MANIPULATION DE MEMOIRE

Vouloir « confier la mémoire d’un des 11000 enfants français victimes de la Shoah » à tous les enfants de CM2 est au sens premier du terme un scandale : un acte de division, d’une violence inouïe.

Le discours attribué à Nicolas Sarkozy me place dans une situation intenable. Il me touche au plus intime et provoque en moi des réactions qui risquent d’affecter les prises de position que j’exprime au nom de notre collectivité militante. En toute rigueur, je ne devrais pas commenter le texte lu le 13 février devant le Conseil représentatif des institutions juives. Je m’y résout cependant parce que mon expérience personnelle (1) peut aider à comprendre la portée de l’agression commise par le supposé président.

Cette expérience me conduit à préciser que tous les mots employés pour évoquer la déportation et les camps nazis sont chargés d’une émotion indicible et que toute maladresse dans leur emploi provoque ou réveille d’insondables blessures.

C’est pourquoi je ne veux pas répliquer aux victimes de la Solution finale qui ont approuvé le projet de Nicolas Sarkozy. Serge Klarsfeld est président d’une association d’enfants de déportés. Je suis membre d’une amicale de déportés mais je n’ai pas qualité pour parler en son nom. En invoquant la mémoire des « 11 000 enfants français victimes de la Shoah », Nicolas Sarkozy commet une double erreur historique (il y eut 11 400 déportés et tous n’étaient pas Français) et nous pousse à entrer dans le conflit des organisations et dans la concurrence des victimes : pourquoi les seuls Français, pourquoi exclure de la commémoration scolaire les autres enfants déportés, les adolescents… ? Nous avons chaque année une Journée de la Déportation : elle nous évite d’entrer dans l’abominable logique du tri, elle réunit tous ceux qui se différencient par les épreuves subies, par les filiations, par les convictions.

Les historiens de la Déportation savent qu’il y a entre les déportés, entre les enfants de déportés, des discussions et des heurts comme il peut y en avoir dans un hôpital pour grands blessés. Mais ces conflits se résolvent au sein des familles et des associations par un travail de mémoire (2) d’une extrême délicatesse qui renforce notre solidarité. Cette fois encore, elle ne sera pas entamée par la provocation d’un homme qui n’a jamais cherché à nous comprendre et qui ne nous respecte pas.

Quant au « devoir de mémoire », c’est pour moi une injonction absurde : la mémoire douloureuse demande à être soulagée autant que possible. Les martyrs n’ont pas demandé aux survivants de souffrir leur mort, mais de vivre. Simone Veil dit très justement que les rescapés de l’enfer ont cherché à protéger leurs enfants par leur silence. Ceux qui ont fait partager aux leurs le poids de leurs terribles souvenirs ont souvent provoqué des réactions de révolte et des désordres psychiques profonds, parfois irréparables.

Le « travail de deuil » – interminable – se fait au sein des familles, entre amis, au sein des associations de déportés. Et voilà qu’on tente de faire supporter à des enfants qui n’appartiennent pas à cette fraternité tout un héritage de terreur et de mort qui provoquera en eux des traumatismes dont la rédactrice et le lecteur du discours du 13 février n’ont pas la moindre idée. Leur tentative n’est rien d’autre qu’une manipulation de mémoire, à des fins démagogiques.

Elle s’accompagne d’une insulte faite à l’ensemble du corps enseignant et plus particulièrement aux professeurs d’histoire et de philosophie du secondaire. Ils font, j’en témoigne, une œuvre admirable dans leurs salles de classes, dans les associations de déportés et en liaison avec elles. Avec beaucoup de précautions, ils conduisent leurs élèves sur les lieux de la déportation ou aux expositions itinérantes, invitent des déportés… Or voici qu’on les traite comme s’ils ne remplissaient pas leur mission, comme s’ils maintenaient leurs élèves dans une quiète ignorance. Polémique infamante.

Ces agressions doivent cesser. Sur la Résistance et sur la Déportation, il faut que Nicolas Sarkozy se taise désormais.

***

(1) Sur mes parents, cf. François Fleutot, Des royalistes dans la Résistance, Flammarion, … et Le Lys rouge, n°…

(2) J’ai signé la pétition lancée par Le Nouvel observateur, dont Régis Debray est le premier signataire.

 

Editorial publié dans le numéro 921 de « Royaliste » – 2008

 

 

 

 

 

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