Le simple corps de Vladimir Vladimirovitch

Mai 3, 2025 | Chemins et distances

 

 

Quoi qu’on en dise et quoi qu’on écrive, nul ne saura jamais ce qui se passe dans la tête de Vladimir Poutine. Mais il est possible, grâce à Jean-Robert Raviot, de retracer un itinéraire et d’évoquer un homme saisi par sa fonction au point d’incarner la Russie d’aujourd’hui.

Poutine ? En dire du mal. Le plus possible. Telle est l’injonction implicite que tout acteur de la vie publique respecte car l’anti-poutinisme, depuis une vingtaine d’années, vaut certificat de bonne vie et mœurs. Ce marqueur social dispense de toute analyse politique : il suffit d’instruire à charge et de recourir aux recettes de la psychopathologie. Hitlérisé bien avant l’invasion de l’Ukraine, frappé d’un AVC, puis cancéreux, parkingsonien et même lépreux, Vladimir Vladimirovitch est, selon le goût du jour, l’incarnation de la démence tyrannique ou un sinistre moribond. Dans divers milieux populaires et chez quelques intellectuels de droite, la réaction à la bien-pensance consiste à faire de Poutine un chef fièrement campé sur son sol pour la défense des vraies valeurs, en écho au travail de mythification accompli par les propagandistes du régime.

Comme tout chercheur rigoureux, Jean-Robert Raviot (1) se tient à distance des légendes, noires ou dorées, et souligne que la surexposition médiatique du président de la Fédération de Russie ne permet pas de percer la part d’ombre de cet homme formé à l’extrême discrétion. A moins que les historiens ne découvrent un improbable journal intime, on ne saura jamais qui est vraiment Vladimir Poutine. A condition de remiser l’attirail psychologique et de suspendre ses propres sentiments d’admiration ou de répulsion, il est cependant possible de comprendre comment ce personnage effacé, a-charismatique, est devenu chef d’Etat et ce qu’il fait de sa fonction.

Né en 1952 dans une famille cruellement touchée par la guerre, le jeune Vladimir est un élève médiocre qui préfère traîner dans les cours d’immeubles plutôt que de rejoindre les Pionniers. C’est dans le judo qu’il acquiert sa discipline physique et mentale et c’est en regardant une série d’espionnage très populaire – les Dix Sept moments de printemps (2) – qu’il décide en 1975 de rejoindre le KGB après des études de droit.

Cet itinéraire assez banal conduit Vladimir Poutine à remplir des fonctions sans éclat à Dresde, alors située en République démocratique allemande. Ce fonctionnaire dépourvu de grandes ambitions apprend à collecter des informations sans importance mais c’est à Dresde qu’il assiste aux manifestations qui annoncent aux fonctionnaires soviétiques médusés que leur monde est en train de s’effondrer.

Rentré à Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine démissionne formellement du KGB et retourne à l’université en cette période où la Russie sombre dans le chaos. C’est alors que sa vie commence à basculer. Il a pour directeur de thèse Anatoli Sobtchak, qui l’intègre dans son équipe lorsqu’il est élu maire de la ville. Toujours aussi terne, il devient central dans le “clan des Pétersbourgeois” auquel il restera fidèle après la mort du maire. Discret et sérieux, celui qui est devenu un fin connaisseur de la vie politique russe est coopté par le clan Eltsine – la Famille – qu’il sert avec une froide efficacité. La suite est mieux connue. Nommé Premier ministre le 9 août 1999, Vladimir Poutine n’a plus quitté le pouvoir.

Mais de quel type de pouvoir s’agit-il ? Là encore, les termes employés dans une intention polémique paralysent l’effort de compréhension que faisaient naguère les principaux observateurs de l’Union soviétique, hostiles ou non au communisme. Jean-Robert Raviot définit le pouvoir russe comme une “monarchie” selon l’étymologie : une seule personne commande, au sommet de la “verticale du pouvoir” que Vladimir Poutine s’est employé à restaurer pour en finir avec le chaos russe. Cette monarchie n’est pas parlementaire malgré l’existence de deux chambres car il s’agit d’un système non-compétitif, défini comme une “démocratie administrée” qui n’autorise pas l’alternance entre la majorité et l’opposition. Des élections ont lieu, mais elles sont faites pour conforter la légitimité du pouvoir en place, non pour offrir la possibilité de changer les dirigeants. Le parti présidentiel, Russie unie, n’a pas été créé pour mettre en compétition des équipes rivales, mais pour assurer la constitution de majorités parlementaires solides et dévouées au pouvoir central. Incompréhensible pour les Européens de l’Ouest, ce système existait avant le poutinisme : en 1996, la Famille Eltsine appuyée par des oligarques s’est… arrangée pour ne pas perdre les élections. Vladimir Poutine a quant à lui opéré une concentration et une rationalisation du pouvoir et procédé à une reprise en main des collectivités territoriales qu’on peut considérer comme absolutiste au sens strict du terme : le maître du Kremlin a rompu avec le familialisme et coupé les liens avec les oligarques, vivement priés de se tenir à distance du pouvoir politique.

Après avoir subi les dures conséquences de la chute de l’Union soviétique, du délabrement des institutions et des effondrements sociaux, les Russes ont bénéficié du retour de la croissance, de la restauration de l’ordre public et du redressement international de leur pays. Ce qui explique le large soutien accordé à Vladimir Poutine dans la classe moyenne inférieure et dans les classes populaires. Selon un paradoxe fréquemment observé, la jeune bourgeoisie des grandes métropoles, qui a été la principale bénéficiaire du poutinisme, a manifesté son opposition résolue au régime en 2011-2012 sans rien obtenir d’autre qu’un durcissement de la répression, amplifiée par la guerre. La “démocratie administrée” est un régime autoritaire, qui sait éliminer ses opposants (Alexeï Navalny, Evgueni Prigogine) dans un pays où la peine de mort est constitutionnellement suspendue.

Maître de la politique intérieure, Vladimir Poutine a les mains libres en politique étrangère mais en ce domaine l’histoire est loin d’être écrite. On lira ou on relira le discours de Munich de février 2007, où celui qui se présente comme “une colombe avec de solides ailes métalliques” expose un point de vue et lance des avertissements qui n’ont pas été pris au sérieux.

Devenu monarque plébiscitaire par accident, Vladimir Vladimirovitch n’a pas fondé de dynastie. La génération politique qui se prépare à lui succéder ne sera pas poutinienne.

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1/ Vladimir Poutine et la Russie, Biographie politique d’un monarque au XXIe siècle, Analyse des enjeux russes, Ed. Frémeaux & Associés, janvier 2025.

2/ On peut regarder cette série sur le site de Tfaufau : https://www.youtube.com/watch?v=Ka9KeaTN6aw

Article publié dans le numéro 1300 de « Royaliste » – 3 mai 2025

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