« La vie n’est pas un long fleuve tranquille ». La construction européenne l’est encore moins. Hier objet d’adoration, aujourd’hui sujet de récrimination. Hier objet de consensus, aujourd’hui sujet de dissensus. Hier considérée comme solution, aujourd’hui vilipendée comme problème. Hier prophétique, aujourd’hui aveugle. Hier louée pour ses succès, aujourd’hui critiquée pour ses échecs. Hier facteur de paix, aujourd’hui fauteur de guerre. Pourtant, la Journée de l’Europe est célébrée, ne variatur, tous les 9 mai que Dieu fait dans sa grande miséricorde depuis 1985, au cœur des États membres de l’Union européenne pour commémorer la Déclaration Schuman du 9 mai 1950. Ce discours est considéré comme le texte fondateur de l’Union.
L’an de grâce 2025 n’échappe pas à la règle en dépit des nombreux avatars du projet européen au cours des dernières décennies, voire des années passées. C’est le moins que l’on puisse dire à l’aune des faits objectifs et du révélateur implacable que constitue l’administration Trump en dépit de toutes ses facéties. Dans un monde marqué au sceau de l’incertitude et de l’imprévisibilité, l’Union européenne n’est-elle pas devenue la somme de ses impuissances ? Après l’Europe du grand bond en avant du XXe siècle, n’assistons-nous pas au grand saut dans l’inconnu marquant des doutes croissants sur la pertinence du projet européen au XXIe siècle ?
L’EUROPE DU GRAND BOND EN AVANT
Dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des esprits dotés d’un sens aigu de la clairvoyance imaginent l’avenir d’une Europe en paix dont les États coopéreraient autant que possible pour le bien-être des citoyens. Ses succès s’expliquent par la cohérence des projets politiques.
Des décennies d’incontestables succès
La seconde moitié du XXe siècle voit le succès de ce que l’on a coutume de qualifier de construction européenne. Cette période recouvre, bon an mal an, deux phénomènes. Le premier tient à la transformation d’une communauté économique européenne (CEE) en Union européenne (UE) aux objectifs plus ambitieux. Le second concerne la première vague d’élargissement qui porte le nombre des membres de six à quinze. Au fil du temps, les succès succèdent au succès : mise sur pied de la CECA, d’Euratom, du Marché commun … constituent les premières pièces de l’édifice européen. Ils sont suivis par bien d’autres qui ont pour nom Politique agricole commune (PAC), Union douanière, Acte unique européen (Traité de Maastricht, 1992) pour déboucher sur la création de « l’Union européenne », accords de Schengen, introduction d’une monnaie unique, l’euro en 2002. L’élargissement du nombre des États membres s’opère selon une démarche cohérente contribuant à renforcer et à stabiliser la Maison européenne après le temps des pionniers.
Des décennies de cohérence politique
Rappelons la phrase de Robert Schuman dans sa déclaration de 1950 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait » ! Elle constitue la meilleure synthèse de la pensée qui guide les Pères fondateurs du projet européen. Une sorte de Discours de la méthode qui inspire les artisans du quotidien européen. Elle pourrait se résumer ainsi, penser avant d’agir. Elle traduit le goût d’une action tendue vers des buts clairs, en particulier saisir l’avenir ensemble. La confiance réciproque est l’atout le plus précieux de cette Europe d’hier. Autre facteur important de la pensée du moment, l’importance du rôle moteur du « couple » franco-allemand dans cette construction empirique. Durant tous ces temps heureux, les Européens restent modestes, évitant de donner des leçons au monde entier. Les questions de défense, objet de débat entre États membres (Cf. l’échec de la Communauté européenne de défense ou CED en 1954), sont confiées à l’OTAN depuis le traité de Washington de 1949. Un constat s’impose. Le vieux monde est traversé d’idées neuves, révolutionnaires qui font leur preuve. La cohérence de cette démarche rappelle l’invite de Georges Clemenceau : « Il faut d’abord savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir l’énergie de le faire ».
Mais, les meilleures choses ont une fin. « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale » (Pierre Mendès France).
Au fil du temps, l’Union européenne passe insensiblement d’une situation de succès à une entreprise, vraisemblablement vouée à l’échec, en l’absence de réformes drastiques !
L’EUROPE DU GRAND SAUT DANS L’INCONNU
Il est important de partir d’un constat, celui d’une Europe inerte face à un monde qui change pour déboucher sur l’inadaptation de ses réactions, la vacuité des hypothétiques réformes de sa gouvernance. Lui font défaut le courage de dire, la volonté de faire !
Les défis du monde de demain
Le moins que l’on soit autorisé à dire est qu’ils ne manquent pas. Le monde change[1]. L’Europe stagne. Le monde du XXI siècle en recomposition est devant nous. L’Europe du XXe siècle est toujours prégnante. Les principes d’hier sont battus en brèche ailleurs alors qu’ils sont encore vénérés à Bruxelles. Le multilatéralisme est moribond tant à l’échelon universel que régional mais l’Europe s’y accroche comme une bernique à son rocher. Les règles du commerce international portées par l’OMC sont devenues caduques. Nous sommes les spectateurs d’un grand décentrement du monde dont l’Europe (l’Occident) n’est plus le centre de gravité. Elle se situe désormais à la périphérie du monde. La rivalité entre États-Unis et Chine dessine un nouvel ordre mondial. L’introuvable « souveraineté européenne » est toujours à l’état de chimère. Le « Green Deal » est dépassé par la nécessité de sauver l’économie. La stabilité stratégique ne repose plus sur les mêmes paramètres que ceux du siècle dernier. Le droit protecteur se transforme en droit oppresseur. Le souhait des peuples – objet premier de la construction européenne – est pour le moins ignoré. La crise du Covid montre combien les institutions sont fragiles Les Vingt-Sept ne parviennent pas à donner force au chaos tant l’addition des intérêts particuliers ne forge pas l’intérêt général … La politique a changé de monde, mais elle ne parvient plus à changer le monde.
