Après nous avoir fait découvrir « L’Europe des rois » – titre de son premier ouvrage – Stéphane Bern est parti à la rencontre de ceux qui ont dû quitter leur trône et bien souvent leur pays. Il a bien voulu nous présenter ces « Couronnes de l’exil » (Balland), aussi riches d’informations, souvent inédites, que de réflexion politique.

Royaliste : Ces « Couronnes de l’exil » constituent-elles l’histoire nostalgique d’une série d’échecs ?

Stéphane Bern : Je récuse le terme d’échec. On a trop tendance à penser que ces rois ont échoué parce qu’ils n’ont pas de pouvoir. Cela ne signifie pas qu’ils soient inexistants : leur force est d’être et de témoigner. C’est pourquoi j’ai voulu donner la parole à ces rois en exil et dire la vérité sur la chute de leur trône.

Royaliste : Pourtant, il s’agit bien de chutes, qui semblent résulter d’erreurs et de fautes…

Stéphane Bern : On peut toujours disserter sur les monarchies portugaise, italienne et grecque. Sans doute les monarques de ces pays ont commis des erreurs. Mais ces monarchies ne sont pas tombées par l’effet de leurs propres faiblesses, par mort naturelle ou en raison du prétendu sens de l’histoire. Les dix monarchies dont j’évoque l’histoire ont été, d’une façon ou d’une autre, assassinées. J’explique comment Churchill a sacrifié les rois d’Albanie, de Yougoslavie et de Roumanie. Je dénonce l’aveuglement de l’Occident, qui a abandonné ces monarchies constitutionnelles et démocratiques au totalitarisme stalinien. Je souligne aussi le rôle que le blocus anglais a joué dans la chute de la monarchie portugaise, et l’hostilité du Vatican à la Maison de Savoie, coupable d’avoir fait l’unité italienne contre le pouvoir temporel du Pape, et qui a été un des principaux facteurs de l’échec du referendum de 1946. Sans forcer le trait, on s’aperçoit aujourd’hui que l’histoire est en train de rendre justice à ces rois, courageux dans l’exil et rigoureusement démocrates.

Royaliste : Par exemple ?

Stéphane Bern : Le roi Michel de Roumanie frappe tous les esprits parce que nous avons vécu intensément la révolution de l’hiver dernier. Mais les communistes fraîchement repeints aux couleurs de la démocratie me laissent sur ma faim car la seule expérience vraiment démocratique de la Roumanie, c’est le règne du roi Michel qui s’appuyait sur une constitution très proche de celle de la Belgique. Le roi Michel a été l’âme et l’acteur principal de la résistance à la dictature d’Antonescu, puis l’homme qui s’est opposé pied à pied aux soviétiques. Il en a payé le prix par un exil au cours duquel il ne s’est jamais tu, alors que l’Occident se voilait la face devant le régime de terreur que les communistes avaient institué en Roumanie. Il mérite qu’on lui rende cet hommage.

Royaliste : Le même hommage peut-il être rendu aux autres rois des Balkans ? En Albanie, en Yougoslavie, en Bulgarie, s’agissait-il de monarchies constitutionnelles ?

Stéphane Bern : Ces monarchies était constitutionnelles sur le plan des principes, elles ne l’étaient pas forcément en réalité. Par exemple, le roi Boris de Bulgarie a dû, à contre-cœur, exercer un pouvoir personnel et, d’autre part, il s’est allié avec l’Allemagne hitlérienne. Mais il n’avait pas le choix et il s’est opposé à Hitler : la communauté juive de Bulgarie lui doit tout. Il faut aussi remarquer, de manière plus générale, que nous avons connu des nationalismes d’une violence extrême, des oppressions terribles pour les peuples, après la chute des monarchies d’Europe du centre et de l’Est. Les autocrates tellement brocardés de Berlin ou de Vienne étaient tout de même infiniment moins odieux que Hitler et Staline. Et nous savons combien l’Europe a été dangereusement déséquilibrée après la chute des Habsbourg.

