Royalistes de gauche ! L’étiquette est si amusante qu’on la plaque sans plus d’examen sur chacun de nos faits et gestes depuis plus de vingt ans. Peu importe nos analyses, notre itinéraire, nos dénégations, nos fidélités essentielles : n’avons-nous pas, par deux fois, voté pour François Mitterrand ? Là encore, peu importe que notre choix et notre soutien aient découlés de nos propres valeurs, de nos propres critères, de nos propres espérances, qui ne sont pas nécessairement identiques à ceux de la gauche : nous avons été mis en case, pour toujours, par des gens pressés qui jugent (et parfois condamnent !) sur les seules apparences.

Je ne dis pas cela pour annoncer un changement de ligne politique, ni en guise d’excuses pour quelque mauvais procès. Il n’y a pas de regrets à attendre, ni de reniement à envisager. II se trouve que les responsables de notre journal et de notre mouvement ne se reconnaissent pas dans la tradition de gauche. Ce qui ne les empêche pas d’accueillir ceux qui, militants ou éminents compagnons de route, entendent être fidèles à la tradition capétienne et aux principes socialistes : mais ceux-là sont bien placés pour savoir que nos débats internes ne se déroulent pas selon l’alternative entre la droite et la gauche.

DEFINITIONS

D’ailleurs, lassés par cette affaire d’étiquetage, nous avions pris l’habitude de répondre que nous nous définirions par rapport à la gauche lorsque celle-ci aurait donné d’elle-même une claire définition. Or voici que cette lancinante question d’identité se trouve fort intelligemment mise en débat dans les deux dernières livraisons de « La Revue du Mauss » (1) et présentée de façon stimulante par son directeur Alain Caillé. Pour lui, la gauche se définirait par trois traits essentiels :

– la « contestation de l’ordre établi et de la loi » qui serait fondée sur la révélation de « l’arbitraire de toutes les lois instituées et de toutes les transcendances qui étaient censées les étayer symboliquement ».

– une visée universaliste, selon les valeurs de liberté et d’égalité.

– une revendication concrète d’égalité des conditions.

Les deux derniers critères sont à mettre en doute, puisque ni l’universalisme (comme le reconnaît Alain Caillé) ni l’égalité concrète (inscrite elle aussi au cœur des religions juive et chrétienne) n’appartiennent en propre à la gauche. En revanche, la contestation de toutes les « lois instituées » et de « toutes les transcendances » me paraît caractériser sa tradition. Mais, si tel est bien le cas, les royalistes que nous sommes ne peuvent se reconnaître dans la gauche puisque leur tradition est celle de la loi instituée et la reconnaissance d’une « transcendance » relative du pouvoir politique. Si le politique n’existe pas, s’il est résorbé dans la société, ou trop dépendant de celle-ci, il ne peut y avoir d’arbitrage entre les valeurs de liberté et d’égalité (contradictoires s’il n’y a pas de médiateur pour les équilibrer) et pas d’égalité concrète des conditions (puisque la juste répartition des richesses nécessite l’intervention de l’État).

COMPROMIS

C’est aller trop vite dans l’explication. Mais, du moins, on voit d’un coup d’œil à la fois ce qui nous sépare de la gauche ainsi définie, et sa contradiction fondamentale puis que le pouvoir politique qu’elle veut détruire (ou réduire) lui est indispensable pour son œuvre de justice. On voit aussi pourquoi nous pouvons soutenir un président de gauche : dès lors que la gauche accepte d’exercer le pouvoir politique, de maintenir son autonomie relative, de tendre à l’arbitrage nécessaire, aucune raison décisive ne peut nous empêcher de voter pour un candidat à la présidence issu de ses rangs. En l’occurrence, c’est la gauche qui passe un compromis avec ses principes – pas nous ! Mais si elle revient à sa vieille défiance du politique (qui inspire le projet de quinquennat) le refus va de soi.

La définition donnée par Alain Caillé permet en outre de comprendre les contradictions et les échecs de la gauche depuis dix ans : elle a balancé entre le trop et le trop peu d’État, elle a transigé sur ses valeurs, elle a différé sans cesse l’effort quant à l’égalité des conditions. L’échec des socialistes, tel qu’il se dessine, ne sera pas essentiellement provoqué par les scandales (toutes les formations sont frappées), par l’attitude des médias, ou par le dynamisme de l’opposition de droite, mais par leur manque de fidélité à eux-mêmes et par leur difficulté à accepter la responsabilité du pouvoir politique – mais non les privilèges qui y sont attachés… Leur armée qui avait fait retraite avant d’avant combattu, et qui sent maintenant souffler le vent de la déroute, attend un choc salutaire. Il ne viendra pas d’un sauveur – ni de Michel Rocard, qui avoue ne plus croire à la politique (2), ni de Jacques Delors, trop ambigu, ni de Laurent Fabius si la tactique du nouveau Premier secrétaire reste celle de toutes les prudences – mais d’un projet politique à nouveau fondé sur l’exigence de justice. Nous sommes loin de sa mise en œuvre.

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(1) cf. numéros 13 et 14, éditions La Découverte.

(2) cf. ses confidences à « Libération » du 24 février 1992.

Article publié dans le numéro 575 de « Royaliste » – 9 mars 1992

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