« Ubi societas, ibi jus ». Tous les étudiants en droit connaissent cet adage latin qui signifie : là où il y a une société, il y a du droit ! Dans notre Douce France, l’on peut affirmer, sans grand risque d’erreur, qu’il y a inflation normative. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? À chacun de juger à la lumière de l’expérience. Qu’en est-il au sein de la société internationale et du droit international à travers l’expérience acquise durant les XXe et XXIe siècle ? Force est de constater, qu’au fil des ans, la place du droit évolue dans le concert des nations. D’omnipotent à certaines époques, il devient impuissant à d’autres. N’est-ce pas la situation que le monde chaotique du XXIe siècle connait aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas devenus les spectateurs incrédules d’un effet de balancier régulier entre droit et force ? Après les promesses du primat du droit, révélateur du temps de la confiance, vient inévitablement celui de l‘effacement du droit, miroir du temps de la méfiance.
LE PRIMAT DU DROIT : LE TEMPS DE LA CONFIANCE
L’Histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Nous aurions tendance à le penser à la lumière de l’expérience du XXe et du début du XXIe siècle à propos de la relation entre le droit et la force. En dépit de ses multiples vicissitudes, le concept de paix par le droit finit par l’emporter dans les cœurs et dans les esprits après chaque expérience mortifère.
De quelques rappels de l’après Première Guerre mondiale
Nul n’ignore les efforts déployés par les dirigeants européens et américains pour prévenir un nouveau conflit mondial dans la foulée du Traité de Versailles et de ceux de la banlieue de Paris. Même si sa mise en œuvre s’avère complexe, l’idée peut se résumer simplement autour du concept de paix par le droit. Au lieu de recourir à la force, les États s’engagent à régler leurs différends de manière pacifique grâce à des procédures telles que l’arbitrage, la conciliation, la médiation, la négociation… Cette nouvelle approche des relations internationales trouve sa concrétisation dans la création de la Société des Nations (SDN) sise à Genève et la mise au point ultérieure de conventions, de Pactes, de procédures juridiques particulièrement développées … sans parler des déclarations grandiloquentes d’hommes politiques de l’époque. Celle du ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand prononcée en 1926, à l’occasion de l’entrée de l’Allemagne au sein de la nouvelle institution genevoise est significative : « Arrière, les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ! »[1].
Le pacte Briand-Kellogg, ou Pacte de Paris, est un traité de paix signé en 1928 par soixante-trois pays qui « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles »[2]. En 1932, est organisée la fameuse Conférence du désarmement parfaitement croquée par Gabriel Chevallier dans son roman Clochemerle[3]. Nombreuses sont les conférences organisées autour des lacs suisses dont l’objectif est de mettre au point des instruments juridiques divers et variés mettant la guerre hors-la-loi. Ainsi, l’Europe se croit-elle immunisée contre le virus de la guerre. L’on connait la suite. Avec la fin du temps de la confiance, la Seconde Guerre mondiale met un terme aux utopies en mettant à mal, à bas la construction genevoise et tous ses avatars. Le temps que les bons esprits se ressaisissent.
De quelques rappels de l’après Seconde Guerre mondiale
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants de l’époque reprennent les mêmes méthodes employées trente ans plus tôt pour garantir une sorte de Paix perpétuelle à la manière d’Emmanuel Kant[4]. En essayant de tirer les leçons des échecs de la SDN, les participants à la Conférence de San Francisco mettent au point la Charte de l’ONU[5]. Grâce à une multitude d’organisations relevant de la famille des Nations Unies, de conférences institutionnalisées ou ad hoc et de traités multilatéraux couvrant une large gamme d’activités : désarmement, protection de l’environnement, droits de l’homme, économie, commerce international, aide au développement, sciences, culture …, les relations internationales sont censées échapper à la loi de la jungle[6]. Bon an, mal an le système fonctionne, y compris durant la période de la Guerre froide. Il joue parfaitement son rôle d’amortisseur des chocs inhérents au fonctionnement de la société internationale en dépit des critiques légitimes que l’on peut/doit formuler à l’encontre du système multilatéral onusien.
