On ne s’intéresse jamais assez à la sous-littérature idéologique. Or elle joue un rôle décisif dans l’acclimatation des « idées nouvelles » et dans le changement des problématiques, qui se font par l’inlassable répétition des formules, des slogans et des mots d’ordre qui permettent les reconfigurations intellectuelles et sociales.

Mots d’ordre, en effet. A l’encontre de ce que professent les «pragmatiques » et les théoriciens de la « fin des idéologies », les batailles politiques, les luttes sociales et les guerres économiques commencent par un combat sur les mots, sur les « concepts » qui permettent de ré-organiser, ou plus précisément de soumettre à un nouvel ordre des groupes sociaux, des nations, des Etats.

Propagandes

Même « à l’heure d’Internet », même dans la « société de communication », le monde se décompose et se recompose selon des théologies, des idéologies, des systèmes de pensée qui sont élaborés par de grands théoriciens, puis simplifiés (et souvent déformés) par des propagandistes plus ou moins talentueux en vue de la diffusion la plus large possible. L’exemple le plus frappant est celui du marxisme, qui a connu des lectures et des interprétations diverses, avant de subir la réduction léniniste et le dogmatisme stalinien. Le même processus affecte le libéralisme, pensée politique fondamentale [1] théorie économique majeure, aussi impressionnante que discutable, devenu un « concept » aujourd’hui dégradé dans des textes de propagande, médiocres mais efficaces, dans lesquels puisent les « nègres » chargés de rédigés les discours, les articles et les livres des ministres, députés et apparatchikis de tous rangs et de toutes variantes (ultra-libéraux, néo-libéraux, socio-libéraux, écolo-libéraux, socio-libéro-écologistes…) qui utilisent la novlangue ultralibérale avec la même habileté que les commissaires politiques de Staline : on manipule le langage pour masquer la brutalité des intentions et la dureté des effets, on parle la langue de bois pour manifester son appartenance au groupe dirigeant, ou du moins son allégeance, on retourne les mots comme des gants afin d’en faire une signalétique pour affidés.

Car il y a bien adéquation entre l’idéologie dominante et les intérêts d’un milieu dirigeant qui s’inscrit résolument dans ce qui est désigné par Alain Minc comme « cercle de la raison* ». Mieux vaudrait évoquer un flux d’ondes qui a sa source aux Etats-Unis, chez Milton Friedman[2] notamment, qui est a été diffusé par Henri Lepage[3] puis Guy Sorman[4](pour l’économie) et par Laurent Cohen-Tanuggi[5] (pour le droit) et qui chauffe aujourd’hui les fourneaux sur lesquels ont été préparées les privatisations d’hier, et qui servent à mitonner les nouveaux programmes de gestion de nos affaires.

C’est pourquoi il faut étudier attentivement cette sous-littérature ultra-libérale, aussi pénible soit-elle à décrypter. On sait qu’on ne perd jamais son temps en lisant Adam Smith, grand esprit très cultivé, alors qu’on enrage de patauger dans des textes rédigés par de plats bureaucrates, par les petites mains d’officines spécialisées (je peux donner des adresses…) ou par des journalistes pressés.

Sans doute pour expier de vieilles erreurs de jugement, et pour me châtier de trop d’inadvertances, j’ai donc lu, plume à la main, les sept cent quatre-vingt quinze page de ce qui se présente comme « le livre vérité de la fonction publique », publié sous la direction de MM. Fauroux et Spitz[6]. Pire : je tiens à infliger la lecture de mes relevés aux lecteurs de Cité, car Notre Etat est construit comme un réservoir dans lequel viendront puiser directement lessocio-libéraux, et qui sera pour partie recopié par la fraction de droite du milieu dirigeant. Décidée à ce que chacun boive, avec moi, la vinasse jusqu’à la lie, j’ai ajouté des citations tirées d’une lecture non moins attentive de deux essais à la mode – ceux de Jean-Marie Colombani et d’Alain Minc[7].

Ayant ainsi composé mon corpus idéologique, j’accompagnerai mon analyse d’un petit dictionnaire novlangue/français afin de faciliter la lecture des citations.

Traité de démolititon

En trois ouvrages, les trente auteurs examinés ont composé, ou du moins entériné, un programme que revendiquent clairement notre très bourgeoise Bande des Quatre (Minc, Colombani, Fauroux, Spitz): la destruction de l’Etat, la décomposition de la nation française, la liquidation de l’économie nationale, la soumission de la plupart des groupes sociaux à la dictature du « marché » – c’est-à-dire à l’oligarchie technocratique et financière.

Bien entendu, ce résumé sera récusé par les auteurs des ouvrages précités, qui peuvent aligner de nombreuses citations attestant qu’ils veulent sauver l’Etat, défendre la France et préserver la population des conséquences extrêmes du libéralisme sauvage. Mais ce sont des textes « de couverture », des formules de précaution, des incantations sans portée qui relèvent de banales techniques de mise en condition. Staline proclamait que « l’homme est le capital le plus précieux » et nul n’ignore comment ce capital humain a été mis au travail ou physiquement liquidé. Les quatre maîtres d’œuvre précités cultivent la même hypocrisie.