Royaliste : II apparaît aussi dans ce livre que les royalistes ont joué un rôle, encore mal connu, dans la résistance au nazisme et au fascisme…

Stéphane Bern : Les rois dont je parle et, quand ils ne régnaient plus, les monarchistes, ont été étrangers à toute conception d’exclusion, d’antisémitisme, de racisme – de nationalisme même. C’est là un fait étonnant : bon nombre de ces monarchies, notamment dans les Balkans, s’appuyaient sur le sentiment national du peuple, mais les monarques n’étaient pas nationalistes : ils étaient soucieux du bien commun de leur pays, mais ils n’ont jamais voulu détruire les minorités. Les Hongrois vivaient en paix en Transylvanie roumaine, de même que les musulmans de Bulgarie. Otto de Habsbourg s’est battu contre l’Anschluss et, en Allemagne, Louis-Ferdinand de Prusse a été mêlé à l’attentat contre Hitler de 1944, dont les auteurs étaient pour la plupart monarchistes. Tous ces rois ont été élevés hors de tout esprit antisémite et raciste, et la famille de Prusse a très bien compris que l’hitlérisme était une subversion de l’Empire et des valeurs chrétiennes.

Royaliste : Il est curieux de constater qu’aucune différence entre les empereurs et les rois ne soit établie dans ce livre…

Stéphane Bern : Cette égalité de traitement est voulue. Bien sûr, j’ai montré que Otto de Habsbourg défend toujours la conception impériale, sous la forme d’une Europe unifiée sous la même bannière chrétienne. Les autres, Allemands et Russes, ne sont plus que des empereurs virtuels car la notion d’empire n’existe plus comme au début du siècle et ne pourrait s’exprimer que sous la forme du Commonwealth : tant pour l’Allemagne que pour la Russie, l’idée d’empire pourrait servir à fédérer des peuples très divers. Telle est la conception de Vladimir de Russie. J’ajoute que, sur le plan personnel, rois et empereurs se confondent par leur destin. Tous ont voulu porter témoignage, selon leur tradition dynastique, et ont voulu lutter contre les conséquences désastreuses de l’abolition de la monarchie.

Royaliste : Nous avons de la vie en exil une image fâcheuse, celle du Roi à New York. Quelle est la réalité ?

Stéphane Bern : L’exil est la situation la plus difficile et la plus ingrate : le roi Siméon m’a dit qu’elle était humiliante et grotesque. L’exilé doit-il tout abandonner, et se « reconvertir dans une autre branche », ou bien se donner le ridicule d’y croire encore – au moins pour ses partisans ? Le roi en exil est pris entre les réalités quotidiennes – nourrir une famille et l’exigence de la tradition, la nécessité de se montrer digne de sa dynastie. Les écueils sont multipliés : en monarchie, les portes du palais sont fermées, alors que le roi en exil est livré à la curiosité publique sans aucun moyen de se défendre tout en étant astreint au devoir d’exemplarité.

Or les rois que j’ai rencontrés se sortent de cette situation difficile avec beaucoup d’habileté et de souplesse. Le meilleur exemple est Siméon de Bulgarie, qui est en même temps le roi pour ses compatriotes et Siméon de Saxe-Cobourg dans les affaires – l’argent qu’il gagne servant à aider les Bulgares partout dans le monde. Autre exemple, celui d’Alexandre de Yougoslavie, qui a essayé de ne pas répéter les erreurs commises par son père – trahi par les Américains, par les Anglais, alors qu’il incarnait la résistance antinazie à Londres, et qui s’est retrouvé seul et ruiné. Parti de rien, Alexandre est parvenu à retrouver une situation qui le met en mesure de servir son peuple, selon sa tradition. Il est vrai que plusieurs princes se sont plus montrés les enfants de leur siècle que ceux de leur famille : je pense à la famille de Savoie, qui s’est disloquée après le départ en exil, et à la famille de Prusse.

Royaliste : Ces personnalités très différentes ont-elles une conception commune de la monarchie et de leur rôle dans les années à venir ?

