Allemagne : Modèle en crise

Juin 29, 2009 | Union européenne

 

Ancien élève de l’Ecole nationale supérieure, agrégé d’histoire et docteur de l’Université, Edouard Husson a été chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte à Munich. Il est actuellement maître de conférences à Paris IV et directeur de recherches en histoire contemporaine. Prolongeant les analyses qu’il avait publiées en 2005 (« Une Autre Allemagne ») il décrit la crise du modèle allemand, les graves conséquences qui en découlent pour une société allemande confrontée, de surcroît, à la ligne diplomatique et militaire décidée à Berlin.  

 Royaliste : Qu’en est-il de l’Allemagne aujourd’hui ?

Edouard Husson : Il est très difficile d’en parler aujourd’hui ! Les repères que nous avions sont brouillés ; les Allemands eux-mêmes ne savent plus très bien où ils vont.

Cette absence de perspective s’explique par deux caractéristiques fondamentales de l’histoire récente : en 1990, l’Allemagne s’est réunifiée dans l’OTAN et selon le modèle de l’économie sociale de marché. A cette époque, les erreurs économiques qui ont été commises résultaient de choix politiques erronés. Ainsi, on a voulu imposer un taux de change qui n’était pas réaliste en raison des médiocres performances de l’économie est-allemande. Plus généralement, on a voulu généreusement transférer à l’Est le modèle social de l’Ouest sans pour autant protéger le marché est-allemand, lui donner les moyens et le temps de se réorganiser avant la mise en concurrence avec les économies des autres pays.

Ce choix a été désastreux : 3,5 millions emplois ont été détruits en quelques années. Mais ces millions d’emplois ont été recréés par l’économie allemande hors de ses frontières : elle fait produire à l’étranger les composants des pièces qui sont montées en Allemagne par une main d’œuvre hautement qualifiée. Les profits furent considérables mais certains économistes ont dénoncé cette « économie de bazar » qui consiste à assembler et à vendre des produits fabriqués à l’extérieur – sans innovation industrielle sur le territoire allemand.

Royaliste : Et la réintégration dans l’OTAN ?

Edouard Husson : Elle n’allait pas de soi pour deux raisons : elle a été imposée à une Union soviétique affaiblie, qui avait besoin des crédits allemands pour espérer survivre et qui accepté la décision allemande. Le chancelier Kohl a privilégié de son côté le court terme en cherchant avant tout à éviter une épreuve de force avec Washington. Il a ainsi créé un déséquilibre : l’intégration de l’Allemagne dans l’organisation militaire atlantique a permis par la suite l’élargissement de l’OTAN aux pays de l’Est ; de plus, l’Allemagne s’est cru tout permis en matière de politique européenne : dans le cas de l’ancienne Yougoslavie, elle a été un facteur majeur de la déstabilisation de ce pays.

Royaliste : Quelles ont été les conséquences sociales des choix économiques effectués après la chute du Mur ?

Edouard Husson : Les problèmes ont commencé avant la réunification : c’est au cours des années quatre vingt qu’on a assisté à la fin des relations sociales relativement harmonieuses qui existaient entre le patronat et les syndicats. Aujourd’hui, l’Allemagne connaît un processus de fragmentation sociale : c’est le fait le plus frappant de ces quinze dernières années. Jusqu’à la réunification, la cohésion de la société allemande était malgré tout restée très forte. Depuis 1990, l’Allemagne est de plus en plus affectée des phénomènes que nous connaissons bien : écart grandissant entre les hauts et les bas revenus, précarisation d’une part croissante de la société, augmentation du nombre de pauvres qui dépendent des aides sociales. Un chiffre impressionne : il y a cinq ans, un enfant sur sept grandissait dans une famille pauvre ; aujourd’hui, un enfant sur cinq est dans cette situation.

Autre facteur de fragmentation : jusqu’à ces dernières années, les Allemands avaient un système éducatif qui était inégalitaire parce qu’il professionnalisait très tôt les jeunes gens jugés inaptes à se présenter au bac général – mais ceux-ci étaient certains d’avoir un emploi industriel grâce à la formation dans les lycées techniques. Aujourd’hui, ces emplois exigent de hautes qualifications, par exemple de bonnes connaissances en informatique. Or les enfants des milieux pauvres ne peuvent pas disposer d’un ordinateur et d’un accès à Internet ; ils ne pourront pas non plus bénéficier de la formation adéquate et ils sont exposés à une précarisation définitive.

Bien entendu, la masse des chômeurs, masquée comme en France part des montages statistiques, n’arrange pas les choses.

Royaliste : Quelles sont les conséquences politiques ?

Edouard Husson : La société allemande est marquée par l’affaiblissement du système politique ; il y a une désaffection forte à l’égard des grands partis (chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates) et de la politique en général. S’y ajoute une perte de confiance dans les dirigeants économiques. Ce double discrédit est beaucoup plus fort qu’en France et en Italie. Les deux partis au pouvoir ne dépasseront pas de beaucoup les 50% aux prochaines élections. Le reste du paysage est fragmenté entre les Verts, le Linke à la gauche du SPD et les libéraux : la situation hors de la Grande coalition est très instable. Mais le parti le plus important en Allemagne est celui des abstentionnistes alors que le taux d’abstention était traditionnellement moins fort en Allemagne que chez ses voisins.