Par exemple, MM. Fauroux et Spitz affirment leur refus du libéralisme et écrivent que l’Etat n’est pas un simple prestataire de services : il a « le devoir de recréer sans cesse le lien social, toujours en passe de se rompre, même dans une nation aussi apparemment apaisée que la nôtre » (NET, 14). D’où de préserver ses missions traditionnelles : arbitrer les conflits d’intérêt (NET,15), maintenir l’unité de la nation (NET, 16), rendre la justice, protéger les faibles (NET, 17). Mais ces excellents principes sont inscrits dans une implacable logique de modernisation* et le lecteur se trouve soumis à un chantage : l’Etat, la nation et la société disparaîtront si les réformes* de la « dernière chance » ne sont pas entreprises. Le désastre ou le salut, le libéralisme ou la mort lente : telle est la seule alternative concevable, qui prédétermine le choix. Une place dans l’Europe du chancelier Hitler, ou l’invasion bolchévique ? Pas d’autre choix que la Collaboration. Devenir rouge, ou être mort ? Pas d’autre choix que le pacifisme. Rester un pauvre chômeur en état de mort sociale, ou devenir un travailleur pauvre ? Pas d’autre choix que la précarité, la flexibilité et la pleine employabilité*.

« Pas d’autre choix » en effet que celui du libéralisme, parce que le choix contraire (celui du passéisme, du conservatisme…), à supposer qu’on veuille le faire, conduit à défendre des positions qui sont broyées par le mouvement irrésistible d’une histoire réduite au processus de mondialisation. Dans la novlangue ultralibérale comme dans le bas-marxisme, tout est implacable, inéluctable, inévitable…Ainsi, les auteurs de Notre Etat formulent une nouvelle interprétation du sens de l’histoire : «  nous entendons par [crise de l’Etat] l’écart désastreux qui est en train de se creuser entre ses règles de fonctionnement, héritées à peu près telles quelles du siècle dernier et abritées du changement par mille tabous, et le mouvement vertigineux qui entraîne la société française et la planète à se « réformer » à toute allure ». (NET-FS-12).

D’où la nécessité, pour les militants modernisateurs, de faire sauter tabous* et verrous afin que la société comble ses retards puis accélère son évolution – voire sa révolution. Car l’imagerie ultralibérale fait constamment référence au passage de l’Ancien au Nouveau, grâce à l’utilisation répétée de clichés évoquant le passé historique de la nation française. Ce qui est à détruire se nomme corporatisme*, colbertisme*, monarchie*. Le programme de destruction est ouvertement politique. Les bouleversements révolutionnaires sont présentés comme la conséquence forcée de l’évolution des infrastructures économiques et financières, mais il s’agit implicitement de détruire l’œuvre économique et sociale de la Libération et, explicitement, de liquider le gaullisme. Jean-Marie Colombani évoque par exemple la « déconstruction maligne de l’œuvre du général de Gaulle » depuis l’arrivée d’Edouard Balladur aux affaires en 1986 (JMC-110) et se félicite, comme son confrère Alain Duhamel, de l’effondrement progressif de la monarchie gaullienne. Le tout est résumé en quelques lignes par le directeur du Monde : « Il y a désormais à l’œuvre, dans notre pays, une « autre logique » […] imparable celle-là. Elle lie le transfert de pans entiers du pouvoir à l’Europe à l’assouplissement des contraintes qui enserrent le pouvoir législatif, à l’émancipation des régions, enfin à l’acceptation de l’émergence d’un véritable pouvoir judiciaire. Cette nouvelle logique-là, in fine, conduit à remettre en cause le cœur même du système : la convergence de tous les fils, de tous les rouages, de toutes les protections, vers la présidence de la République, véritable sommet de la pyramide étatique » (JMC-91).

C’est bien l’Etat en tant que tel qui est à détruire car Jean-Marie Colombani, exploitant l’imagerie de la Révolution française, oppose clairement le jacobinisme* des défenseurs de l’Etat aux nouveaux girondins dont il serait l’éminent directeur de conscience.

La déconstruction de ce qu’ils appellent « l’Etat-nation » s’opère dans divers domaines et de plusieurs manières. Passons-les en revue.

Thème de la crise de l’Etat

Reprenons Colombani. Pour lui, la République jacobine est caractérisée par « une présidence absolue, un pays centralisé, une justice soumise » (JMC-111). La reconnaissance du rôle de la société civile* conduit à une « évolution » qui «nous amène sur un terrain proprement philosophique. L’Etat descend de son piédestal. Ce n’est plus un Etre impersonnel, tout-puissant, animé de la seule conscience du Bien public et incarné par le juge d’instruction, mais un avocat de la République, qui se confrontera à d’autres avocats, ceux des simples citoyens, au fil d’un débat où l’argument de l’un n’aura plus aucune raison, dans l’attente du jugement, d’être perçu comme intrinsèquement supérieur à l’argument de l’autre. C’est donc bien une philosophie tout autre que celle de nos républicains-jacobins qui est à l’œuvre. Elle met l’individu et ses droits au cœur du processus judiciaire et de la République « plurielle » (JMC-133).Qu’est-ce qu’un Etat qui n’est plus l’unique serviteur de l’intérêt général ? Un partenaire social. Qu’est-ce qu’un intérêt général qui est défendu par plusieurs acteurs et avocats de la société civile : un groupement d’intérêts spécifiques parmi d’autres intérêts particuliers plus ou moins organisés en syndicats, groupes de pression et associations.

