Discours prononcé par Alfred Coste-Floret
pour un anniversaire du 8 mai 1945
en présence de Mireille Renouvin
Jacques Renouvin
Jacques Renouvin, mon camarade de Résistance et mon ami, dont je dois retracer ce soir la noble figure, n’a fait que traverser ma vie. Cependant parce que notre rencontre eut lieu en un temps d’exceptionnelles difficultés et parce que Renouvin était lui-même une personnalité exceptionnelle, il m’a marqué, comme tous ceux qui l’ont connu à cette époque, d’une empreinte très profonde.
Jacques Renouvin fût, avant tout, l’homme d’une double fidélité – fidélité à la France, fidélité à sa foi chrétienne. Au service de ces deux fidélités il mit un courage indomptable, un courage allant jusqu’à la témérité et, au terme, jusqu’au sacrifice total, délibérément accepté, celui de sa vie.
Jacques Renouvin, né le 6 octobre 1905 à Paris, était le troisième fils de Georges Renouvin, décorateur d’art. Très jeune, il apprend de son frère aîné Pierre pour lequel il professe une admiration sans réserves la grande vertu du patriotisme. Pierre Renouvin, agrégé d’histoire à 20 ans, professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut, avait été un magnifique combattant de la guerre 1914-1918 où, grièvement blessé, il fût amputé du pouce droit et du bras gauche.
Après de brillantes études, Jacques Renouvin s’inscrit au barreau de Paris. En même temps il devient membre de l’Action Française et des Camelots du Roi. Il devait demeurer toute sa vie un monarchiste convaincu. Mais, après les événements du 6 février 1934, il quitte l’Action Française déçu par les Maîtres qu’il avait choisi. À la même époque, il se bat en duel avec Guy La Chambre, accusant celui-ci d’avoir poussé le Président Daladier, au cours de la nuit tragique, à une répression sanglante, à une sorte de brève guerre civile entre Français. Arrive Munich, Renouvin qui est l’incarnation même du refus de tout compromis publie dans L’Époque et dans La Lumière des articles très documentés dénonçant l’action néfaste du traître de Brinon et des pro hitlériens. Cependant après Munich, Pierre-Étienne Flandin envoie à Hitler un télégramme de félicitations. Puis le même Pierre-Étienne Flandin veut aller disposer une gerbe à l’Arc de Triomphe de l’Étoile. Une cinglante paire de gifles l’arrête. C’est le patriote Jacques Renouvin qui signifie ainsi à Flandin que la paix ne s’achète pas du sacrifice de l’honneur.
Munich, bien sûr, n’arrête pas le processus des annexions d’Adolf Hitler. Bientôt c’est 1939 et la guerre. On offre à Renouvin avocat à la Cour de Paris, les trois galons de capitaine et une affectation dans la Justice Militaire. Une fois encore, fidèle à lui-même, Renouvin, refuse le compromis. Il s’engage et fait la guerre comme sergent de corps francs. Blessé le 16 juin 1940 au cours d’une mission périlleuse qui lui valut la croix de guerre, il est évacué vers l’hôpital d’Épinal. La ville bientôt prise par les Allemands, Renouvin est prisonnier. Il refuse de terminer la guerre en captif, il s’évade et rejoint Montpellier où se trouve son neveu Michel, étudiant en médecine, le fils de son frère Pierre. Celui-ci lui apprend qu’il existe à Montpellier un noyau de résistants groupé autour du professeur Pierre-Henri Teitgen dont les cours à la Faculté de Droit faisaient sensation par l’exposé des exigences du Patriotisme telles que les comprenait Renouvin, rigoureuses et sans compromission aucune avec l’ennemi.
