La Sécurité sociale n’est pas une technique de l’assurance sociale et son principal enjeu n’est pas la gestion financière conçue en fonction d’un « trou » à combler. Fondée selon l’esprit de la Résistance, elle a tenté d’instituer une politique de protection des personnes, en vue de leur liberté effective.

Il y a une longue préhistoire de la Sécurité sociale qui procède de l’échec du l’individualisme libéral, tant il est vrai que la proclamation des droits de l’homme n’a pas permis la réalisation spontanée d’une société juste et heureuse. Confrontés au mouvement socialiste puis à l’action syndicale, les élites de la 3ème République ont voulu rendre supportables les inégalités sans rien perdre de leurs privilèges. A la fin du 19ème siècle, explique Colette Bec (1) on organise légalement l’assistance – assistance médicale gratuite, service des Enfants assistés, assistance aux vieillards – afin de remédier à certaines inégalités économiques en complément du système de l’assurance qui est assuré par des mutuelles souvent inefficaces ou injustes. On recourt donc à des lois d’obligation, sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910, sur les assurances sociales en 1928 et sur les allocations familiales en 1932. C’est ainsi que s’esquisse avant la guerre une solidarité nationale tandis que s’élabore le droit social.

Après le pouvoir de fait vichyssois, qui inscrit le champ social dans une perspective résolument antirépublicaine, la France libérée accomplit une véritable révolution, loin du libéralisme économique et des totalitarismes. L’esprit de la Résistance inspire cette révolution que le doyen Hauriou, dans un livre oublié, définit comme un socialisme humaniste (2). Ce projet démocratique, écrit Colette Bec, « met en œuvre un double processus d’institution de l’individu et de la collectivité et légitime tout d’abord l’intervention politique sur le terrain économique. Il justifie de plus des médiations politiques multiples dans de nombreux secteurs à travers l’Etat social : droit du travail, système de protection sociale, services publics. »

Le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 consacrent les principes de justice et d’égalité – et la Sécurité sociale est conçue comme le cœur de cette démocratie sociale que la France, l’Angleterre et de nombreux autres pays veulent instituer. Le mouvement avait été lancé en 1942 par le rapport Beveridge qui appelait à une « transformation révolutionnaire » que Pierre Laroque, conseiller d’Etat et résistant, met en œuvre en 1945 dans le plan qui porte son nom. La finalité de la Sécurité sociale, c’est le bien-être collectif. Celui-ci ne doit pas seulement dépendre de la croissance économique : il faut que le pouvoir politique préside à la distribution des richesses selon une solidarité nationale qui est assurée par les institutions sociales. Mais il faut éviter la perte de responsabilité des travailleurs et, par ailleurs, la bureaucratisation. D’où le principe de la gestion démocratique et le financement par cotisations, qui libèrent les salariés de la dette et de la dépendance à l’égard de l’employeur et qui obligent les patrons à améliorer la condition des travailleurs.

Colette Bec souligne le décalage entre le projet et la réalisation. Les bienfaits de la Sécurité sociale ont été remarquables : redressement démographique, amélioration de la santé publique et, on l’oublie trop souvent, dynamisme de la classe ouvrière qui a largement contribué au redressement économique de la nation. Cependant, Pierre Laroque voulait que la Sécurité sociale réponde à un triple principe d’universalité – toute la population devait en bénéficier -, d’unité selon le principe de la caisse unique pour l’ensemble des risques et d’uniformité par l’attribution à chacun des mêmes prestations. Mais les démocrates-chrétiens obtiennent l’autonomie des Caisses d’allocations familiales, les régimes spéciaux sont maintenus et les résistances corporatistes – cadres, agriculteurs, commerçants, médecins – font obstacle à la généralisation du plan de Sécurité sociale. « Le compromis de 1945, écrit Colette Bec, est un compromis très équivoque qui rend opaque la finalité même de l’institution. N’est nullement tranchée la question de savoir si elle vise à garantir les revenus salariés en restant ainsi axée sur le statut du travailleur, ou si sa finalité est d’assurer à chacun l’accès aux biens fondamentaux. N’est nullement tranchée la question d’un droit à la Sécurité sociale comme droit du travailleur ou comme droit de l’homme, c’est-à-dire droit à la satisfaction des besoins irréductibles de tout homme. »

C’est un édifice inachevé que le patronat va attaquer sans relâche, en s’appuyant sur les théories ultralibérales qui pointent dans les années soixante-dix et qui s’imposent la décennie suivante. On entre alors dans une logique gestionnaire, caractérisée par l’obsession du « trou de la Sécu » et l’on perd de vue l’ambition première. Colette Bec retrace toutes les étapes de cette entreprise de démolition, que l’on tente de masquer par des techniques d’assistance disparates et discriminantes, avant de plaider pour une ré-institution politique de la démocratie sociale. Son livre est à étudier et à conserver : il sera indispensable lorsque nous pourrons reprendre et prolonger la révolution amorcée voici soixante-dix ans.

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(1)   Colette Bec, La Sécurité sociale, Une institution de la démocratie, NFR Gallimard, 2014.

(2)   André Hauriou, Délégué de la Résistance métropolitaine à l’Assemblée consultative provisoire : Vers une doctrine de la Résistance – Le socialisme humaniste, Editions Fontaine, 1944.

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