L’Etat, dans sa fonction propre, se trouve ainsi détruit. Il n’est pas étonnant que Le Monde soutienne ardemment le député socialiste Montebourg dans l’attaque portée contre Jacques Chirac, que le parti girondin voudrait faire juger par la Haute Cour.

Bien entendu, personne ne va jusqu’à avouer, du moins publiquement, qu’il veut détruire l’Etat. Il suffit de faire passer le thème de la crise de l’Etat, en montrant la généralité (tous les Etats européens sont touchés) et la globalité (toutes les fonctions sont atteintes) de phénomènes qui affectent gravement l’identité étatique. Tel est le thème développé par Pierre Joxe :« au regard des analyses inspirées par l’intraduisible multilevel governance, tous les Etats voisins de la France, pour ne parler que d’eux, se trouvent sinon en crise du moins en phase de transition spectaculaire.

Tous subissent la mondialisation et s’interrogent sur elle et sur eux-mêmes. Tous adaptent leur droit – et parfois leurs mœurs – à l’Union européenne dont ils sont membres, ou aspirent à l’être. Tous traversent une crise de la représentation politique qui atteint en premier lieu leur parlement. Tous enfin ont remodelé ou remodèlent leur administration locale.

Tous sont confrontés à ces acteurs nouveaux pesant sur la vie publique locale, régionale, nationale ou internationale : ONG et associations, entreprises et multinationales, mouvements identitaires et minorités ethniques, presse et nouveaux médias, tous ces agents ignorés par les théories politiques et juridiques classiques.

Tous, y compris l’Union européenne elle-même, mais celle-ci affrontant à la fois son extension (de quinze à trente ?) et son approfondissement institutionnel, vivent cette époque comme une crise de croissance, lorsque la France jacobine la vit comme une crise d’identité. » NET-PJ36-37.

Soucieux de mettre en évidence la radicale nouveauté de la situation, afin de justifier des bouleversements non moins radicaux, Pierre Joxe se laisse aller à de bien étranges affirmations pour un homme qui possède une forte culture politique et une solide expérience des affaires publiques. Comment ignorer, par exemple, que le monde de 1913 était plus « globalisé » que celui de l’an 2000 ; comment oublier tout à coup les innombrables analyses sur l’internationalisation du capital, sur le rôle très ancien de ce qu’on appelait pas encore les Organisations non gouvernementales (Croix Rouge, Secours catholique, Alliance israélite universelle, Mouvement antifasciste Amsterdam-Pleyel, mouvements politiques, syndicats), sur les groupes de pression en France et en Etats-Unis notamment ?Tous ces facteurs et tous ces acteurs n’empêchaient pas les Etats de remplir plus ou moins bien moins missions, sans que les hommes d’Etat proclament soir et matin qu’ils ne peuvent « rien faire ». Or c’est l’idée de cette impuissance que Pierre Joxe veut démontrer, en dressant de manière notariale « quatre constats » :

« 1) la mondialisation introduit la concurrence au cœur même de notre Etat, jadis construit comme souverain ;

2) la construction européenne dépossède notre Etat de son majestueux rôle de source unique du droit ;

3) l’affaiblissement de notre Parlement aboutit à une crise de notre droit financier au moment précis où le Parlement européen développe et expérimente ses pouvoirs ;

4) notre tradition centralisatrice entrave notre gouvernance locale, dans une Europe où le local governement est en plein essor. »NET-PJ37

Même si cela paraît fastidieux, il faut expliciter le point n°1 par trois citations supplémentaires, afin de souligner un aspect important de l’idéologie dominante. Pierre Joxe insiste sur le fait ( ?) que les Etats sont devenus « non plus seulement acteurs, mais objets d’une compétition internationale ». « La libéralisation des échanges, la levée des frontières douanières, l’intégration poussée des économies de certains Etats dans plusieurs parties du monde, et d’abord en Europe, placent dans un espace économique ouvert les Etats en concurrence entre eux mais aussi avec d’autres acteurs : grandes entreprises industrielles, financières ou de communication, souvent plus riches et plus puissantes que la plupart des Etats. » (NET-PJ-37). Et de préciser que les privatisations établissent de nouvelles règles : « Le service public soumis à la concurrence, c’est le système institutionnel lui-même qui finit – à sa grande surprise – par être mis en concurrence avec d’autres » (NET-PJ38) avant de conclure sur la « pénétration progressive de la concurrence dans le droit de l’Etat. » (NET-PJ38).

Anne Lauvergeon reprend cette thématique, en portant quelques coups à ceux qui défendent la souveraineté de l’Etat : « L’Etat, puissance intellectuelle et financière, maître du mouvement, fut également longtemps le maître du temps. Selon la belle formule de Philippe Delmas, il était le « maître des horloges ». Il le reste dans certains secteurs, mais ils sont de moins en moins nombreux dans le domaine économique. Et même pour ceux-ci, d’autres rythmes se font entendre, que l’Etat est de plus en plus obligé de prendre en compte.

Soit qu’il l’ait voulu, soit qu’il l’ait subi, l’Etat a vu son champ d’action économique se reconfigurer et se resserrer. Il a dû s’adapter au nouveau périmètre de ses activités. La question est désormais pour lui de faire en sorte de l’assumer entièrement, de ne pas se contenter de prendre acte de la diminution de son pré-carré et d’assimiler que le schéma de l’horloge unique a vécu.

