Dans son discours aux Armées le 13 juillet et dans son introduction à la Revue stratégique 2025 rendue publique le 14 juillet, le président Macron utilise plusieurs termes qui peuvent choquer.
« Nous sommes à un point de bascule ». Le mot est repris de l’un de ses prédécesseurs – et mentor -, Valéry Giscard d’Estaing, qui dans son impérissable essai sur la « démocratie française » publié à la veille des élections présidentielles de 1988 qu’il perdra, parlait de la « bascule » de la France dans « le troisième millénaire ». Pierre Boutang, lui répondant dans son pamphlet « Précis de Foutriquet », faisait posément remarquer que « bascule » signifiait littéralement « heurter du cul » : « Tel est le contact avec l’avenir que le décrispateur imagine spontanément pour le monde et l’histoire. La tête n’y a que faire, et l’entrée sur ses deux pieds n’est pas ce qui l’intéresse. »
En quoi consiste la « bascule » de 2025 ? Giscard d’Estaing partait du principe que la France dans le monde n’avait que des amis. Macron annonce qu’il vaut mieux être craint qu’aimé. Certes, il ne le dit pas en ces termes : « pour être libres dans ce monde, il faut être craint ; et pour être craint il faut être puissant ». Il ne peut empêcher que l’on aille chercher la source de sa référence dans le fameux chapitre XVII du « Prince » de Machiavel : « S’il vaut mieux être craint qu’aimé ». Le florentin, déjà maître à penser de François Mitterrand qui avait battu VGE, écrivait en effet : « Je crois qu’il faut de l’un et de l’autre, mais comme ce n’est pas chose aisée que de réunir les deux, quand on est réduit à un seul de ces deux moyens, je crois qu’il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. » Il y ajoutait un codicille : « Cependant le Prince doit se faire craindre de telle sorte que, s’il n’est pas aimé, du moins il ne soit pas haï. »
Macron, dans la Revue, retient quatre « symptômes les plus aigus du dérèglement du monde » : Ukraine, Gaza, Soudan, crise iranienne, pour finalement n’en retenir qu’un : « pour les Européens tout dépend de cela » : soulignons ; le « tout ». Tout-Ukraine c’est-à-dire tout-Russie, seule puissance à la fois « impérialiste et révisionniste ». L’Iran est « révisionniste » mais « révolutionnaire islamique ». La Chine n’est ni l’un ni l’autre mais seulement en « rivalité» avec les États-Unis. Changement de paradigme : Pékin passait avant Moscou avant le 24 février 2022. Gaza, c’est Israël mais sans aucune qualification. Quant au Soudan, rien n’est précisé. On serait bien en peine d’identifier la menace et ses attendus. Motus sur plein d’autres conflits ou tensions dans le monde. Absence de prospective sur les surprises possibles non imprévisibles.
Question de priorité ? L’impression générale qui se déduit de la lecture des quelques 104 pages de la Revue stratégique est une forte mise en cohérence du discours et des moyens autour du « recentrage sur le théâtre européen », avec un ancrage fondamental dans l’OTAN, « creuset de la préparation à la haute intensité ». Mais on ressent au fil des pages une gêne certaine, une indéniable frustration, dès qu’il s’agit du reste du monde. Qu’il s’agisse de la Méditerranée, de l’Afrique subsaharienne, du Proche-Orient et de l’Indo-Pacifique, les auteurs de la Revue sont ou silencieux ou ruminants de vieilles querelles. Les échecs accumulés en Afrique du nord, au Sahel, au Liban, en Syrie et en Palestine, en Australie, ne sont jamais mentionnés comme tels, mais on sent clairement la blessure sous l’armure. Litotes, circonvolutions, jargon propre aux experts reconnus des think-tanks, ne suffisent pas à dissimuler la persistance du ressenti. Le lecteur informé s’étonnera de voir « le flanc sud » de l’Europe si absent, aucun pays nommé, le conflit libyen par exemple passé sous silence. Il relèvera avec tristesse la volonté revancharde, contre toute évidence, de continuer à évoquer des « offres partenariales » et même un partenariat « privilégié » avec des pays africains qui jusqu’à peu nous « aimaient ». Qu’à cela ne tienne, l’Elysée se tournera vers de nouveaux « amis » à Abuja, Addis-Abeba (en dépit des massacres au Tigré), et Nairobi où on prévoit toujours de tenir un sommet Afrique-France au printemps 2026 (au milieu des émeutes). Le lecteur concerné sera révulsé par le renvoi dos à dos de la sécurité d’Israël et de celle des pays voisins « au même titre », « dans le même temps », confondant équilibre avec « équivalence » ou « équidistance ». Il s’interrogera enfin sur le report à 2050 de la menace chinoise pour mieux traiter l’échéance à 2030 de la menace russe. L’hypothèse d’une « opération majeure sur un autre théâtre » qui « divertirait » les forces américaines de l’Europe – sans jamais oser mentionner dans le texte « Taïwan » – ennuie ostensiblement les stratèges. C’est le caillou dans la chaussure. Avis aux machiavéliens de la Cité interdite.
Le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) a droit à la portion congrue : une page sur 104 pour le réduire à deux fonctions : l’humanitaire et la communication, en l’avertissant de faire sa mue grâce à l’intelligence artificielle qui va considérablement alléger les compétences diplomatiques en supprimant les problèmes de traduction, de connaissance du milieu et de prévision. Il est ostensiblement déclassé face aux Armées et à l’Intérieur.
On voit bien la logique du réarmement. Avec le recours à Machiavel, il est difficile d’en comprendre la « morale ».
Yves LA MARCK
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