Dans son premier ouvrage, Coralie Delaume avait décrit l’Union européenne comme une chimère (1). L’essai qu’elle publie avec David Cayla (2) dresse le constat précis d’une faillite générale, prélude à l’effondrement d’une entité sans unité ni identité. C’est l’Europe dans son ensemble qui est à repenser et à reconstruire.

L’Europe ? On croit savoir. On dit « Bruxelles ». On dit « euro » et parfois « Marché unique ». On dit « Schengen », « la Commission » et « l’Eurogroupe », Jacques Delors, Jean-Claude Juncker et Angela Merkel… Mais quand on lit Coralie Delaume et David Cayla, l’Europe réduite à l’Union européenne apparaît comme une entité indéfinie, décomposée en espaces disjoints sur lesquels on a empilé des organes sans corps politique. Cette Union est sans unité, cette Europe est dépourvue d’identité : nous ne pouvons l’appréhender que de manière négative.

L’Europe, nous ne savons pas ce qu’elle est. Et nous ne l’avons jamais su malgré les innombrables discours sur sa « construction ». Quand on annonçait le « dépassement des nations » dans et par l’Europe supranationale, le système fonctionnait sur le mode intergouvernemental. C’est toujours le cas dans les domaines régaliens et pour la définition de la citoyenneté puisque seuls les citoyens d’un Etat-membre sont citoyens de l’Union…

Mais attention ! L’Union européenne est aussi, par certains aspects, une structure fédérale qui se concrétise dans la Cour de justice européenne, dans la Banque centrale européenne et dans la Commission sise à Bruxelles. On peut même comparer l’Union à un empire, comme l’a fait José Manuel Barroso qui est allé jusqu’au bout d’une dialectique vertigineuse en évoquant un « empire non-impérial », édifié sans recours à la force. C’est aller trop loin car nous verrons que l’Union tente de résister à sa dislocation par des procédés violents…

Il est certain, en revanche, qu’on ne saurait parler en toute rigueur d’une Europe des traités puisqu’on nous impose la constitutionnalisation de normes économiques et budgétaires – la « règle d’or » de l’équilibre budgétaire, la « concurrence libre et non faussée » – qui restreignent la souveraineté des Etats et nient la liberté de choix des électeurs. Les Français et les Hollandais avaient refusé en 2005 qu’on mélange le traité international qui définit des relations entre des Etats souverains, et la constitution qui établit des relations politiques à l’intérieur des Etats. On leur a répondu par le traité de Lisbonne et par des bricolages « constitutionnels » sans jamais reconnaître que les prétendues institutions européennes nient la séparation des pouvoirs qui est le principe premier de toute constitution : c’est la Commission européenne, organe de l’exécutif, qui a l’initiative des « actes législatifs » de l’Union et non pas le Parlement de Strasbourg !

L’Union européenne, nous savons ce qu’elle n’est pas. Coralie Delaume et David Cayla montrent en quoi les organes installés à Bruxelles, Francfort, Strasbourg et Luxembourg ne sont pas démocratiques. Il faut les suivre dans leur exploration courageuse et dans leur démontage minutieux des tuyaux et circuits de l’usine à gaz recouverte du blanc manteau de la « gouvernance européenne ».  Ils nous apprennent ou nous rappellent que la Cour de justice européenne a procédé d’entrée de jeu à deux coups de force juridiques. En 1963, l’arrêt van Gend & Loos affirme le principe de « l’effet direct » selon lequel les ressortissants des Etats membres sont sujets du droit communautaire et peuvent donc poursuivre en justice un Etat membre qui ne respecterait pas ce droit communautaire. En 1964, l’arrêt Costa & Enel décide que le droit communautaire dans son ensemble est supérieur au droit national antérieur…ou postérieur afin d’imposer une limitation définitive aux droits souverains des Etats. Depuis, la Cour de justice de l’Union européenne n’a cessé d’imposer son interprétation de « l’esprit des traités » selon l’idéologie ultralibérale qui règne sans partage à Luxembourg. Les Etats, les syndicats, les salariés…sont livrés à son arbitraire.