L’Etat n’est plus seul à battre la mesure. Les marchés financiers et les médias sont en partie les métronomes de ce début de siècle.

Les premiers ont accéléré le tempo et imposé leurs critères. Leur influence a largement débordé les seules entreprises cotées. Leurs exigences, leurs ratios gagnent du terrain. L’Etat ne peut plus, sans graves conséquences, refuser de les entendre ou prendre des retards sur des décisions attendues. Les sanctions sont immédiates et sévères. Elles tombent sur les entreprises concernées ou sur la monnaie.

Quant aux seconds, ils ont leurs exigences propres. Ils composent ou recomposent l’agenda au gré des événements, des révélations, des modes, des sondages… et de la popularité des dirigeants.

Dans ce contexte, il est ardu de se positionner en stratège. Surtout lorsque l’Etat, ou ceux qui l’incarnent, sont remis en cause et que le reflet de l’image des gouvernants dans l’opinion du moment prime. » (NET-AL456).

Dans ce remarquable condensé de l’idéologie dominante, on note la reprise du thème de la concurrence dans l’Etat, qui est absurde si l’on considère les fonctions les fonctions essentielles (législation, diplomatie, justice, défense) et l’administration (qui est au service de l’intérêt général, selon les principes fondamentaux du droit qui mais qui peut se comprendre si l’on envisage seulement les taches bureaucratiques – la collecte de l’impôt, la gestion des hôpitaux par exemple. Toute la critique ultra-libérale de l’Etat vise en fait la techno- bureaucratie, qui a engendré la petite caste des grands commis convertis à l’ultra-libéralisme. C’est cette techno-bureaucratie qui est visée par Roger Fauroux lorsqu’il écrit que la fonction publique est un « bloc d’improductivité (qui) n’a intégré aucune des conquêtes des systèmes modernes, la déconcentration des responsables, le fonctionnement en réseaux*, la transparence*, l’émulation interne, la primauté donnée à l’innovation, la rapidité de la transmission des informations, la curiosité vis-à-vis de l’extérieur » (NET-RF 21). Toutes tares qui doivent disparaître grâce à « une gestion intelligente du personnel de l’Etat »,«  une politique systématique de décentralisation des pouvoirs » et si l’on se décide à « remettre de l’ordre dans les relations incohérentes qui persistent entre l’Etat national et l’Europe ».

On verra que ces belles intentions cachent, au mépris de l’impératif de transparence, des visées proprement subversives.

Dans le texte d’Anne Lauvergeon, il importe aussi de noter les trois puissances devant lesquelles l’Etat a abdiqué : les marchés, les médias, l’opinion publique. C’est ce que le disert Alain Minc nomme la « sainte-trinité ». Selon lui ce n’est plus le couple antagoniste Etat-marché qui structure la réalité, mais « le marché ; le droit avec son grand prêtre, le juge ; l’opinion publique à travers ses prophètes, les médias » (AM-CAP, 51-52). L’allusion religieuse rend le schéma de Minc plus radical que celui de Lauvergeon : le juge remplace l’Etat dans sa fonction arbitrale, et l’opinion publique se résorbe dans le discours médiatique – comme si les partis politiques qui concourent à l’expression du suffrage universel et les choix électoraux n’avait plus de sens ni de portée.

C’est bien ce que dit Alain Minc : « Au tryptique à la Montesquieu – exécutif, législatif, judiciaire -, s’en est substitué un autre : la justice, les médias, l’opinion. La même révolution est à l’œuvre dans la vie économique : le droit et son militant de choc, le juge, sont d’autant plus solides face au marché qu’ils s’enracinent dans les mouvements de l’opinion publique » (AM-CAP, 60). Comme « l’opinion publique » est exprimée par les médias, il existe donc un couple justice-médias : « de la même manière qu’un journaliste d’investigation et un juge d’instruction sont unis par des réflexes identiques et une vision commune du monde, un journaliste économique et un analyste financier pourraient eux aussi « roquer » (AM-CAP, 61) », ce qui semble indiquer que le juge, à peine désigné comme Tiers, est renvoyé à un rôle de partenaire des médias, sous la pression de l’opinion exprimée par les médias. Le pouvoir politique abdique donc au profit de puissances qui ne s’équilibrent par un jeu de checks and balances précédemment évoqué (AM-CAP, 52) mais qui se mêlent dans une confusion propice à l’action de divers réseaux. Ceci en toute « transparence », bien entendu.

Mais Alain Minc est un maximaliste (ou un homme qui publie ce que d’autres murmurent), alors que Jean-Marie Colombani respecte les préceptes officiels de l’idéologie dominante en portant le juge au pinacle. « Dans chacun de ces domaines, il importe d’inventer un nouvel équilibre et, pour cela, de mettre en chantier une nouvelle séparation des pouvoirs intégrant dans le champ des acteurs de la démocratie moderne la figure de pouvoir qui a surgi : le juge » (JMC-IR111). L’Etat, conçu par Jean-Marie Colombani comme un groupement d’intérêts, plaiderait ainsi sa cause face à un « juge » indépendant, qui dirait le droit et qui ferait valoir son arbitrage…

Mais on notera avec soin que ce juge est vénéré dans une perspective européenne de régulation des marchés, mise en évidence par Pierre Joxe : « L’Union européenne, dont les institutions s’enracinent à leur aise dans les cités du prémonitoire Benelux, terreau des franchises municipales, des démocraties capitalistes et des confédérations d’intérêts, cette Europe adolescente, est une grande fabrique juridique : elle fabrique du droit comme les athlètes font du muscle» (NET-PJ37).