Stéphane Bern : Si l’espérance les a parfois abandonnés, ils la retrouvent aujourd’hui. La presse les sollicite, le courrier arrive, ils reçoivent des fidèles et des personnalités politiques de leur pays. Et puis, ils ont tous les yeux tournés vers leur cousin espagnol, vers cette monarchie restaurée après une dictature, qui donne beaucoup d’idées aux Albanais, aux Roumains, aux Yougoslaves. Juan Carlos est devenu leur modèle, mais chacun apporte une réponse particulière qui correspond à la situation de son pays. Le seul qui pourrait aujourd’hui empêcher l’éclatement de la Yougoslavie, c’est le prince héritier Alexandre qui apparaît de plus en plus clairement comme un fédérateur dans son pays et pour toutes ses nationalités. Les Prusse pourraient rééquilibrer l’est et l’ouest de l’Allemagne unifiée, mais il n’est pas sûr qu’on se tourne vers eux car ils sont victimes de leur image ancienne. Vladimir de Russie pourrait rassembler des populations très diverses, recréer une sorte de Commonwealth russe. Michel de Roumanie et Siméon de Bulgarie sont des arbitres possibles et crédibles. Dans tous ces pays aux économies délabrées, aux liens sociaux défaits, il faudrait un élan, une énergie que les anciens hommes de l’appareil communiste ne peuvent donner. La monarchie apporterait à la fois l’élément politique et raisonné de la reconstruction, et sa force émotive, sa symbolique.

Royaliste : On imagine encore ces rois comme des anticommunistes farouches, appuyés sur des partisans extrémistes – dans le style du mouvement russe Pamiat. Qu’y a-t-il de vrai ?

Stéphane Bern : Lorsque j’ai posé la question aux rois en exil, tous m’ont dit que leurs pires ennemis sont les nostalgiques et les courtisans – que ce soit dans leur pays d’accueil ou dans leur patrie. Et tous condamnent les déclarations et les attitudes extrémistes qui se font jour – que ce soit l’antisémitisme de Pamiat, ou les réactions anti-hongroises ou antimusulmanes en Roumanie et en Bulgarie. Tous se sont désolidarisés de ces partis, et se tiennent à distance des organisations monarchistes qui se sont constituées, afin de demeurer des fédérateurs. Tous conçoivent le roi comme un unificateur, comme un réconciliateur, et non comme le chef d’un parti ou comme l’agent d’une vengeance politique. D’ailleurs, sans que l’on puisse beaucoup insister sur ce point, il est certain que Siméon de Bulgarie rencontre régulièrement les dirigeants de son pays et les représentants de tous les partis. De même le prince héritier Alexandre a récemment reçu à Londres les chefs de tous les partis yougoslaves. S’allier avec des extrémistes serait contraire à tout ce qu’ils ont dit et fait en exil.

Royaliste : La thèse selon laquelle la monarchie serait le meilleur obstacle au nationalisme surprend quelque peu et l’expérience passée semble l’invalider. Et, aujourd’hui, Leka d’Albanie fait figure de nationaliste impénitent…

Stéphane Bern : Il est vrai que Leka d’Albanie a des visées sur les Albanais du Kosovo mais aussi d’autres régions. Mais c’est un cas à part. Tous les autres rois en exil sont des remparts contre le nationalisme parce que tous les peuples récemment libérés essaient de retrouver leur mémoire. Ce faisant, ils retrouvent l’histoire de leurs rois qui apaisaient les tensions entre les diverses communautés. D’ailleurs, Siméon de Bulgarie poursuit cette tâche pacificatrice et c’est grâce à lui que les mesures antimusulmanes ont été abrogées dans son pays. Dans la mesure où le roi est l’incarnation de l’identité nationale, la passion nationaliste, qui résulte d’un doute et d’une angoisse sur l’identité, peut être plus facilement contenue que par tout autre régime. C’est en ce sens que la monarchie, dans l’Europe hier encore asservie, représente à la fois une chance de paix et une garantie pour la démocratie. Il semble que, dans chaque peuple, beaucoup l’aient déjà compris.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 542 de « Royaliste » – 24 septembre 1990.

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