On a souvent disserté sur l’indispensable rapprochement entre l’Europe et les citoyens comme si l’inflation des discours pouvait masquer les coups de force politiques qui jalonnent l’histoire récente de l’Union. Les Irlandais qui avaient rejeté le traité de Nice en 2001 ont été forcés de revoter – cette fois dans le « bon sens » – en 2002 puis ils ont rejeté le traité de Lisbonne en 2008 et ont été contraints de le voter l’année suivante. La transformation des Non français et hollandais de 2005 en Oui au traité de Lisbonne est bien entendue rappelée et mise en perspective par Coralie Delaume et David Cayla qui consacrent tout un chapitre à la crise grecque de 2015 où l’on a vu la Banque centrale européenne sortir de son rôle – garantir le bon fonctionnement du Réseau européen de Banques centrales – et pousser le gouvernement grec à la capitulation.

L’Union européenne n’est pas un espace solidaire. La Grande-Bretagne a refusé d’entrer dans l’espace Schengen et a obtenu, comme la Pologne, une option de retrait sur la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne avant de choisir par référendum de quitter l’Union. Les Danois ont rejeté par référendum en 2015 le projet de coopération policière renforcée tandis que les Pays-Bas refusaient, également par référendum en 2016, l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine. Les résistances à l’uniformisation des législations s’accompagnent de divergences de plus en plus marquées entre les Etats membres. Coralie Delaume et David Cayla soulignent le lent mais net décrochage des périphéries de l’Union, précisément les pays scandinaves et ceux qui composent le groupe de Višegrad – Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie – qui s’opposent à la politique des quotas de migrants. Pas sympas les Hongrois ? Sans doute. Mais le bon gouvernement allemand a décidé sans concertation préalable d’accueillir massivement les migrants en 2015 puis s’est entendu directement avec la Turquie avant de réviser sa politique migratoire sous la pression du parti xénophobe allemand. L’union européenne est une anti-Union, ravagée par la guerre de tous contre tous, où tous les coups sont permis : concurrence par le dumping social, par la promotion irlandaise et luxembourgeoise de la fraude fiscale. Dans l’Europe « communautaire », seuls les Etats qui privilégient leurs intérêts nationaux peuvent trouver quelque répit.

L’Union européenne n’est une zone monétaire unifiée. L’Euro est abusivement désigné comme « monnaie unique » alors que le Danemark, la Suède et la Grande-Bretagne ont refusé d’entrer dans cette zone et que l’Islande a retiré sa candidature en 2015. De fait, les pays qui ont accepté l’euro se trouve dans une zone monétaire dominée par l’Allemagne, qui utilise la « monnaie unique », via la Banque centrale européenne et l’Eurogroupe, comme un Deutschemark d’autant plus efficace que les dévaluations monétaires sont interdites. Avec le concours de la Cour de justice de l’Union, toujours à la pointe du combat contre les syndicats, la Banque centrale européenne et la Commission imposent des « réformes structurelles » qui détruisent l’organisation du travail et poussent à la déflation salariale – par exemple par le biais des « travailleurs détachés » – tandis que de nouvelles dispositions légales et plus ou moins règlementaires durcissent l’austérité qui est facteur de récession et d’endettement. Après avoir bénéficié de la bienveillance générale quant à son endettement après la Seconde guerre mondiale, et de la même bienveillance quant à son déficit budgétaire après l’absorption de la République démocratique allemande, l’Allemagne domine le jeu, accumulant les excédents commerciaux au détriment de ses partenaires européens.

L’Union européenne n’est pas une zone de prospérité. Chanté par des milliers de voix inspirées, le marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs n’a pas tenu ses promesses et la crise permanente a des effets désastreux sur les économies et les sociétés. Dans l’Union, le nombre de demandes d’emploi non satisfaites est accablant et l’Allemagne elle-même doit une bonne partie de ses succès à l’exploitation éhontée de sa propre main d’œuvre et des jeunes travailleurs étrangers qu’elle a massivement importés. Secoué par les grèves, le pays de référence des oligarques français enregistre un taux de pauvreté de 17{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} (14{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} en France) et un salarié allemand sur quatre doit se contenter d’un bas salaire. Nous observons de près les souffrances des populations grecque, italienne, espagnole victimes du carcan monétaire et qui ont le choix entre le chômage, le travail précaire et l’émigration : Coralie Delaume et David Cayla notent que « dans l’immédiat après-crise, l’émigration espagnole triple pour passer de 140 000 personnes en 2006 à plus de 400 000 au cours des années 2010-2014 […] De même, l’Irlande perd 160 000 habitants (2009-2015), la Grèce 240 000 (2010-2015), le Portugal environ 140 000 (2011-2015). » Les auteurs n’oublient pas les Etats baltes, touchés par la crise de 2008 et par les mesures d’austérité censées la juguler : « Au cours des huit dernières années, les heureux Etats baltes ont ainsi perdu 564 000 habitants (8{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de leur population) et plus de 300 000 emplois. »

