Créée par l’ordonnance du 4 octobre 1945, la Sécurité sociale fête ses quatre-vingts ans. Nous devrions évoquer les jours heureux de la Libération mais c’est l’amertume et l’inquiétude qui dominent.
Ce fut pourtant une admirable révolution. La Sécurité sociale trouve son origine dans les lois assurantielles de la IIIe République, dans le solidarisme de Léon Bourgeois, dans l’œuvre d’Emile Durkheim et de ses disciples (1), dans la France libre. En avril 1942, la Déclaration aux mouvements de Résistance rédigée par le général de Gaulle affirme que “la sécurité nationale et la sécurité sociale sont, pour nous, des buts impératifs et conjugués”. Le CNR se prononce pour un “plan complet de sécurité sociale”, qui est accordé à l’esprit du temps. A Londres, où est publié en 1942 le rapport Beveridge, aux Etats-Unis autour du président Roosevelt, les réflexions sur la protection sociale aboutissent à des formes d’organisation différentes de celles de la France mais il y a une commune adhésion aux principes de dignité de la personne humaine, de justice sociale et de liberté, tels que les formule la Déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944.
Le projet français de Sécurité sociale (2) est conçu par Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité sociale dans le Gouvernement provisoire, et par Pierre Laroque, un ancien de la France libre nommé directeur général des assurances sociales. Pour ce dernier, “le plan français de sécurité sociale est un élément de la révolution nécessaire” qui vise à donner à chacun selon ses besoins, tout au long de sa vie. Tel est l’objectif de l’activité économique, qui n’est plus considérée comme une fin en soi. Il s’agit de viser le plein emploi, l’équipement sanitaire et la juste répartition du revenu national dans le cadre d’une institution permettant d’établir la démocratie sociale. D’où les quatre principes fondamentaux d’universalité (la Sécurité sociale s’étend à tous les citoyens et couvre tous les risques), d’unité (caisse unique et cotisation unique), d’uniformité (chacun a droit aux mêmes prestations) et de démocratie (élection aux conseils d’administration et gestion paritaire de toutes les caisses).
La cohérence du plan conçu par Alexandre Parodi et Pierre Laroque a été fortement entamée par les manœuvres des organisations d’inspiration démocrate-chrétienne – le Mouvement République Populaire (MRP) et la CFTC – et par les corporatismes. Le MRP et le syndicat chrétien décidèrent de s’abstenir lors du vote du projet d’ordonnance relative à la Sécurité sociale ; l’autonomie des caisses d’allocations familiales fut maintenue sous la pression des mêmes milieux ; plusieurs professions refusèrent l’affiliation (les agriculteurs, les médecins, les cadres), les régimes spéciaux, qui devaient être supprimés, furent maintenus de même que les mutuelles.
Loin de l’imagerie consensuelle, la Sécurité sociale fut un compromis entre les forces politiques et sociales issues de la Résistance, dans lequel le Gouvernement provisoire, le Parti communiste et la CGT jouèrent un rôle décisif, sans toutefois parvenir à faire prévaloir l’ensemble du projet élaboré par Alexandre Parodi et Pierre Laroque. Inachevé, l’édifice fut remarquablement conforté par le communiste Ambroise Croizat, ministre du Travail de novembre 1945 à mai 1947.
Affaibli par ses compromissions pendant l’Occupation, le patronat s’était opposé sans succès au programme social du Gouvernement provisoire mais il poursuivit son travail de sape, avec l’aide de ses alliés dans les partis de droite et dans l’Etat. Voulues par Georges Pompidou, les ordonnances du printemps 1967 furent sa première grande victoire puisqu’il obtint la séparation des risques, la suppression des élections et la création de trois Caisses nationales gérées paritairement par les syndicats et un patronat qui était auparavant en situation d’infériorité.
A la suite du “Plan Juppé” de 1995, la réforme constitutionnelle de 1996 a donné au Parlement – en fait au gouvernement – la responsabilité de la loi de financement de la Sécurité sociale, puis les réformes successives des retraites ont continué d’ébranler l’édifice. Désormais, c’est la vision comptable qui prime et les conditions d’existence sont soumises à la conjoncture économique, à l’opposé des intentions mises en œuvre à la Libération. S’y ajoute la culpabilisation des assurés sociaux, qui a connu son apothéose à la fin de la gouvernance Bayrou.
Rien ne sera possible tant que le pouvoir politique restera entre les mains du parti de la rente. Mais nous continuerons d’affirmer la nécessité de reprendre la révolution de 1945, selon les principes affirmés par Pierre Laroque, pour que chacun reçoive selon ses besoins tout au long de la vie, pour le rétablissement et le développement de la démocratie sociale.
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1/ Je présenterai dans quelques semaines l’ouvrage fondamental de Sacha Lévy-Bruhl, Le grand renversement de l’Etat social, PUF, 2025, dont je conseille dès à présent la lecture.
2/ Cf. sur mon blog : Aux origines de la Sécurité sociale, 9 décembre 2019, et la bibliographie jointe.
Editorial du numéro 1308 de « Royaliste » – 6 octobre 2025
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