À bien des égards, l’Union européenne, sorte de Terre promise, est au bord de l’implosion, faute de vouloir s’adapter au monde de demain[2], au « magma illisible du monde » pour reprendre la formule de Pierre Hassner. Que fait-elle dès qu’un nouveau défi de taille se profile à l’horizon ? Elle fait appel au ministère de la parole, registre dans lequel elle excelle. Pire encore, elle multiplie les effets d’annonce de mesures archétypes de la fausse bonne idée. Que fait-elle pour réformer sa gouvernance chancelante ? Elle multiplie les cataplasmes sur une jambe de bois et autres rustines sans effet. Elle semble incapable d’apprendre de ses erreurs passées et présentes, de « penser l’histoire qui se fait » pour reprendre la formule de Raymond Aron.
Les réponses du monde d’hier
Par paresse intellectuelle, par conformisme ambiant, les dirigeants européens refusent de remettre en cause un système à bout de souffle. L’attachement viscéral à l’Europe présente une dimension quasi-religieuse, avec ses dogmes[3], ses liturgies et ses grands prêtres. La critiquer signifie ipso facto anathème, excommunication. La réformer de l’intérieur signifie plus d’Europe, plus de fédéralisme alors que les peuples semblent attacher à la conception d’une Europe des nations souveraines. Pendant que la guerre sévit sur le continent, l’Union européenne semble plus attachée à guerroyer par Ukrainiens interposés ou par l’hypothétique envoi de troupes occidentales qu’à travailler au rétablissement de la paix dans la région. Alors que libre-échange, libéralisme à tout-va[4], mondialisation sauvage, chaînes de valeur, écologie punitive … sont pour le moins abandonnés par les États-Unis et ignorés par la Chine, les Vingt-Sept s’y accrochent, n’en mesurant pas les effets néfastes sur leurs économies (désindustrialisation, sous-emploi, concurrence déloyale …). Ils continuent à négocier et conclure des accords commerciaux avec des États ou des régions dont on peine à mesurer les effets positifs sur les consommateurs européens. Le patriotisme économique n’a pas droit de cité à Bruxelles tant le mot est grossier à l’instar de celui de souveraineté nationale.
« Avec l’Union européenne, nous sommes entrés dans une réalité orwellienne proprement terrifiante. Le « Bouclier démocratique européen » et le règlement DSA sont l’exact inverse de ce que leur nom ou leur présentation officielle indiquent. Le premier vise à contraindre l’expression démocratique aux choix dictés par l’oligarchie (on l’a déjà vu à l’œuvre en Roumanie) ; le second est un règlement de censure des réseaux sociaux qui crée les outils légaux pour brider (et donc tuer) la liberté d’expression sur Internet, dernier espace de liberté (les médias mainstream, où s’exerce à plein l’autocensure, ayant depuis longtemps perdu leur intérêt dans l’animation du débat public) »[5].
HYMNE À LA JOIE OU MARCHE FUNÈBRE ?
« Trop tard, le mot qui résume toutes les défaites » (général MacArthur). Une Europe en retard sur son temps, n’est-ce pas l’hypothèque la plus importante qui grève l’évolution du projet européen dans le monde sans dessus dessous qui caractérise notre siècle ? Alors que les relations internationales sont de plus en plus chaotiques, l’Union européenne ne se contente-t-elle pas d’appliquer les recettes du passé pour tenter de guérir – sans grand succès – les maux du présent ? Armé de ses certitudes et en panne d’idées, le microcosme bruxellois va de sidération en sidération. Une fois la surprise passée, alors qu’un salutaire dessillement serait nécessaire, tout ce beau monde retourne à sa torpeur légendaire. Qui plus est, entre le dire et le faire, entre le vouloir et le pouvoir, il existe un obstacle abyssal que les technocrates ne parviennent pas à franchir.
Hier encore, les thuriféraires du projet fédéraliste européen entonnent avec passion les accents de l’hymne à la joie de la Symphonie n° 9 de Ludwig van Beethoven. Aujourd’hui, les mêmes ne sont-ils pas contraints, à leur corps défendant, de chevroter les tristes accents de la marche funèbre de Frédéric Chopin ? In fine, la célébration de la journée du 9 mai 2025 dans le cercle disparu des eurobéats ne constitue-t-elle pas le miroir d’une Europe des dupes ?
Jean DASPRY
pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Jean Daspry, Bienvenue dans le monde du XXIe siècle, www.bertrand-renouvin.fr , 28 avril 2025.
[2] Jean Daspry, L’Union européenne au bord de l’implosion, www.bertrand-renouvin.fr , 15 mars 2024.
[3] Jean Daspry, Europe des dogmes : l’Europe est nue, www.bertrand-renouvin.fr , 3 mars 2025.
[4] Jean Daspry, Europe : la liberté bernant le peuple, www.bertrand-renouvin.fr , 12 octobre 2024.
[5] Philippe Pulice, Le Grand Entretien du Diplomate avec Florian Philippot : « Il est temps de sortir de l’Union européenne ! », www.lediplomate.media.fr , 1er mai 2025.
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