conflit géopolitique, c’est maintenant une question historique. Entre la géopolitique et l’histoire, la différence se situe dans le rapport au temps.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 611 de « Royaliste » – 13 décembre 1993.

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