Teitgen apprend à Renouvin qu’il existe un mouvement de résistance Liberté dirigé par François de Menthon, professeur de Droit à Lyon avec comme adjoints lui-même, professeur de Droit à Montpellier et moi-même professeur de Droit à la Faculté de Strasbourg, repliée à Clermont-Ferrand. À cette époque l’action du Mouvement consistait surtout dans la diffusion d’un journal clandestin Liberté, de brochures et de tracts. Renouvin expose, à Teitgen et bientôt au cours d’une réunion à Lyon, à moi-même et à de Menthon, que si la propagande par la plume et par la parole est utile pour éclairer l’opinion publique, la propagande par l’action serait encore beaucoup plus efficace. La zone où s’exerçait l’action de Liberté était la zone libre. C’est donc contre les collaborateurs que Renouvin entend diriger ses coups de mains. Ainsi Vichy et les collaborateurs apprendront-ils que les Français patriotes se sont groupés dans des organisations de résistance qui refusent la défaite et entendent continuer la lutte.
Bien entendu, nous acceptons le plan de Renouvin qui devient le fondateur, le recruteur et le chef des « Groupes Francs » de Liberté.
Jacques Renouvin était un patriote intransigeant, un être passionné, mais il était en même temps intelligent, lucide et charitable. Il entendait avertir les Français collaborateurs, il ne voulait pas les tuer. C’est pourquoi il préparait très minutieusement des coups de mains en envoyant d’abord repérer les lieux qu’il fallait faire sauter et en s’assurant que l’attentat, puisqu’il faut l’appeler par son nom, ne produirait que des dégâts matériels. Tant Renouvin était méthodique et précis qu’il n’y eut jamais d’anicroche. Très vite il sut réunir autour de lui une cohorte de jeunes éléments d’élite parmi lesquels nos étudiants de l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand tinrent une place de choix. Très vite, les « Groupes Francs » de Renouvin réussirent des actions d’éclat qui les rendirent célèbres dans toute la France.
Aussi lorsqu’en novembre 1941 naît le mouvement Combat de la fusion de Vérité et de Liberté, le comité directeur de Combat unanime, comité composé des trois dirigeants de Liberté, de Menthon, Teitgen et moi-même et des trois dirigeants de Vérité, Henri Frénay, Chevrance et Claude Bourdet, confie à Renouvin la direction des Groupes Francs de Combat.
C’est un peu plus tard, chère Madame et amie, que vous épousiez Jacques Renouvin, sachant bien et mesurant bien tous les risques que comportait votre union avec quelqu’un d’aussi engagé dans la Résistance, mais comprenant aussi qu’on ne rencontre pas deux fois sur sa route, dans l’espace d’une vie, un être aussi exceptionnel.
Devenu le chef des « Groupes Francs de Combat » qui comportait alors des sections dans toutes les villes de quelque importance de la zone sud, Renouvin parcourut inlassablement celle-ci sous les pseudonymes successifs de Bertrand, Paleyrac, Ricard et Joseph. Lorsque les « Groupes Francs » furent bien entraînés, il organisa ce qu’il appelait des Kermesses, c’est-à-dire des coups de mains effectués à la même heure, dans plusieurs villes, sur des objectifs bien choisis. Les explosifs nécessaires étaient fournis par des carriers ou fabriqués à Clermont-Ferrand dans les laboratoires des professeurs Dubois, doyen de la Faculté des Sciences de Clermont-Ferrand, et Sadron, professeur à la Faculté des Sciences de Strasbourg.
J’ai personnellement participé à une de ces kermesses, fin mars 1942, à Clermont-Ferrand. Renouvin, arrivé la veille, m’avait expliqué qu’il était indispensable pour le moral des troupes que les chefs donnent l’exemple. C’est pourquoi il pensait qu’il serait bon que, chef régional de la région R 6 pour Combat et chef national de son service de renseignements, je participe avec lui à un coup de main au cours d’une kermesse. Bien entendu j’acceptai immédiatement. Et c’est ainsi que deux jours après, un avocat à la Cour de Paris et un professeur de Droit, futur conseiller d’État, firent sauter ensemble l’appartement du responsable du groupe Collaboration de Clermont-Ferrand. Dans la même nuit sautèrent plusieurs kiosques à journaux, l’appartement du ministre Grasset et l’appartement du chef du mouvement de Jacques Doriot. Comme toujours les précautions avaient étaient prises. Les dégâts furent considérables mais purement matériels. Le retentissement en France fut énorme. L’action des « Groupes Francs » exaspéra Vichy et les Allemands, remonta le moral des Français, changea l’opinion publique.