Royaliste : Pourquoi ?

Edouard Husson : Cette désaffection est à mettre en relation avec la crise du modèle allemand qui a été fortement ébranlé par la mondialisation avant la grande crise et qui maintenant est atteint au plus profond. 

Vous connaissez les caractéristiques de ce modèle : après la guerre, on a voulu en revenir à une régulation naturelle de la société allemande. Les conservateurs se défiaient de l’Etat national fondé par Bismarck et aspiraient à une économie de marché et une solidarité fondée sur les anciennes vertus familiales, corporatives et religieuses. Ce modèle autorégulé était aussi celui de l’ouverture au monde. Le pari fait par les dirigeants allemands dans les années cinquante était celui du libre-échange intégral. A l’encontre des Français qui concevaient le Marché commun comme un ensemble protégé, les dirigeants allemands envisageaient la construction européenne comme une étape vers le libre-échange mondial.

Ce modèle a fonctionné pour plusieurs raisons : pillage de l’Europe par les nazis qui donnait une solide capital de départ important (ce qu’on oublie de dire), besoin de reconstruction en Allemagne, stabilité monétaire internationale due au système de Bretton Woods, vertus traditionnelles des travailleurs allemands. D’où les bonnes performances de l’économie allemande. Au début des années 70, on insiste sur l’aspect social, on organise une plus juste répartition des revenus et, au moment où ses partenaires abandonnent le keynésianisme, l’Allemagne construit son propre Etat-providence. L’Allemagne résiste mieux que ses voisins à la crise de 1974 mais ses dirigeants ne voient pas que la puissance du mark cache un affaiblissement des capacités d’innovation industrielle et un chômage de 2,5 millions de personnes avant la réunification. Celle-ci n’entraîne pas une domination de l’Allemagne sur l’Europe, contrairement à ce que certains ont écrit à l’époque – mais au contraire des difficultés croissantes.

Royaliste : Les Allemands ont-ils conscience de la mise à mal de leur modèle ?

Edouard Husson : Non ! Ils s’accrochent à leur passé sans analyser les raisons profondes de la détérioration de leur modèle économique et social. Ainsi, le commerce intra-européen et avec les Etats-Unis joue un rôle de plus en plus important alors que les dirigeants allemands se veulent une puissance mondiale. L’illusion est d’autant plus forte que les délocalisations faites au nom de la mondialisation ont surtout lieu dans les pays de l’Est européen. Tel est le paradoxe allemand : avant la crise de 2007, le commerce de l’Allemagne avec le vieux Marché commun représentait 30% du total, 47% avec l’Union européenne,  70% si l’on ajoute la Russie. Le commerce avec les Etats-Unis représentait environ 15%. Le commerce avec le reste du monde (Inde, Chine) restait marginal.

Les Allemands s’accrochent donc au modèle européen classique mais vantent la mondialisation et refusent par conséquent une politique de protection du continent parce que cette politique remettrait en cause le modèle des années cinquante auquel ils sont attachés. Le conservatisme des dirigeants allemands est une donnée fondamentale.

Royaliste : La relation avec l’OTAN n’est-elle pas du même ordre ?

Edouard Husson : Si !  Au fond, l’Allemagne ne veut pas avoir la politique étrangère que lui imposent sa réunification et sa puissance économique – à savoir l’indépendance à l’égard de toutes les alliances, l’encouragement à la paix dans le monde. Autrement dit, une politique sur le mode scandinave ou suisse adaptée à un pays de 80 millions d’habitants. Or les milieux dirigeants s’obstinent à rester dans l’OTAN. Pire : ils pensent qu’ils ont intérêt à jouer de plus en plus jouer le jeu de l’OTAN, pour en tirer des avantages économiques et commerciaux. L’Allemagne s’engage de plus en plus dans la  professionnalisation de son armée, et avec les Américains dans des actions dites de maintien de la paix. Elle joue le jeu d’une sécurisation de points nodaux pour ses futures entreprises exportatrices. Ce qui la conduit à une militarisation de son économie : elle est le troisième exportateurs d’armes du monde et elle a des conseillers militaires dans un grand nombre de pays. L’Allemagne veut être partout où l’ordre occidental doit être assuré.

Cette politique est totalement cohérente mais elle est en décalage avec la réalité. Que retire l’Allemagne de sa présence en Afghanistan ? L’avantage économique est infime, voire ridicule. Les atermoiements de la politique allemande vis-à-vis de l’Iran l’ont empêchée de développer ses relations économiques avec ce pays grâce à une action diplomatique prudente qu’elle aurait pu mener en concertation avec la Russie.

D’où un nouvel aspect de la fracture politique. La population allemande refuse massivement d’appuyer cette stratégie mais les opposants ont le sentiment d’être impuissants. Il y a découplage entre la population et un pouvoir qui est devenu une oligarchie. Ce qui peut déboucher sur une crise des repères traditionnels de la démocratie : affaiblissement croissant des partis nationaux, autorégulation des régions avec un pouvoir central se bornant à fixer de grands objectifs.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 951 de « Royaliste » – 29 juin 2009

 

 

 

     

 

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