Thème de la décentralisation

L’éloge de la décentralisation paraît sympathique, mais il se situe à l’opposé de ce qui a été tenté par le général de Gaulle et réalisé par François Mitterrand puisque les nouvelles étapes dans la décentralisation sont conçues, dans une perspective européenne, pour réduire encore le rôle de l’Etat.

C’est bien pour annihiler l’Etat centralisé que Jean-Marie Colombani vante une «seconde vision (qui) consisterait à organiser un territoire vaste et articulé qui ne prendrait plus Paris comme le centre du monde, mais la France comme le cœur de l’Europe, en jouant l’émergence de quelques grandes entités, dotées de leurs métropoles, de leurs spécialisations, de leurs ouvertures au monde, pour tirer parti de toutes leurs richesses » (JMC, 147). Cette nouvelle vision, « girondine » se retrouve dans les schémas de« l’archipel éclaté » (JMC, 147-48) et du « polycentrisme maillé » (JMC, 148-149). Ces conceptions techno-bureaucratiques de la décentralisation s’accommodent fort bien de la célébration l’autonomie corse par Jean-Marie Colombani (qui impliquerait aux dires des indépendantistes une « corsisation » des emplois, donc une sélection sur critère ethnique) et de l’apologie réactionnaire des racines. Ainsi Jean-François Merle affirme que « si la patrie est ce que l’on emporte à la semelle de ses souliers, le territoire (ou le terroir) est ce vers quoi l’on revient pour retrouver ses racines, pour exprimer son identité, pour revendiquer son appartenance » (NET-JFM269), déclare que « redonner aux territoires un espace d’autonomie, de liberté, de responsabilité est à la fois indispensable et possible » et conclut par un discret chantage : la volonté de « corriger » une histoire tourmentée « ne doit pas conduire à instiller les ferments du communautarisme dans notre vie publique » mais « la vigilance est d’autant plus nécessaire que rien, dans la construction européenne, ne nous prémunira contre ce risque. L’Europe, qui s’est édifiée autour d’autres valeurs que celles d’universalité des droits et de laïcité, pourrait s’accommoder de communautés ethnorégionales. » Nous sommes prévenus… Cependant, le lyrisme de Jean-François Merle célébrant l’émergence des territoires et des terroirs – « ces territoires de l’imaginaire et de l’affect (…) » -ne l’empêche pas de réclamer la limitation des compétences du département et des transfert de compétences à des régions réduites en nombre (NET-JFM 775).

Thème du partage du revenu national

Sur ce point, une élucidation minutieuse des textes est inutile, puisque la gestion économique depuis 1983 a manifestement consisté à avantager les profits au détriment des salaires. C’est ce que confirme Jacques Mistral dans une phrase lapidaire : « La réduction du coût salarial, en particulier au bas de l’échelle, a été la pierre angulaire de cette politique » de croissance plus riche en emplois. ( NET-JM313). Constat qui est développé (NET-JM 319) par trois assertions écrites en langage codé :

– Face à un important taux de chômage , « c’est prioritairement par la hausse de l’emploi qu’il faut rechercher l’augmentation de la masse salariale ». Il n’est pas précisé qu’il s’agit, en général, d’emplois flexibles et faiblement rémunérés.

– En période de tension sur les capacités de production, il faut que « la dynamique de l’investissement continue à tirer la croissance ». La phrase est particulièrement obscure mais on croit comprendre qu’il faut privilégier l’offre (augmentée par de nouveaux investissements) et certainement pas la demande, ce qui supposerait une augmentation de la masse salariale.

« enfin, last but not least, l’accélération des coûts salariaux unitaires en période de difficultés sérieuses de recrutement serait un signe menaçant pour la Banque centrale ». Ce qui signifie qu’il faut trouver le moyen d’empêcher la hausse des salaires, au mépris de la prétendue loi de l’offre et de la demande sur le marché du travail, qui fonctionne quand ça arrange les employeurs.

Mais comment peut-on, dans tous les cas de figure, réduire au minimum les salaires pour dégager le maximum de profits ? Par la régulation européenne, et plus précisément par l’euro.

Thème de l’Europe

Nicolas Baverez explique fort bien comment joue cette police des salaires camouflée en une technique de régulation monétaire confiée à la Banque centrale européenne :« La naissance de la monnaie unique et la formation de l’Euroland ont amplifié le phénomène avec le basculement, au plan européen, de la régulation macroéconomique, via la politique monétaire confiée à une banque centrale privée de toute forme de contre-pouvoir ou de réassurance politiques. » (NET-NB 603-604). Autrement dit, les Etats ont abdiqué de leurs responsabilités en faveur d’une Banque européenne dont la mission est de lutter contre l’inflation … qui ronge ou détruit la rentabilité du capital.

