Age de pierre, âge d’abondance

Nov 13, 1980 | Economie politique

 

L’anthropologie peut servir de prétexte à l’idéologie, ou encore donner bonne conscience aux économistes qui, depuis les sociétés primitives jusqu’à notre société industrielle, peuvent mesurer avec satisfaction le chemin parcouru : de la hache de pierre à la télématique, quel progrès tout de même ! Pauvre « sauvages », bons à tout faire. Pauvres sociétés primitives, devenues objets de lectures si diverses : positiviste, utilitariste, matérialiste, structuraliste …

UNE ANTHROPOLOGIE ANTI-REDUCTIONNISTE

Heureusement, l’anthropologie ne se réduit pas à cela. Elle peut être, avec René Girard, la révélation des « choses cachées » qui sont en nous et qui nous entourent : avec Girard le sacré apparaît, dans les sociétés primitives, comme résolution de la violence qui est en nous, du fait du caractère mimétique de notre désir. L’observation des sociétés primitives peut aussi permettre, dès lors qu’on se libère de tout ethnocentrisme, de regarder autrement la société moderne, de dévoiler son idéologie, de dire combien est relatif, artificiel, fondamentalement contestable, ce qui nous paraît vérité universelle.

C’est à ce travail critique que s’est livré l’anthropologue américain Marshall Sahlins dans deux ouvrages récemment publiés en France : critique de nos a-priori économiques dans « Age de Pierre, Age d’abondance » (1), critique des théories anthropologiques dans « Au cœur des sociétés » (2). Toute la conception habituelle de la « science économique » en sort bouleversée, qu’elle soit bourgeoise ou marxiste. Que dit en effet Sahlins ? Avant tout, qu’il faut se garder d’appliquer nos critères et nos préjugés aux sociétés primitives : ce n’est pas parce que les supermarchés regorgent de bonnes choses que les sociétés primitives sont composées de pauvres hères affamés, tentant péniblement de survivre dans une nature hostile, qu’ils n’ont pas les moyens techniques de dominer. Contrairement à ce qu’enseignent les professeurs, l’économie primitive n’est pas une économie de subsistance ; la rareté y est absente, et même il est possible de démontrer qu’il n’y a pas d’économie primitive. D’où la thèse de Sahlins, selon laquelle les sociétés primitives sont les premières, et les seules, sociétés d’abondance que le monde ait connues.

LE « BON SAUVAGE » ?

S’agirait-il, en ces temps écologiques, d’un retour au mythe du bon sauvage redoré aux couleurs de la science ? Pas du tout : la thèse de Sahlins s’appuie sur de nombreuses observations, effectuées dans de nombreuses sociétés et sur plusieurs continents. Que ce soit en Afrique, en Australie ou ailleurs, les anthropologues ont constaté que les peuples de cueilleurs-chasseurs connaissaient tous l’abondance matérielle, au moins pour les produits non-alimentaires, et cela malgré l’absence de potentiel énergétique et la faiblesse de la technologie. Quant à la nourriture, elle dépend de la mobilité du groupe. D’une manière générale, ces peuples travaillent peu, de façon peu soutenue, et disposent de nombreux loisirs.

Il ne faut cependant pas en conclure que cette société est idyllique : la nécessité pour le groupe de se déplacer constamment l’oblige à se débarrasser des personnes -trop vieilles ou trop jeunes- qui font obstacle à cette mobilité. En outre, cet « âge d’abondance » n’est pas à l’abri de disettes, lorsque par exemple les conditions climatiques interdisent le déplacement ou l’approche du gibier. Mais la disette n’est pas un trait distinctif des « économies primitives ». Les facteurs de solidarité permettent de compenser le manque momentané de nourriture, au moins jusqu’à un certain point : les relations de parenté, la prodigalité obligée du chef empêchent la famine. Mais lorsque celle-ci survient, c’est toute la communauté qui périt, par le manque et dans la violence. Les primitifs savent d’expérience ce que nous avons oublié depuis des siècles : que la rareté entraîne la violence et la mort de la communauté, que l’économie fondée sur une rareté décrétée préexistante est nécessairement violente. Comme le dit Sahlins, les peuples primitifs ne sont pas pauvres, même si leur niveau de vie est modeste, car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens, mais dans un statut social : « la pauvreté est une invention de la civilisation », c’est le marché qui a institué la rareté, c’est la « croissance » qui la développe. « L’ère d’une famine sans précédent, c’est celle-ci, la nôtre. Aujourd’hui, à une époque où la puissance technique est plus forte que jamais, la famine est devenue une institution (…) l’importance de la faim croît relativement et absolument avec le progrès culturel ».

Voilà de quoi bouleverser notre «science économique», qui prétend œuvrer pour la «satisfaction des besoins», et révoquer les beaux discours sur le progrès technique et le développement» nécessaire : la croissance est un scandale inutile et dangereux, les révolutions techniques entraînent un surcroît de travail, détruisent le loisir et créent le manque; il n’existe pas une seule Economie devant laquelle nous devrions nous prosterner et à quoi nous devrions tout sacrifier, mais diverses économies, et même des sociétés non-économiques, où l’on travaille le moins possible, en raison inverse des capacités productives et où l’on expulse, pour demeurer en paix, les relations d’échange à l’extérieur de la communauté.

Conclusions choquantes, pour nous autres serviteurs et esclaves du « progrès ». Mais ce choc peut être salutaire ; il peut être le point de départ d’une critique de l’économie politique, et de toute idéologie économiste.

CONTRE « L’ECONOMISME »

C’est d’ailleurs à cette remise en cause de l’idéologie que Marshall Sahlins se livre dans « Au cœur des sociétés », en examinant plus particulièrement le matérialisme historique. On sait que, pour Marx, c’est la logique de la production qui détermine, en dernière analyse, la société humaine dans son organisation politique et sociale et, plus généralement, dans sa culture. Il faut d’ailleurs souligner que, pour Marx comme pour les économistes « bourgeois », la raison de la production est la « satisfaction des besoins » et que l’anéantissement du concept de besoin fait s’écrouler l’économie libérale comme l’économie marxiste. Cette identité entre les deux théories n’échappe pas à Sahlins, pour qui « le matérialisme historique est véritablement une conscience de soi de la société bourgeoise, mais une conscience de soi qui ne sort pas, semble-t-il, des conditions de cette société ».

Marxiste ou non, l’économie moderne n’est qu’un utilitarisme, qui masque la réalité profonde de notre société : car cette réalité ne tient pas essentiellement au mouvement des forces productives et des rapports de production, mais à la culture qu’elle s’est donnée. De même que, dans les sociétés primitives, les interdits et les prescriptions religieuses, l’organisation politique, etc. commandent la production et en tracent les limites, de même, dans la société moderne, c’est un projet culturel qui préside aux modes de production et de consommation, aux choix technologiques, aux orientations économiques présentées comme autant d’impérieuses « nécessités ». C’est dire que la révolution sera culturelle, ou que rien ne changera dans notre travail et dans notre vie.

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(1) Marshall Sahlins -Age de pierre, âge d’abondance- (Gallimard)

(2) Marshall Sahlins -Au cœur des sociétés, Raison utilitaire et raison culturelle- (Gallimard)

Article publié dans le numéro 325 de « Royaliste » – 13 novembre 1980

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