André Comte-Sponville : Pourquoi je ne suis pas nietzschéen

Mai 18, 1992 | Entretien

 

Marx, Lénine et Mao ne furent pas les seuls maîtres-penseurs des années soixante : on n’aurait garde d’oublier Nietzsche et la séduction qu’il continue d’exercer. Plusieurs jeunes philosophes ont décidé de rompre le charme. Nous avons demandé à l’un d’entre eux, André Comte-Sponville, de nous dire pourquoi il n’était pas nietzschéen.

Royaliste : Pourquoi ce refus de Nietzsche, que certains ressentent comme une agression ?

André Comte-Sponville : J’éprouve à l’égard de Nietzsche plusieurs embarras philosophiques. Le premier est qu’il a dit tellement de choses, et tellement de choses contradictoires sur les mêmes sujets qu’on a toujours le sentiment que ce qu’on affirme est trop simple, trop clair ou trop unilatéral pour épuiser la totalité de sa pensée. En second lieu, j’aurais pu écrire un essai expliquant « pourquoi j’aurais pu être nietzschéen » : il y a plus de points sur lesquels je suis en accord avec Nietzsche que de points de désaccord, mais les premiers m’ont paru moins décisifs. J’ajoute que Nietzsche est le philosophe indépassable de notre temps, celui qu’on ne peut pas ne pas lire, avec lequel on ne peut pas ne pas se confronter. Nietzsche me semble avoir en effet discerné l’enjeu spirituel de la modernité.

Royaliste : Vous faites allusion au thème de la « mort de Dieu » ?

André Comte-Sponville : Oui. L’expression n’est pas à prendre au sens propre puis que Dieu est immortel par définition. Elle ne signifie pas non plus que plus personne ne croit en Dieu, mais que la croyance en Dieu a perdu la capacité à unifier une société, à faire lien (tel est le sens étymologique du mot religion) : ce qui menace le monde moderne c’est une « négligence généralisée », la négligence étant, comme le rappelle Michel Serres, l’absence de lien. En ce sens, Dieu est socialement mort et notre société cherche à retrouver un lien. Mais s’il ne restait rien ? Mais si le nihilisme, qui affirme qu’il n’y a plus de raison de vivre, était la seule issue ?

Le diagnostic de la mort sociale de Dieu et la tentation nihiliste sont le lot de notre temps et c’est en cela que la confrontation avec Nietzsche est inévitable. Quand Dieu est mort, affirme-t-il, il ne reste rien du vrai – tout est faux – il ne reste rien du bien – tout est permis – mais en revanche on peut trouver dans le beau de quoi échapper au nihilisme. De fait, l’esthétisme est une des tentations de notre époque. Il se trouve que, pour avoir ressenti fortement la fascination de l’art, je suis parvenu à la conclusion qu’on ne pouvait ni s’en contenter, (parce que l’art seul n’est rien ; si l’art n’est pas vrai, à quoi bon l’art ?) ni se passer de la vérité. Or, du vrai il reste tout : il n’y a pas une seule vérité qui ait besoin de Dieu pour être vraie. En revanche, il ne peut y avoir de Bien absolu ni de Beau absolu après la mort de Dieu, ce qui signifie qu’on ne peut échapper au relativisme éthique et esthétique. Mais si l’on reste fidèle à l’exigence de vérité, on peut trouver dans cet amour du vrai place pour une morale et pour une esthétique

Royaliste : Pourquoi dites-vous que Nietzsche est une « brute » ?

André Comte-Sponville : Il y a un immoralisme immoral de Nietzsche. Quelle tentation ! Lorsque j’avais vingt ans, je partageais avec mes amis intellectuels de gauche l’idée que toute morale est oppressante, illusoire, et qu’il faudrait vivre par-delà le bien et le mal – sans voir que notre génération était extrêmement morale. Devenu professeur de philosophie, j’enseignais l’immoralisme afin de libérer la jeunesse de la morale judéo-chrétienne et je me revois expliquer que l’humilité, la honte, le repentir n’étaient que de fausses vertus dont le sage n’a que faire. J’avais pris l’exemple de la masturbation et, lassé de le citer, j’ai tenté d’en trouver un autre, hors du domaine sexuel. Cet exemple, je le cherche toujours. Je ne pouvais pas dire à mes élèves que le mensonge, la cruauté, le vol et le viol ne sont pas des fautes. Mais alors, au nom de quoi être immoraliste puisqu’on défend la morale commune ?