Retraçons une autre action qui illustre bien la manière de Renouvin. En décembre 1941, Jacques Doriot veut organiser à Paris un grand congrès du Parti Populaire Français avec, bien sûr, une participation allemande. Des trains spéciaux sont mis par Vichy à la disposition des congressistes dans toutes les villes importantes de la zone sud et ceux-ci, dispensés des formalités d’obtention d’un ausweis sur simple attestation du responsable régional du P. P. F. Jacques Renouvin décide qu’aucun de ces trains ne doit arriver à Paris. Dans toutes les gares, les « Groupes Francs », avec la complicité des cheminots placent des bombes incendiaires à retardement sous les wagons. À peine les trains ont-ils démarré, au son des fifres et des tambours, qu’un premier wagon commence à brûler, puis c’est un second, puis un autre. Aucun train n’arrivera à destination, les congressistes durent rentrer chez eux la tête basse et sans avoir pu gagner Paris. Ce fut une amère défaite pour les collaborateurs et un triomphe pour la Résistance, un éclat de rire méprisant dans la France entière.
Jacques Renouvin ne pouvait pas passer inaperçu. Il mesurait 1,92 m. Cette sorte de géant aux tempes grisonnantes, large et fort, pût cependant, grâce à sa prodigieuse habileté, échapper aux Allemands pendant près de deux ans. Mais le matin du 29 janvier 1943, il est arrêté, par la Gestapo en gare de Brive alors qu’il se préparait à aller visiter les « Groupes Francs » de Périgueux. Le même jour, chère Madame et amie, vous qui n’aviez cessé de participer à la Résistance, à nos côtés, avant même d’avoir connu votre mari et qui étiez devenue, bien sur, après votre mariage sa précieuse collaboratrice, vous étiez arrêtée à Tulle. Vous aviez été trahis, tous deux, par un agent de liaison.
Vous êtes, tous deux, transférés à Limoges mais dans des lieux de détention différents. Quelque jours après, seule femme du convoi, vous retrouvez votre mari dans le car qui amène à Fresnes les Résistants récemment arrêtes. Vous avez tous deux les menottes aux mains. Mais votre mari, qui était la courtoisie même, un, vrai gentilhomme vous attend à la sortie du car, vous tend ses mains enchaînées pour vous aider à descendre et vous franchissez la porte de la prison, mains liées mais aux bras l’un de l’autre.
Vous pouvez échanger quelques mots. Votre mari ne s’inquiète pas de lui. Depuis longtemps il sait le sort qui sera le sien s’il est arrêté et il a fait le sacrifice de sa vie. Mais il s’inquiète de vous qui attendez un enfant pour le mois de juin 43. Le Bon Dieu récompensera son sacrifice et exaucera ses prières. Il vous donnera un fils parce qu’il fallait que le héros national, mort pour la France, que fût votre mari eut un fils qui porta son nom pour le perpétuer auprès de vous.
Vous ne deviez plus le revoir. Mais nous savons ce qu fût son sort à Fresnes par le témoignage qu’en a laissé le cher Edmond Michelet dans son beau livre Rue de la Liberté. C’est un témoignage vécu. Il vaut sans commentaires, d’être cité :
« Dans la cellule enfin collective du rez-de-chaussée où vient de me conduire après six mois d’isolement le Feldwebel qui garde le second étage, je retrouve mon vieux compagnon de Combat Jacques Renouvin, Joseph pour les initiés.