L’Europe, nous savons ce qu’elle n’est plus. On se félicite de la réussite d’Airbus mais on oublie qu’elle est le fruit de la coopération intergouvernementale et de l’intervention de la puissance publique dans l’industrie : selon les règles en vigueur aujourd’hui, Airbus n’aurait jamais vu le jour. L’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, autre réussite, ne doit rien à Bruxelles, et des Etats qui ne sont pas membres de l’Union (la Norvège, Israël) participent à cette coopération. L’Agence spatiale européenne associe vingt-deux pays dont le Canada hors règlementation communautaire. J’ajoute que la Politique agricole commune n’est plus qu’un bon souvenir, effacé la crise multiforme de l’agriculture…

Du bilan globalement négatif de l’Union européenne, Coralie Delaume et David Cayla tirent une conclusion sans détours : pour renouer avec l’Europe de la coopération interétatique, il faut détruire le Marché unique et tout ce qui relève d’un fédéralisme furtif ou déclaré. Tel est bien le point de départ d’une reconstruction de l’Europe politique, sur des principes et selon des modalités qui restent à préciser.

***

(1)  Coralie Delaume, Europe, Les Etats désunis, Michalon, 2014.

(2) Coralie Delaume, David Cayla, La fin de l’Union européenne, Michalon, 2017.

 

 

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1 Commentaire

  1. Bertrand Renouvin

    Philosophe et écrivain, naguère expulsé de Tchécoslovaquie pour dissidence, Martin Hybler me fait part des réflexions suivantes :

    Petit avertissement

    Martin Hybler

    La lecture de l’article sur L’Europe « Le passif d’une illusion » (Royaliste N° 1113) m’a incité à cette petite réflexion. Si je suis d’accord avec la plupart des arguments présents dans l’article, je ne peux pas m’empêcher d’observer un fait empirique très simple mais qui se confirme avec une certaine régularité: Lors de la dissolution d’une entité politique plus complexe à ses composantes plus simples, nous observons très souvent une augmentation plus ou moins marquée mais souvent vertigineuse du volume de la corruption dans les sociétés concernées. Les branches locales d’oligarchies régnantes se trouvent en effet dans la situation rêvée de monopole sur un territoire donné. Les instances supérieures qui leur étaient plus ou moins concurrentes, disparaissent et avec eux aussi leur droit de regard dans les affaires des uns et des autres ce qui avait pour conséquence une limitation, certes bien souvent relative, de la voracité de la classe politico-économique locale et la forçait à une certaine retenue dans la prédation. Le principe était très visible lors de la dissolution de l’ancienne Yougoslavie avec les niveau de corruption dans les nouveaux États – Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Monténégro – sans commune mesure avec la situation précédente. Les mêmes phénomènes étaient observables lors de la séparation de la République tchèque et de la Slovaquie. Sans parler de l’éclatement de l’URSS qui a donné naissance a des régimes extrêmement corrompus pratiquement dans toutes les républiques qui l’ont succédé.
    Cette expérience est à méditer en tenant compte du caractère moral profondément dégradé de l’actuelle classe politico-financière-économique même dans les pays occidentaux tels que la France, l’Italie, l’Espagne, etc. qui, très certainement, ne serait pas remplacée par un coup de baguette magique dans le cas de l’éclatement de l’UE.
    Une autre petite remarque: l’UE a joué un rôle incontestablement positif dans la transition des pays de l’Est lors de leur entrée en Union. Notamment le travail législatif (la mise en conformité de la législation locale avec les standards de l’Union, la création d’un État de droit) n’est pas à sous-estimer, en quelques années les systèmes juridiques des pays concernés, les garanties des libertés civiques, les droits des citoyens ont été rétablis à un niveau jamais atteint dans ces contrées. L’UE jouait pendant cette époque (qui semble désormais révolue) le rôle de boussole, d’objectif qui donnait la direction et le but pour ces sociétés. Il est vrai qu’il s’agissait souvent aussi de l’effet d’image, du fantasme des populations à la sortie du communisme et une certaine contradiction avec la réalité politique et institutionnelle de l’UE. N’empêche que c’est probablement cet effet d’image et le réflexe d’imitation qui ont permis à ces pays de ne pas s’enfoncer dans le marasme désespérant que connaissent les pays qui n’ont pas eu la chance d’être intégrés dans l’UE (Belarus, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Albanie, etc.) et dont la situation est nettement plus dégradée.