Un homme aux semelles de vent : Gérard Chaliand

Fév 20, 2012 | Chemins et distances

Les militants de la génération de Gérard Chaliand raviveront leurs souvenirs et les citoyens plus jeunes apprendront comment et à quel prix on acquiert une expérience des hommes et de l’histoire dans un monde qui se fait et se défait.

L’engagement militant a eu ses grandes époques, qui marquent plus ou moins tragiquement le siècle dernier jusqu’au tournant des années soixante-dix. Gérard Chaliand a connu la dernière, celle de la lutte anticolonialiste et des mouvements révolutionnaires qui emportaient l’Asie du Sud-est, tentaient de faire basculer l’Amérique du sud et l’Afrique – tandis que la révolution culturelle chinoisefascinait de jeunes et brillants esprits en Europe de l’Ouest. La Révolution en tant que telle semblait inéluctable – il suffisait de donner du temps au temps.

On sait comment tout cela se termina et on se souvient des repentirs germanopratins, qui furent le prétexte de nouvelles poses arrogantes et de publications rentables. Les mémoires de Gérard Chaliand (1) sont d’une toute autre veine. Elles forment même un témoignage singulier en raison de la personnalité de l’auteur et de la manière dont il a tracé son itinéraire dans le siècle. En quelques mots, c’est l’histoire d’un tout jeune homme qui a décidé de vivre librement. Mais comme sa curiosité est insatiable, cette liberté ne saurait être celle de l’indifférent. Il faut qu’il aille voir ce qui se passe et c’est ainsi qu’il en vient à s’engager, d’une manière ou d’une autre, par exigence de justice. Tout le contraire d’un hippie, d’un guérillero du boulevard Saint-Michel, d’un écrivain vagabond. Cet homme aux semelles de vent est épris de littérature mais il crapahute en rangers et n’hésite pas à faire le coup de feu.

Il n’y a pas là matière à rêver. La liberté, quand on la vit à la manière de Gérard Chaliand, conduit à une série d’épreuves physiques et psychiques. Il faut surmonter la faim et la peur, la chaleur et le froid ; faire la plonge ou casser des cailloux pour survivre ; subir, au Vietnam, les bombardements américains et en Guinée-Bissau ceux des Portugais ; marcher, seul, dormir contre un rocher, marcher encore pour échapper à un bouclage de l’armée colombienne. Tout le contraire, j’y insiste, d’un milliardaire qui revient vers son avion-taxi en compagnie de son photographe et de son garde du corps, après quelques heures passées en zone de guerre.

Il n’est pas facile de suivre l’auteur de « La pointe du couteau », autrement que par la lecture. Pour aller ainsi à l’aventure, il faut faire le choix de la sobriété et de longs moments de solitude. C’est une sorte d’ascèse, heureusement adoucie par les femmes que Gérard Chaliand a aimées et qu’il évoque avec une admirable tendresse. Il note cependant qu’ « à l’échelle d’une vie, Casanova, comme tous les aventuriers de passage, sauf quand ils ont une compagne, a connu davantage de nuits solitaires que d’amours partagées ».

Cette solitude n’est pas un isolement. Au contraire. Gérard Chaliand est un homme de fidélité – à sa mère et à son père, à sa famille arménienne presque tout entière massacrée en 1915, à ses innombrables amis, à ses convictions morales et politiques. L’adolescent qui débarque en Algérie en 1952 pour son premier voyage devient très vite un anticolonialiste militant. Engagé dans un réseau de soutien au FLN algérien, maquisard aux côtés d’Amilcar Cabral, proche des combattants kurdes, il a connu la plupart des dirigeants révolutionnaires des années soixante et soixante-dix et noué de solides amitiés avec des militants de mouvements tiers-mondistes de libération nationale. La révolution khomeyniste, la mort de Mao et la globalisation financière ont marqué la fin de cette phase révolutionnaire et des illusions lyriques qui lui donnait sa force et sa séduction. Même si l’on a été étranger ou hostile à ces mouvements, même et surtout si on est trop jeune pour avoir connu cette époque, il faut prendre en haute considération le témoignage de Gérard Chaliand qui est à la fois chaleureux pour les hommes engagés dans leur combat et d’une froide lucidité sur les impasses et les échecs des actions révolutionnaires. Dans le livre, il y a Jean-Paul Sartre, Régis Debray, François Maspero, Henri Curiel et Che Guevara que l’auteur n’appréciait guère. On est à Damas, à Bogota, à Alger, à New-York, à Mexico, à Istanbul, en Yougoslavie socialiste et autogestionnaire, à Berkeley, à Jérusalem, en Erythrée… tant et si bien que le Mai 68 parisien est évoqué en deux pages avec une sympathie quelque peu distante.

Chemin faisant, Gérard Chaliand donne à tous ceux qui voudraient comprendre l’histoire qui se fait une forte leçon de méthode. Pour approcher au plus près du réel, il faut accumuler les lectures et apprendre par cœur les cartes en se défiant des fictions généreuses et des idéologies dominantes. Puis aller voir prosaïquement ce qui se passe, donc associer le travail intellectuel et l’enquête de terrain en prenant le temps d’écouter les uns et les autres, de se faire des amis et de partager leur existence aussi rude soit elle. C’est à ces conditions, très rigoureuses, que l’on peut écrire des livres pertinents et donner un enseignement, à l’exemple de Gérard Chaliand qui a soutenu sa thèse sur les Mythes révolutionnaires du tiers-monde – devant Georges Balandier, Maxime Rodinson et Pierre Vidal-Naquet – et qui a enseigné aux Etats-Unis, en Afrique, en Espagne, en Géorgie… tout en publiant maints ouvrages de référence.

Mieux vaut se taire si l’on n’est pas tour à tour, suivant le conseil d’Aristote, enseignant et enseigné.

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(1) Gérard Chaliand, La pointe du couteau. Mémoires – Tome 1. Robert Laffont, 2011. 21 €.

Article publié dans le numéro 1007 de « Royaliste » – 2012

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