Il est maigre à faire peur. Il a plus souffert que nous tous, c’est visible, de ses sept mois de détention et porte encore au visage et sur tout le corps les signes du traitement de faveur qu’il a subi avenue Foch… Cher Renouvin… C’est un de ceux avec Pierre Brossolette et Jean-Guy Bernard, dont il nous a fallu le plus déplorer l’absence au terme de nos combats clandestins. Combien de fois me suis-je demandé, depuis lors, ce qu’ils auraient dit ou fait ces trois là, s’ils étaient restés avec nous.
Renouvin était une sorte de bon géant bigle, chevalier d’un autre âge, perdu en un siècle où la chevalerie est plutôt incomprise…
… Dans cette salle de Fresnes où nous nous revoyons après de longs jours d’anxiété, nous fîmes ensemble le point de nos situations respectives. Tout de suite, il m’apparut que Renouvin, pour en finir sans compromettre personne, avait assumé pour lui tout seul d’écrasantes responsabilités – ce qui n’allait pas sans risques mortels, comme la suite allait malheureusement le démontrer. Mais Renouvin ne savait pas me mentir même à la Gestapo, un vrai chevalier décidément. »
Cette force indomptable et ce courage, ce caractère, Jacques Renouvin en trouvait la source dans sa fidélité à la France, mais aussi dans la fidélité à sa foi chrétienne. Écoutons encore, Edmond Michelet :
« Dans le convoi qui nous emporte vers l’Allemagne, Renouvin se mit, en une conversation étincelante, à nous raconter en détail son expérience mystique des sept mois de cellule qu’il venait de vivre et le réconfort moral qu’il avait puisé dans la récitation quotidienne du Rosaire. »
C’est à Augsburg que Michelet devait quitter Renouvin. Alors qu’il était dirigé sur Dachau, Renouvin avait droit au camp de concentration considéré comme le plus sévère et le plus dur : Mauthausen. Il devait y mourir de privation le 24 janvier 1944. Ses camarades le trouvent mort un matin sur sa paillasse. Les rescapés qui ont pu revenir attestent que, jusqu’au dernier moment, il fût fidèle à son Dieu et à sa patrie, offrant le sacrifice de ses souffrances et de sa vie pour les siens, pour la France, pour la victoire à laquelle il crut jusqu’à son dernier moment.
En ce jour anniversaire d’Armistice, de délibération et de cette victoire pour laquelle Jacques Renouvin a tout sacrifié, tout donné, il est opportun de méditer, un instant, sur son exemple.
Jacques Renouvin savait très bien que sa chance de sortir vivant du combat qu’il avait entrepris était infime. Il vous l’avait confié, chère Madame ; il me l’avait dit, il l’avait dit à ses intimes. Mais pour lui deux choses seulement étaient essentielles : la défaite du nazisme totalitaire, athée et raciste, la résurrection de la France et de la Liberté.
Il a rempli sa vie parce qu’il a atteint son but. Sans lui, sans nos camarades de la Résistance qu’il a tant contribué à rassembler, la France ne serait pas aujourd’hui ce quelle est dans le Monde.
Après la Libération, l’unité de la Résistance s’est brisée et nous avons assisté aux inévitables dispersions que provoque la vie quotidienne.
C’est pourquoi il est bon qu’en cet anniversaire d’un 8 mai qu’il n’a pas connu mais qui a réalisé son espérance, nous autres, magistrats résistants, nous nous retrouvions unis autour de la mémoire de Jacques Renouvin, héros de la Résistance et avocat à la Cour de Paris.
Le règlement intérieur du Barreau de Paris définit les devoirs qui s’imposent à l’avocat : la loyauté, la délicatesse, l’indépendance et l’honneur. Ces devoirs Jacques Renouvin, pour assumer la plus noble et la plus belle des défenses, la défense de la France, les a accomplis jusqu’au sacrifice de sa vie.
Il fût l’ardent défenseur et le preux chevalier de Notre Dame la France.
Alfred COSTE-FLORET
Conseiller d’État
N.B. La date de cette conférence prononcée au Palais de Justice de Paris n’est pas précisée. Elle a eu lieu dans le courant des années soixante. B.R.
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