En ce monde troublé, une chose au moins paraît assurée : quoi qu’il arrive, et jusqu’au terme de sa fonction, Edouard Balladur restera un homme impeccable dans son langage, dans sa tenue et dans son comportement politique. Ce style en impose à quelques éminences journalistiques, qui regardaient de haut le débraillé socialiste – cette hâte de parvenus tempérée par le souci de bien faire qui révélait le complexe que la vieille gauche nourrit depuis deux siècles à l’égard du pouvoir.

Au contraire, Edouard Balladur impressionne ses amis, ses alliés et nombre de ses adversaires parce qu’il paraît incarner, sans le moindre trouble, la froide raison de l’État. Je dis bien qu’il s’agit là, dans une mesure qui reste à préciser, d’une apparence ; car la raison de l’Etat, et plus encore la raison politique, n’est pleinement elle-même que si elle s’ouvre au déraisonnable et au désordre (1), mais aussi à l’affectif et au symbolique. De cela, le Premier ministre a sans doute une connaissance livresque, de même qu’il n’ignore pas que le gaullisme authentique fut, du commencement à la fin, le mouvement de la révolte, de la dissidence et de l’insurrection qui s’était donné pour ambition de conduire la France « de la Résistance à la Révolution » selon la devise de « Combat » (2).

RIGUEUR

L’esprit gaullien s’est perdu, et M. Balladur ne représente, loin de cette aventure, qu’une figure parfaitement achevée de ce qu’on appelait voici une vingtaine d’années un « politicien bourgeois ». De fait, le Premier ministre semble avoir un goût de l’ordre qui est conforme au portrait-type du bourgeois tel que le dénonçait la littérature marxiste. Après avoir affirmé la nécessité de l’ordre dans la rue, mais aussi dans la police, M. Balladur s’est soucié d’assurer une stricte discipline dans sa majorité parlementaire et dans son gouvernement – puisqu’il a sèchement réprimandé François Léotard, auteur de déclarations intempestives sur le rappel du général Morillon, et Pascal Clément, qui voulait priver d’allocations familiales les parents incapables de « tenir » leurs enfants. Quant à la cohabitation, on voit que M. Balladur en applique strictement les règles, et respecte scrupuleusement le principe de l’unité de la politique étrangère française.

Cette rigueur ne manque pas d’attrait, mais elle ne va pas sans risque. Le gouvernement et la majorité font penser à une armée en rase campagne. Forte de sa victoire, rangée dans un ordre parfait, sa marche devrait être irrésistible. Or elle piétine dans le noir, massive et fragile. Son état-major n’ignore rien des dangers qui la guettent mais sa capacité de manœuvre est faible, et d’autant plus délicate que le paysage n’est pas ou plus celui que décrivaient les cartes.

Le Premier ministre se trouve en effet placé dans des contradictions qu’il ne peut surmonter, et que sa politique est en train d’aggraver.

– la difficulté majeure pour le gouvernement consiste à faire des réformes sans rien changer sur le fond, qu’il s’agisse de la cohabitation ou de la politique monétaire. La solution qui consiste à durcir le dispositif juridico-policier est à la fois dangereux et de faible portée ; l’offensive sécuritaire de M. Pasqua a trouvé sa limite dans les violences que l’on sait, et la réforme du code de la nationalité sera trop timide pour satisfaire les xénophobes et trop dure pour ne pas susciter des oppositions multiples et décidées.

– les difficultés gouvernementales sont aggravées par la nervosité de certaines corporations – les pêcheurs, les agriculteurs – auxquelles la droite a beaucoup promis et qui se révolteront à nouveau si rien de décisif ne se produit en leur faveur. Or l’actuel gouvernement ne peut guère plus que le précédent.

– au lieu de dépasser ces contradictions par une politique nouvelle et audacieuse, le gouvernement cherche à réaliser le tour de force qui consiste à agir en se privant des moyens nécessaires : l’autonomie de la Banque de France se traduira par une perte de pouvoir dans le domaine monétaire, les privatisations enlèveront à l’État un élément de sa politique économique, de même que la recherche dogmatique de l’équilibre budgétaire.

– sachant qu’il manœuvre sur un champ de mines, le Premier ministre est contraint à une prudence qui le fait déjà soupçonner d’immobilisme. Son habileté consiste à organiser des débats et des tables rondes qui font bonne impression tout en renvoyant à l’automne la mise en œuvre de grands programmes, en matière d’emploi tout particulièrement.

De cette attitude complexe, l’opinion publique risque de ne retenir qu’une idée simple, mais pleine de justesse : le gouvernement fait d’énormes cadeaux au patronat, sans contrepartie aucune, et demande par ailleurs de lourds sacrifices à la majorité des Français sans qu’aucune embellie ne se produise ni ne soit même annoncée.

Balladur le sage déplace à petits pas son armée sur un champ de mines, en pariant que la plupart n’exploseront pas. Est-ce bien raisonnable ?

***

(1) Jusqu’au XVIIe siècle, l’existence des fous du roi indique que cette relation complexe a été clairement perçue et vécue.

(2) Mouvement de la Résistance puis journal quotidien qui disparut au début des aimées soixante-dix sans jamais être remplacé.

Editorial du numéro 600 de « Royaliste – 3 mai 1993.

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