L’on ne doit pas oublier toutes les initiatives lancées à l’échelon régional pour compléter l’écheveau multilatéral, en particulier à l’échelon européen : Conseil de l’Europe, Communautés européennes auxquelles succède l’Union européenne, CSCE remplacée par l’OSCE, OCDE …. Cette organisation de la paix par le droit connait son paroxysme au cours de la « décennie prodigieuse » qui suit la chute du mur de Berlin, la fin de la Guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique. Un nombre important de traités sont signés, en particulier dans la sphère du désarmement comme celui sur l’interdiction des armes chimiques en 1993 ou des essais nucléaires en 1996. Le monde se croit tiré d’affaires. Il n’en est malheureusement rien. Les « vents mauvais » sont de retour. Comme l’est la méfiance, acteur incontournable des relations internationales.
Aujourd’hui, la réalité ne reprend-elle pas ses droits face au nouveau monde ? Ne sommes-nous pas les spectateurs incrédules d’une sorte de commencement de la fin ?
L’EFFACEMENT DU DROIT : LE TEMPS DE LA MÉFIANCE
Les meilleures choses ont une fin. L’affaissement progressif du système multilatéral[7] et, son corollaire, l’effacement inquiétant du droit dans la pratique des relations internationales marquent durablement de leur empreinte ce premier quart du XXIe siècle. Insensiblement la confiance entre les principaux acteurs du concert des nations fait place à la méfiance mortifère. Parallèlement, le droit, clé de voûte du système, s’efface devant la force, la puissance.
De la confiance perdue à la méfiance retrouvée
Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’opposition croissante entre puissances rivales, à l’instar des États-Unis avec la Chine et la Russie ainsi que la montée paroxystique de la méfiance, au fil du XXIe siècle, comportent des conséquences négatives tout autant dans la conduite de leurs relations bilatérales que dans leur positionnement multilatéral (en particulier au sein du Conseil de sécurité de l’ONU durablement paralysé et incapable de s’accorder sur les paramètres de règlement des conflits comme l’Ukraine ou le Proche-Orient, voire, dans une moindre mesure au sein du G8/7 ou de l’OSCE). Comme au bon vieux temps de la Guerre froide, les échanges de noms d’oiseau volent. Plus grave encore, la coercition prend le pas sur la coopération, en particulier à travers l’imposition de trains de sanctions des pays de l’Ouest (États-Unis, Union européenne …) à l’encontre des pays de l’Est (Russie) et du Sud Global (Iran, Syrie au temps de Bachar Al -Assad…).
Ce qui vaut entre puissances concurrentes, pour ne pas dire ennemies, vaut également – et cela est plus inquiétant – entre États membres de l’Union européenne qui sacrifient leurs obligations juridiques sur l’autel du contrôle national de leur sécurité[8]. Dans le cas d’espèce, nous assistons à la fin programmée de l’accord de Schengen sur la libre-circulation des personnes au sein de l’espace européen. Un à un, les bijoux de famille de la construction européenne, si patiemment réunis au cours des décennies écoulées, sont dilapidés en un tournemain. Les diplomates blanchis sous le harnais et les chercheurs en relations internationales savent très bien que, si la méfiance s’installe très rapidement, il en va tout autrement pour la confiance. Elle ne se décrète pas. Elle se bâtit patiemment en remettant cent fois l’ouvrage sur le métier. De proche en proche, cette situation emporte de fâcheuses conséquences sur la place et le rôle du droit dans la société internationale.
De l’arrogance insolente à l’obsolescence du droit
Force est de constater que les États occidentaux, européens au premier chef, se sont laissés bercer par les accents irréalistes de la mélodie du bonheur de la paix par le droit, attribuant un rôle quasi-divin au primat de la norme. Ils vivent au rythme des mantras de la fin de l’Histoire, de la géographie, des États, des nations, des frontières et autres coquecigrues alors que le monde évoluait à vitesse grand V. Ils ignorent ou font semblant d’ignorer la fameuse citation d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ». En particulier, ceux qui n’ont cure des subtilités du droit prétendument international. Pour sa part, l’Europe de doux rêveurs peine à comprendre et à pratiquer le rapport de force, arcboutée sur une conception du droit légèrement obsolète dans le contexte actuel de paix par la puissance. On en mesure les résultats avec la panne de la construction européenne.