Telle est également l’analyse de Jacques Mistral :« Le support de cette coordination à venir [de la politique européenne], c’est la comparaison systématique des coûts que permet la monnaie unique. Non plus des statistiques ésotériques réservées au spécialiste, mais des prix directement comparables par l’usager et par conséquent la possibilité, jusqu’ici impossible, d’une évaluation coût/bénéfice comparative pour chaque fonction collective, pour chaque service public. Ces comparaisons joueront un rôle comparable à ce que fait la concurrence dans le secteur marchand » et elles seront appliquées aux administrations publiques : « Organiser le benchmarking* systématique des fonctions collectives est sans doute l’un des leviers les plus efficaces pour préparer le terrain et accélérer la réforme de l’Etat providence » (NET-JM 318). Telle est la grande idée reprise par Roger Fauroux dans sa conclusion : « Concurrents par les services rendus, les Etats le sont également et surtout par leurs coûts, qui pèsent directement sur la croissance et l’emploi » (NET-RF 606). Gardons en mémoire cette réduction de l’Etat à une sorte de « station service » concurrentielle, pour examiner les avantages généraux d’une « intégration européenne » dont les ultralibéraux attendent beaucoup sur le plan monétaire.

Jean Peyrelevade détaille les « avantages » de l’euro dans une longue étude dont je me borne à reprendre les points saillants :

La politique anti-inflationniste de la Banque centrale européenne conduit à durcir la concurrence entre les firmes, puisque celle-ci doivent absolument réduire leurs prix au lieu de jouer sur les modifications de tarifs.

Toute augmentation globale de l’inflation (surtout les augmentations de salaires) poussera les entreprises à se délocaliser vers les pays où le coût du travail est le plus faible : « à l’intérieur de la zone euro, l’emploi se déplacera là où le coût du travail par unité produite, résultat de l’évolution comparée des salaires et de la productivité, sera le plus faible. Le niveau de chômage, sanction des erreurs commises, sera bien la variable d’ajustement des déséquilibres intraeuropéens. Les économies de petite taille, moins diversifiées, plus ouvertes sur l’extérieur, sont à cet égard plus menacées » (NET-JP631-632).

Mais la concurrence par les bas salaires ne suffira pas : il faudra encore réduire le déficit budgétaire pour serrer encore plus les prix et pour offrir une « fiscalité plus compétitive », favorable aux entreprises et aux jeunes qui s’installent plus qu’aux familles.

Comme une politique sociale trop généreuse provoquera des pertes de compétitivité (soit par augmentation des charges des entreprises, soit par alourdissement des impôts) il faudra réduire la protection sociale : « Dans l’un et l’autre cas, l’Etat national, pourtant régulateur social vis-à-vis de l’opinion, ne peut plus développer une politique sociale qui soit quantitativement très décalée (protection du consommateur, importance des transferts sociaux) sans handicaper la valeur de ses entreprises directement (par la baisse des rentabilités), ou indirectement (par la hausse des prélèvements). Le social ne peut être valablement posé qu’au niveau européen. » NET-JP 637.

« Un Etat qui décide localement de faire relativement moins de social qu’un autre, à taille comparable bien sûr, engrange dans ce jeu non coopératif des effets externes positifs en terme de compétitivité économique. De cela, il faut être conscient pour pouvoir, le cas échéant, essayer de s’y opposer. Toute la politique sociale doit donc être pensée de manière différente et intégrer la notion de compétitivité territoriale ».NET-JP637.

«C’est ainsi : la concurrence entre nations dans le monde de demain se jouera de plus en plus au niveau de la performance globale de leur appareil d’Etat ». Et, plus loin : « Seuls les Etats efficaces seront en mesure de réguler la mondialisation et de peser sur elle plutôt que de la subir ».

Tout s’éclaire ! La concurrence entre les appareils étatiques se fera à la baisse : le gagnant est celui qui baissera le plus les salaires des fonctionnaires, les impôts sur les entreprises et les dépenses sociales. La comparaison des coûts dans une même unité de compte favorisera ce processus.

 Stratégie du libéralisme

Les conclusions d’ensemble sont données par les stratèges de la « révolution libérale », tellement sûrs de leur victoire qu’ils abattent leur jeu. Ainsi Jean Peyrelevade qui, exposant « une stratégie pour la croissance », nous informe que :

« Comme tout Etat européen, [l’Etat français] vient en effet de perdre en quelques années quatre des cinq degrés de liberté, interdépendants, dont il disposait traditionnellement :

le premier est l’action sur le niveau général des prix, c’est-à-dire sur la capacité d’influer sur les anticipations et, par ce biais, sur le partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits ;

le deuxième est le déficit budgétaire, c’est-à-dire la capacité de reporter dans le temps (plus tard) et dans l’espace social (sur les riches, sur les moins riches immobiles, sur les rentiers…) la charge de la régulation publique ;

le troisième est la dette publique, c’est-à-dire la possibilité d’accumuler du retard d’ajustement, cinq ans, dix ans, quitte à attendre des moments plus propices, ou à en réduire la charge réelle par l’inflation (la fameuse euthanasie des rentiers) ;

le quatrième est le change, c’est-à-dire la capacité de diminuer la valeur du travail local pour acquérir ou reconquérir des parts de marché externes, au détriment donc du niveau d’activité des pays étrangers, mais avec la contrepartie automatique que les avoirs nationaux se trouvent relativement dépréciés et donc plus aisés à acquérir par autrui ;

le cinquième est la valeur des actifs, dont les prix montent en cas de bonne gestion de l’économie nationale, qui baissent dans le cas inverse et cela indépendamment des effets de change mentionnés plus haut… »(NET-JP627-628).

