Sur l’histoire du mouvement ouvrier

Déc 9, 1976 | la lutte des classes

 

Signe des temps ? Voici que se succèdent, depuis quelques mois, rééditions et études concernant l’histoire du mouvement ouvrier avant la première guerre mondiale. Comme si, libérés des clichés et des exclusives de l’histoire marxiste, éditeurs, historiens et militants avaient besoin d’accomplir » un retour aux sources du socialisme français ou, plus largement, de la tradition révolutionnaire française.

Réapparaissent les noms oubliés, comme celui du syndicaliste révolutionnaire Rosmer (1), tandis qu’un éditeur courageux tire de l’oubli le recueil des articles de l’anarchiste Emile Pouget (2). Citons aussi les mémoires du syndicaliste Dumay (3) et celles de Louise Michel (4). Ainsi, par bribes, une période trop longtemps ignorée sort peu à peu de l’ombre. On comprendra mieux son caractère déterminant en lisant l’ouvrage que Yannick Guin a consacré au mouvement ouvrier nantais (5). Cet essai sur le syndicalisme d’action directe n’est pas, comme ce sous-titre semble l’indiquer, une histoire de ce qu’on appelle habituellement le « syndicalisme révolutionnaire » ou « l’anarcho-syndicalisme » des premières années de ce siècle : l’étude commence à la Révolution et couvre tout le XIX- siècle. Etude passionnante, qui porte sur un terrain de choix puisque, à toutes les époques, Nantes a été à l’avant-garde du mouvement ouvrier. C’est à Nantes que naît le premier syndicat, l’Association typographique fondée en mai 1833. C’est aussi à Nantes qu’est signée la première convention collective, et que se tiendra le Congrès de 1894 qui donnera naissance à la C.G.T… Et puis, comment ne pas se souvenir que c’est de cette ville qu’est partie la grève générale de 1968 ?

Dans une région catholique et plutôt « réactionnaire », Nantes et Saint-Nazaire seraient-ils le fer éternellement rouge de la révolution selon saint-Marx ? Les choses sont infiniment plus compliquées, l’action directe et révolutionnaire contrastant avec les choix électoraux, les traditions religieuses, les tentations politiques. D’où la tentative de l’auteur pour « comprendre la raison de la précocité des luttes ouvrières en Basse-Loire. Comprendre les caractères particuliers des luttes de classes. Comprendre les causes de la propension à l’action directe. Comprendre enfin les réactions déroutantes de ces ouvriers, qui renâclent à payer les cotisations syndicales, mais suivent aisément les mots d’ordre syndicaux, qui votent en faveur des républicano-socialistes, mais sont prêts en même temps à engager dans la rue un processus révolutionnaire, qui n’aime guère « la politique » mais donnent des coups de boutoir à l’Etat capitaliste, qui écoutent volontiers le curé mais se laissent, sans le savoir, cajoler par l’anarchie, qui se méfient du P.C.F. mais acceptent les leaders communistes de la C.G.T. ». C’est vrai. On avait trop oublié que l’histoire d’un peuple ne se résume pas à quelques schémas tirés de lourdes thèses, et que la lutte des classes n’est pas une progression linéaire vers un avenir automatiquement radieux. Il y a les reculs, les erreurs, les révolutions avortées et celles qui sont récupérées. Il y a la répression et les luttes de clans, tantôt stériles, tantôt indispensables. Et la misère, qui transforme les meilleurs des militants en indicateurs de police. Voici donc l’histoire du prolétariat révélée dans sa densité, racontée avec une chaleur qui n’exclut pas la rigueur de l’historien. Les hommes revivent : syndicalistes, patrons, politiciens et policiers. Une conscience de classe se forge et les luttes se durcissent à travers les révolutions politiques et les mutations économiques du XIX- siècle. Les idées circulent, du Père Enfantin à Proudhon et à Jules Guesde. Mais surtout le mouvement ouvrier, sans le secours des théoriciens et sans les explications des stratèges, orée ses propres formes de lutte : c’est le grand thème de la grève générale, qui sera la « doctrine officielle » du mouvement syndical avant 1914. Mais 1968 montre que toute spontanéité n’est pas morte. Malgré un demi-siècle de marxisme et de socialisme réformiste, la spontanéité ouvrière peut toujours créer une situation révolutionnaire et déborder des syndicats trop établis dans le système. Reste à espérer que le remarquable livre de Yannick Guin sera suivi de nombreuses autres études qui restitueront, avec autant de bonheur, la « vraie vie » du mouvement ouvrier.

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(1) Christian Gras : Alfred Rosmer et le mouvement révolutionnaire international (Maspero).

(2) Emile Pouget : Le Père Peinard (Editions Galilée).

(3) J.B. Dumay : Mémoires d’un militant ouvrier du Creusot (Maspero).

(4) Louise Michel : Mémoires (Maspero).

(5) Yannick Guin : Le Mouvement ouvrier nantais (Maspero).

 

Article publié dans le numéro 237 de la NAF bimensuel royaliste, 9 décembre 1976.

 

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