Royaliste : Ne doit-on pas distinguer la morale et l’éthique ?

André Comte-Sponville : Il y a une différence, en effet ; l’acte moral est fait par devoir, donc par contrainte, alors que l’acte éthique est fait par désir. Il y a une différence entre donner de l’argent à un pauvre pour obéir à une injonction morale, et lui en donner par pur plaisir de la générosité. En ce sens l’éthique de Spinoza n’est pas une morale, et il n’y a pas non plus de morale chrétienne car le commandement évangélique, qui ramène à l’amour, n’est pas de l’ordre de la contrainte. Mais il y a une différence majeure entre l’éthique spinozienne et celle de Nietzsche, sur laquelle Deleuze ne dit rien : l’éthique de Spinoza est d’accord en tout avec la morale la plus traditionnelle ; la seule différence, c’est que Spinoza essaie de nous apprendre à être généreux par amour, et non par devoir, à être sincère par amour de la vérité, et non parce que le mensonge est interdit. Sur tous ces points, Spinoza est d’accord avec le Christ des Évangiles et dit expressément qu’il « libéra ses disciples de la Loi et pourtant l’inscrivit à jamais au fond des cœurs » : celui qui est un vrai disciple du Christ n’agit plus par devoir, mais par amour et c’est en ce sens que l’éthique accomplit la morale. Au contraire, l’éthique de Nietzsche consiste à inverser toutes les valeurs : Nietzsche est le seul philosophe qui ait dit noir sur blanc que l’égoïsme vaut mieux que la générosité, que le mensonge vaut mieux que la vérité, que la haine vaut mieux que l’amour. Ce que Nietzsche appelle le bon est le méchant de la morale traditionnelle, et inversement. Deux exemples : « L’homme doit être éduqué pour la guerre, la femme pour le délassement du guerrier : hors de cela tout est folie… Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas la cravache ! » (Zarathoustra) Ou encore : « Ni le malade ni le criminel ne doivent être reconnus aptes à la reproduction »…

Vous avez compris que je me refuse à suivre Nietzsche sur cette pente aristocratique et raciste. La morale n’est plus absolument fondée, elle devient plus relative, plus subjective, mais sans que son contenu soit changé. Même si on n’a pas la foi, il reste la fidélité. Le fait de ne plus croire en Dieu, ce qui est mon cas, ne justifie pas le renversement de toutes les valeurs. Au contraire, nous sommes dans le moment où nous avons à inventer une autre fidélité à ces valeurs que l’humanité nous a transmises. Il s’agit de ne pas être indigne de ce que l’humanité, nos parents et nos maîtres ont fait de nous. Autrement dit, il s’agit de continuer, et non de renverser. Voilà pourquoi l’immoralisme de Nietzsche m’est apparu immoral.

Royaliste : On vous a objecté que la brute de Nietzsche était une métaphore…

André Comte-Sponville : Mais il dit exactement le contraire ! Pour lui, c’est l’esprit qui est une métaphore du physique, c’est le sang qui anoblit l’esprit.

Royaliste : En quoi Nietzsche est-il un sophiste ?

André Comte-Sponville : Pour lui, la logique est à la fois « plébéienne, démocratique et juive » ; le besoin d’argumenter est le symptôme d’une faiblesse physique, d’un manque d’autorité et de noblesse. Nietzsche ne supporte pas l’universalité de la logique, le fait qu’elle mette dans le même sac l’aristocrate et le plébéien, le juif et le noble polonais, le seigneur et l’esclave. La logique n’a pas le sens de la hiérarchie ; pour Nietzsche, il faut donc refuser la logique et la vérité. Il y a là un enjeu majeur, car l’idée qu’il n’y a pas de vérité est largement répandue aujourd’hui.