Et d’ajouter que « la réconciliation de l’Etat et des valorisations d’entreprises, de l’Etat et des sources de richesse est une condition sine qua non de la paix sociale dans un monde plus concurrentiel qui oppose espaces productifs, c’est-à-dire aussi espaces sociaux. » Il y a « évidemment une place pour l’Etat en France » mais : « Les hommes politiques de droite comme de gauche ont quelque mal à admettre que l’Etat doit se contenter aujourd’hui de valoriser la sphère privée et l’épargne locale, notamment dans le temps. En ce sens, l’Etat devient lui-même un agent de l’économie de marché et, disons-le au risque de choquer, un agent au service du capitalisme local ». (NET-JP629-630).

Gilles de Margerie, quant à lui, ne craint pas de choquer. Décrivant « La révolution libérale masquée », il vante l’efficacité du mensonge qui à permis d’instaurer en France un système dont la plupart des Français ne voulaient pas : « La révolution libérale a bien eu lieu en France ; le passé du pays lui rendait a priori ces changements plus difficiles qu’à d’autres ; il les a accomplis étonnamment rapidement et facilement. Cette révolution non avouée a été menée avec une remarquable constance par les gouvernements qui se sont succédé pendant vingt ans, alors même que le pays décidait de changer de majorité parlementaire chaque fois que l’occasion lui en était donnée, et elle le fut plutôt deux fois qu’une.

Rien de tout cela ne s’est réellement incarné politiquement : la droite libérale n’a jamais retrouvé le souffle qu’elle avait eu au début des années 70 et lors de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence ; la victoire à gauche de l’idée que le marché marche

s’est faite à condition de ne pas le clamer sur les toits et de reléguer dans les soupentes les hérauts de la deuxième gauche tout en adoptant leurs idées.

Le prix à payer a été la loi du silence : ne dites pas aux Français que leur économie est maintenant une économie de marché comme les autres, raisonnablement efficace et moderne : ils se croient encore les héritiers des figures tutélaires de l’entrepreneur d’Etat et de l’intervention publique. » (NET-GM497).

La fin annoncée de la démocratie

Tel est le programme ultralibéral. Il est appliqué depuis vingt ans sans que les peuples aient été consultés sur les véritables conséquences de la « lutte contre l’inflation » et du « passage à l’euro », et les élections législatives ou présidentielle (en 1988 et en 1994) n’ont rien changé à la ligne générale. De droite ou de gauche, les dirigeants se sont engagés à lutter contre le libéralisme (Jacques Chirac décidé à réduire la « fracture sociale », Lionel Jospin élu sur un projet de défense du socialisme à la française) puis ont affirmé qu’ils ne pouvaient rien faire face aux marchés. Maintenant, on nous dit clairement qu’il y a eu mensonge et imposture. Et on commence à sussurer que la démocratie représentative va elle aussi évoluer de manière radicale.

Ecoutons Jean-Marie Colombani :« Alors que la vision « républicaine » n’admet que la représentativité procédant de l’action du suffrage universel, la reconnaissance d’un pluralisme représentatif conduit à reconnaître que la justice à son tour devient un pouvoir, aussi important, dans le réseau d’équilibre et de « checks and balances » vers lequel nous devons tendre, que d’autres modes d’expression de la volonté générale. Cette reconnaissance n’est jamais qu’un moyen d’accroître le rôle de la « société civile » dans le processus politique » ( JMC-IR115). La fiction de la « société civile », connue par les sondages et exprimée par les médias (dont le journal de Jean-Marie Colombani) permettra de révoquer la souveraineté nationale : les organes judiciaires européens (non élus) serviront de médiateurs, et la Banque centrale européenne (composée de dirigeants non élus) servira de grand régulateur. Le directeur du Monde va plus loin :« (…) le renoncement au droit de battre monnaie, qui fut sous tous les empires le signe même de l’autorité, sera suivi logiquement et promptement, n’en doutons pas, par l’abandon du droit de fixer souverainement l’essentiel des impôts, d’où sont nés les Parlements ». Et de conclure, avec un superbe détachement  : « La souveraineté n’est pas le dernier mot de notre Histoire. Elle n’en est qu’un moment, qui cèdera la place à un autre » (JMC-IR154). Le propos est pertinent : la destruction de l’Etat et de la nation entraîne la suppression de la démocratie.

Il est non moins pertinent de proposer un choix simple : ou bien l’ultralibéralisme, ou bien la démocratie…. libérale.

 Remarques terminales

Faute de pouvoir entreprendre ici la critique méthodique et détaillée de ce dispositif idéologique, je me bornerai à quelques indications sommaires sur les références, les préjugés et la sociologie des propagandistes de l’ultralibéralisme.

Quant aux références, on notera les éloges appuyés de Lionel Jospin, de Dominique Strauss-Kahn, d’Elisabeth Guigou, de « la démocratie sociale incarnée par Nicole Notat… »(NET 778), et plus généralement l’apologie des Etats-Unis, chez Jean-Marie Colombani (JMC, 142) comme chez Roger Fauroux (NET- 609) et bien entendu chez Alain Minc.

Au chapitre des préjugés de classe, on relèvera que Roger Fauroux fustige en introduction à Notre Etat « une société anesthésiée par le bien-être » (NET-RF 13), ce qui, je pense, se passe de tout commentaire.