Des pans entiers du droit international s’effondrent les uns après les autres. Dans la sphère du désarmement multilatéral, la fameuse Conférence du désarmement n’a plus conclu d’accord depuis 1996. Pour ce qui est du désarmement bilatéral américano-russe, les traités encore en vigueur se comptent sur les doigts d’une seule main. Fini le temps béni des accords SALT, des traités START, du traité ABM ! Bienvenue au temps des vaches maigres. Dans le domaine de la protection de l’environnement et du dérèglement climatique, les COP succèdent aux COP sans que les brillants résultats de la COP 21 de Paris trouvent un début d’application. Il n’existe quasiment plus de règles de droit organisant le commerce international si ce n’est celle de la loi du plus fort[9]. Ne parlons pas de la protection des droits de l’homme et de la femme qui ressemble à un champ de ruines en dépit des oukases de la CIJ, de la CPI et autre inutile Conseil des droits de l’homme de l’ONU ![10]
UN MONDE SANS FOI NI LOI
« Le droit ne commence à dater que du moment où l’on détient la force nécessaire pour le faire respecter » (Gustave Le Bon). Et, c’est bien ce à quoi ressemble le monde du XXIe siècle, bien éloigné des chimères chevauchées dès la fin de la Guerre froide par des dirigeants peu clairvoyants, peu lucides. Il est grand temps que les yeux se dessillent, que les somnambules sortent de leur sommeil pour se confronter au réel, celui d’une sidérante réalité, celle d’un monde sans foi ni loi. Un monde au sein duquel la méfiance remplace la confiance, la loi de la jungle le droit positif. Faute d’un authentique sursaut à très court terme, la planète court vers une catastrophe annoncée. La défaite du droit, c’est aussi la défaite de la pensée. Cette réorientation stratégique devra conjuguer urgence et vision de long terme. Par une facétie de l’Histoire et par une sorte de retour vers le passé, nous vivons le passage de la force du droit au droit de la force !
Jean DASPRY
(Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur/
[1] https://cd-geneve.delegfrance.org/Le-saviez-vous-La-France-et-le-desarmement-de-l-entre-deux-guerres#:~:text=%C2%AB%20Arri%C3%A8re%20les%20fusils%2C%20les%20mitrailleuses,aussi%20%C5%93uvr%C3%A9%20pour%20le%20d%C3%A9sarmement.
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Pacte_Briand-Kellogg
[3] Gabriel Chevallier, Chapitre XIX Intitulé « Petites causes, grands effets » dans Clochemerle, éditions Rieder, 1934.
[4] Emmanuel Kant, Pour la paix perpétuelle, Les classiques de la philosophie, Le Livre de Poche, 2002.
[5] Charte des Nations Unies et statut de la Cour internationale de Justice, Service de l’information des Nations Unies, New York,
[6] André Lewin, L’ONU. Pour quoi faire ?, Découvertes Gallimard, 1995.
[7] Marion Prost, « Le multilatéralisme s’effondre » : les BRICS à Rio, une coalition qui s’élargit plus vite qu’elle ne s’accorde, www.marianne.net , 8 juillet 2025.
[8] Elsa Conessa, Le pont de l’Oder, fin d’un symbole européen. L’Allemagne, a rétabli les contrôles à cette frontière pour barrer la route aux migrants, et la Pologne l’a imitée, Le Monde, 8 juillet 2025, p. 2.
[9] Jean-Michel Bezat, Alliance militaire, guerre commerciale, Le Monde, 8 juillet 2025, p. 27.
[10] Serge Enderlin (propos recueillis par, Pierre Krähenbühl, directeur général du CICR : « Le droit humanitaire est à l’agonie », Le Monde, 9 juillet 2025, p. 3.
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