Sur un éloignement

Juin 25, 1990 | Res Publica

 

Régis Debray s’éloigne de François Mitterrand, et donne publiquement ses raisons (1). Cette attitude pose une question morale qu’il serait, en ce qui nous concerne, présomptueux de trancher. De notre point de vue, Régis Debray est un homme qui a servi l’Etat et qui, retourné à son métier d’écrivain, exerce son droit de remontrance. Ainsi portée devant l’opinion, la querelle n’est pas médiocre. Point d’anecdotes douteuses ni de ragots de basse-cour, mais une réflexion sur la France, sur de Gaulle et sur la République à partir de laquelle le président et la gauche sont durement critiqués.

Proches de Régis Debray lorsqu’il évoque la nation, malgré sa crispation jacobine et son refus de voir la force et l’actualité de la tradition capétienne, sensibles comme lui à la force du projet gaullien, même si nos raisons ne sont pas toutes identiques, attachés autant que lui aux valeurs de la République dès lors qu’elle est définie comme bien commun et non dans le combat fratricide (2), pouvons-nous le suivre dans le procès qu’il intente à ceux qu’il a aimé et servi ? Il faut, pour répondre, examiner la méthode, l’angle d’attaque et l’attitude qui résulte de sa prise de distance.

CRITIQUE

Quant à la méthode, qui consiste à comparer la pensée et l’œuvre du général de Gaulle à ce qui se fait aujourd’hui, comment ne pas songer à Voltaire célébrant le siècle de Louis XIV pour mieux accabler son successeur ? Pour juger la politique de François Mitterrand, par rapport au projet gaullien, il nous manque le recul et il faudrait, comme le reconnaît Régis Debray, que nous sachions le mot de la fin. En outre, notre histoire millénaire montre que chaque homme d’Etat a son propre style, et sa manière singulière de s’inscrire dans l’histoire. Une imitation du général de Gaulle serait aussi clownesque que la manière dont M. Giscard d’Estaing se prenait pour le roi. Et s’il faut à tout prix comparer, n’oublions pas que Charles de Gaulle eut son Pompidou comme François Mitterrand a son Rocard avec, pour le premier, les conséquences que l’on sait.

L’angle d’attaque n’est pas non plus satisfaisant puisque la critique de l’homme au pouvoir ne peut valoir sans une analyse rigoureuse de la fonction qu’il occupe. Or s’il y a bien chez Régis Debray une idée de l’Etat, le pouvoir présidentiel sous la Sème République n’est pas examiné dans ses ambiguïtés et ses contradictions, dans la tension permanente entre l’arbitre et l’acteur qui provoque nos impatiences et nos déceptions. Il est vrai que la tradition vétéro-républicaine n’incite guère à la réflexion institutionnelle ; l’équilibre du jugement sur l’homme d’Etat s’en trouve compromis, et la relation qu’on entretient avec celui-ci risque de s’en trouver perturbée. Tel est, semble-t-il, le cas.

Aussi l’attitude politique de Régis Debray ne me paraît-elle pas fondée. Même intérieure, l’émigration est toujours la pire des solutions. Au poids de la solitude du chef d’Etat, elle ajoute les dangers de l’isolement. Or François Mitterrand est aujourd’hui un homme qu’on cherche à isoler pour « mieux » préparer sa succession et parce qu’il continue de déranger le petit jeu conservateur. Voyez avec quel art on atténue les messages présidentiels, et cette adhésion de pure forme à son projet ! Est-ce la faute de l’Elysée s’il n’y a pas de rassemblement, ou celle d’un Parti socialiste hier hégémonique et aujourd’hui éclaté ? Est-ce la faute du président de la République s’il n’y a plus de mouvement social sur lequel il pourrait s’appuyer ? Je ne reproche pas à Régis Debray de faire le jeu de ses adversaires – en l’occurrence la gauche conservatrice – mais de viser parfois une mauvaise cible.

AVERTISSEMENT

Peut-être faut-il voir dans cette rupture, l’effet d’une personnalisation excessive de la passion politique, qui n’est pas le moindre paradoxe du jacobinisme. Mais foin de polémiques. Je comprends la lassitude de Régis Debray face aux pesanteurs du pouvoir et nous avons dit ici, comme lui, notre indignation de voir la nation oubliée au profit de l’Europe de marchands et des financiers, notre colère devant la reddition d’une grande partie de la gauche au prétendu libéralisme économique, notre écœurement devant la faillite intellectuelle et morale d’un Parti socialiste qui est, chaque jour un peu moins, digne de son nom. Simplement, nous n’avons pas éprouvé une déception aussi violente que celle de Régis Debray parce que ce parti n’est pas le nôtre, parce que la gauche n’est pas notre tradition.

Mais nous ne saurions nous en désintéresser puisque cette famille politique est légitimement partie prenante dans la définition et l’accomplissement du projet de la France. C’est pourquoi je prie les gestionnaires de l’hôtel Matignon et les socialistes d’appareil de considérer le livre de Régis Debray comme un ultime avertissement. D’abord parce que toute critique, même dure, même injuste, est bonne à méditer quand elle vient d’un militant déçu. Ensuite parce que cet intellectuel de gauche n’est pas seul à penser ainsi, même si beaucoup gardent le silence ou adoptent des attitudes différentes. Cela fait des années que les intellectuels et les chercheurs sont ignorés, parfois ouvertement méprisés, voire humiliés par les technocrates et les apparatchiks. Nous voyons les résultats : des analyses déficientes, un débat civique d’une nullité à pleurer, des répliques d’une faiblesse consternante face à la montée de l’extrémisme, une propagande stupide (par exemple la campagne du P.S. contre le racisme) sous les couleurs chatoyantes de la « communication ».

Alors de deux choses l’une : ou bien il y aura, dans les mois qui viennent, un redressement intellectuel et politique qui s’effectuera avec ceux qui réfléchissent sur notre société, ou bien nombre de chercheurs, d’intellectuels, de militants et d’électeurs iront tracer leur propre chemin, loin des pouvoirs sclérosés. Les hommes installés choisiront peut-être de s’accommoder de cette dissidence, comme de tant d’autres choses. Qu’ils se souviennent cependant : en France, il n’est jamais bon d’ignorer les idées.

***

(1) A demain de Gaulle. Gallimard-Le Débat, 1990.

(2) cf. l’éditorial de « Royaliste », n°507

Editorial du numéro 540 de « Royaliste » – 25 juin 1990

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