Sur le plan sociologique, on relèvera que, sur les trente auteurs de Notre Etat, dix-neuf sont des anciens élèves de l’ENA, les autres sortants de grandes écoles (Mines, Polytechnique, INA) à l’exception de Nicole Notat. Formée pour le service de l’Etat et de la nation, l’élite administrative a décidé de détruire la Res publica sans rien céder de son pouvoir et en augmentant considérablement ses gains, puisque beaucoup des éminents signataires des textes cités sont entrés dans la sphère financière.

Nous sommes confrontés à une idéologie de classe, qui épouse remarquablement les intérêts de l’oligarchie financière.

 

Dictionnaire novlangue-français

Benchmarking : c’est « une technique utilisée par les entreprises pour se comparer à leurs concurrents » dit Alain Minc (AM-CAP, 47, note).

Cercle de la raison : l’oligarchie néo-libérale, au pouvoir en France depuis 1995 sous deux variantes incarnées successivement par les équipes Juppé et Jospin : membres de la haute administration, financiers, affairistes, patrons de presse.

Colbertisme : terme disqualifiant toute volonté de rétablir l’Etat dans son rôle de maître d’œuvre de la politique économique.

Corporatisme : toute forme de résistance syndicale ou professionnelle, toute réaction spontanée de travailleurs aux opérations de désintégration sociale qui accompagnent le processus ultra-concurrentiel.

Gouvernance : c’est « la philosophie d’équilibre des pouvoirs, la transparence dans la manière de gouverner, et surtout le moralisme » écrit Alain Minc (AM-CAP 73). Quant au pouvoir, la gouvernance consiste à ne plus gouverner. Quant au moralisme, se reporter à la chronique judiciaire quotidienne (rubrique Strauss-Kahn ; prise illégale d’intérêts ; délits d’initiés par exemple). Pour la transparence, voir à ce mot.

Employabilité : selon la conception anglo-saxonne, situation d’attente dans laquelle se tient le salarié au chômage, formé ou en formation, toujours disposé à prendre n’importe quel emploi selon des conditions de rémunérations fixées par l’employeur. Le « plein emploi » dont parlent les ultralibéraux est le masque séduisant de la pleine employabilité.

Moderne : Synonyme de Libéral. Le néo-libéral reconnaît le système de la concurrence absolue et accepte de s’y soumettre. L’ultra-libéral est partisan de ce système. On nomme « jospiniste » le néo-libéral qui trouve son intérêt dans le système ultra-concurrentiel.

Modernisation : Casser toutes les structures pour mettre en application le principe ultra-concurrentiel.

Monarchie : terme disqualifiant, utilisé comme synonyme d’Etat. La « monarchie de droit divin » et l’Etat « républicain-jacobin » constituent une seule et même réalité institutionnelle condamnée par la logique modernisatrice.

Contrainte : mot caméléon. Selon les cas, la contrainte est :

– un choix soigneusement délibéré en privé, mais dénié en public (« On n’a pas le choix »)

– un non-choix confessé en privé (« on n’a plus le choix, on ne peut plus rien faire face aux marchés ») mais nié en public : « nous ne sommes pas libéraux, car nous allons réguler l’économie de marché ».

Réformes : mouvement général ou sectoriel de libéralisation, de dérèglementation conduisant à faire prévaloir en tous domaines le principe concurrentiel.

Régulation : Emprunté à l’école néo-keynésienne de la régulation, le mot est employé à contre-sens : non plus imposer des règles (au marché) et les faire respecter par l’Etat, mais se défausser sur des « autorités administratives indépendantes » (mais de quoi ?) d’un vague pouvoir assorti de sanctions (rarement appliquées) qui aboutit à laisser faire le marché.

Réseaux : concept à la mode, objet d’une littérature surabondante, destiné à remplacer la souveraineté, mais qui se réduit dans la pratique à la banale (et pernicieuse) influence des groupes de pression et des amicales occultes qui contredisent, de facto, l’objectif de transparence.

Société civile : concept polysémique. Au sens ultralibéral : tout ce qui n’est pas exercice des droits politiques et sociaux du citoyen (élections, partis politiques, grèves) et, par conséquent, tout ce qui n’est pas gênant : associations de solidarité, comités d’usagers, Nicole Notat, José Bové.

Transparence : ce qu’on exige de l’autre, afin de cacher ses propres turpitudes : par exemple, la presse contrôlée par les groupes financiers exige la parfaite transparence des services de l’Etat.

***

Article publié dans la revue « Cité »n° 37 – 2001

 

[1]Cf. Lucien Jaume, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Fayard, 1997 et La liberté et la loi, Les origines philosophiques du libéralisme, Fayard, 2000.

[2]Dans un entretien publié par Commentaire (n° 92/ Hiver 2000-2001), Milton Friedman conteste certaines des assertions de ses disciples, sur le gouvernement mondial, l’euro et l’indépendance des banques centrales tout particulièrement.

[3]Henri Lepage, Demain le capitalisme, Le Livre de Poche/Pluriel, 1978.

[4]Guy Sorman, La solution libérale, Fayard, 1984.

[5]Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’Etat, PUF, 1985.

[6]Roger Fauroux, Bernard Spitz, Notre Etat, Le livre vérité de la fonction publique, Robert Laffont, 2001. (NET- suivent les initiales de l’auteur de la contribution)

[7]Jean-Marie Colombani, Les infortunes de la République, Grasset, 2001 (JMC) ; Alain Minc, www.capitalisme.frGrasset, 2 000 (AMC-CAP).

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