Mais comment penser le rapport entre la valeur (le bien, le beau, le juste, qui relèvent de jugements normatifs) et la vérité qui relèverait de jugements descriptifs ? Souvent, on pense ce rapport comme une injonction : les valeurs sont vraies, et la vérité est une valeur. Mais cette conjonction peut être pensée de deux façons – et d’abord en la plaçant sous la domination de la vérité : on va considérer que le juste est juste comme deux et deux font quatre ; le juste peut donc être démontré et ceux qui ne le reconnaissent pas sont dans l’erreur. Telle est l’argumentation du dogmatisme, que l’on trouve chez Platon, et chez Marx. Pour échapper à ce dogmatisme toujours plus ou moins totalitaire, on va penser la conjonction de la vérité et de la valeur sous la domination de la valeur : deux et deux ne font quatre que comme le juste est juste ; autrement dit, la vérité elle-même ne dépend que du désir, ce qui est la position des sophistes et de Nietzsche.

Royaliste : Peut-on échapper à ce dilemme ?

André Comte-Sponville : Oui, si on disjoint la vérité et la valeur. Cela consiste à dire que la vérité est vraie objective ment (la terre est ronde) et à laisser les valeurs du côté de la subjectivité : toute valeur relève d’un désir, d’un sujet, d’une histoire. Comme le dit Spinoza, ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. Mais cela vaut-il pour la justice ? Est-ce parce que je désire la justice qu’elle me paraît bonne ? Oui, je le crois : la justice n’est une valeur que pour ceux qui aiment la justice, et si plus personne ne l’aime la justice ne sera plus une valeur. La paix n’est pas une valeur parce qu’elle est vraie (la guerre est aussi vraie) mais parce que nous désirons la paix. Ce que Spinoza m’a appris à penser, c’est que toute vérité est de Dieu et qu’il n’est de valeur qu’humaine. L’erreur de Platon est d’avoir voulu que les valeurs soient elles aussi vraies, et l’erreur de Nietzsche d’avoir voulu que la vérité soit elle aussi subjective. Ce qui l’amène, comme je le montre dans mon livre, à affirmer qu’il n’y a pas de vérité et qu’on peut penser n’importe quoi – par exemple sur l’innocence ou la culpabilité d’un inculpé. S’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de morale.

Royaliste : Reste l’esthétisme…

André Comte-Sponville : Comme le dit le dictionnaire, l’esthète est celui qui aime la beauté et qui affiche son scepticisme à l’égard des autres valeurs. En ce sens, Nietzsche est un esthète pour qui « seul le jugement esthétique fait loi ». Par-delà le bien et le mal, par-delà le vrai et le faux, il s’agit de faire de sa vie une œuvre d’art. Je comprends cette tentation, mais c’est évidemment se tromper sur l’art et se mentir sur la vie pour toutes sortes de raisons dont l’une au moins me paraît forte : en art on peut toujours recommencer, dans la vie jamais. Et Walter Benjamin observait que les nazis avaient été les premiers à avoir fait de la politique une esthétique ; or la beauté d’une action ne prouve en rien sa justice, sa moralité, sa vérité. Si on fait du beau la seule valeur, il n’y a plus exigence morale ni souci de vérité. Pour Nietzsche, l’art est « au service de l’illusion ». Ce n’est pas ce que disent les plus grands artistes, qui mettent l’art au service de la vérité. Pour conclure, l’immoralisme, c’est le contraire de ce que j’appelle la fidélité ; la sophistique est le contraire de l’amour de la vérité et du rationalisme ; l’esthétisme est le contraire du classicisme qui, justement, met l’art au service de la vérité. Étant un fidèle et un rationaliste, m’efforçant d’être un classique, je vois là trois bonnes raisons de ne pas être nietzschéen.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 580 de « Royaliste » – 18 mai 1992

NB : André Comte-Sponville a participé à l’ouvrage collectif : Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Grasset, 1992.

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