Le 12 janvier 2023, Le Figaro publiait l’entretien qu’Emmanuel Todd avait accordé à Alexandre Devecchio sous un titre alarmant : “La troisième guerre mondiale a commencé”. Les grands médias français ne firent pas écho aux thèses exprimées au cours de l’entretien, dont le texte fut pourtant repris et commenté dans le monde entier.
Sur les enjeux de la guerre en Ukraine, il était indispensable d’organiser un débat sans a priori ni passion. Economiste, spécialiste de l’économie russe et des questions stratégiques, Jacques Sapir a accepté de confronter ses analyses à celles d’Emmanuel Todd, démographe et géopoliticien. La discussion a porté sur les motifs de l’intervention russe en Ukraine, sur la situation militaire après un an de guerre et les issues qui peuvent être aujourd’hui envisagées.
Le texte publié ci-dessous est un quasi-verbatim, publié avec l’accord de nos deux invités que je remercie très chaleureusement.
La vidéo du débat est disponible sur le site YouTube de la Nouvelle Action royaliste : https://www.youtube.com/watch?v=AVtZovjZB5g&t=6415s
Jacques, quelle est ta lecture de l’article publié par Emmanuel Todd dans Le Figaro ?
Jacques Sapir : L’article brasse des questions qui sont très importantes ; très larges, et qui ne s’arrêtent pas à la guerre. Je vais partir de l’immédiat pour aller aux généralités. Vous connaissez ma position sur cette guerre : elle ne devait pas avoir lieu. La décision de Vladimir Poutine et du gouvernement russe n’est pas acceptable : cette guerre était évitable et elle devait être évitée.
Il n’y avait pas de raison impérieuse qui poussait la Russie à intervenir en Ukraine – non pas pour conquérir ce pays mais pour provoquer un changement de régime. L’opération en direction de Kiev avait pour but de faire fuir le gouvernement et de le remplacer par un autre gouvernement qui aurait accepté les conditions des Russes. Ceux-ci voulaient obtenir une démilitarisation et une neutralisation de l’Ukraine mais aussi une “dénazification”. Or on ne dénazifie qu’un système qui a été au préalable nazifié et le régime ukrainien n’était pas nazifié. Il y a des nazis et des néo-nazis en Ukraine mais prétendre qu’ils avaient l’hégémonie politique sur le pouvoir et l’administration, relève du mensonge.
J’ai écrit que le gouvernement russe avait fait une erreur en déclenchant cette guerre et commis une très lourde faute.
Emmanuel Todd : Ah ! mais je ne suis pas du tout d’accord ! On va en discuter…
Jacques Sapir : Oui ! Il me faut maintenant préciser que la guerre a changé. Et ce n’est pas la première fois qu’une guerre change de sens entre son déclenchement et son déroulement. C’est le cas de la Seconde Guerre mondiale, qui commence en réalité comme un affrontement inter-capitaliste en Europe. Puis la nature du régime nazi s’est radicalisée et la dimension de la guerre a changé avec l’attaque contre l’Union soviétique et l’attaque du Japon contre les Etats-Unis. La guerre de 1942 n’est plus la guerre de 1939. C’est ce qui se passe actuellement. Au début, il y avait une action extrêmement discutable mais qui pouvait se comprendre puisque, à un moment donné, le gouvernement ukrainien avait même accepté de négocier sur la neutralisation et la démilitarisation. Mais cette guerre a changé de nature avec l’engagement de plus en plus évident de l’Otan, qui a imposé une rupture des négociations et transformé cette guerre d’un affrontement entre Russes et Ukrainiens en un affrontement entre la Russie et les pays de l’Otan.
Nous voyons aujourd’hui une guerre qui est en train d’évoluer et qui pourrait encore évoluer si la Chine entrait de manière plus affirmée dans le conflit aux côtés de la Russie, si elle se décidait à monter une opération sur Taiwan – je ne le pense pas, mais c’est toujours possible. Nous sommes donc sortis du cadre initial. C’est important parce que, si nous pouvions avoir une position sur les conditions du déclenchement de la guerre, il faut aujourd’hui avoir une autre position sur la nature de cette guerre aujourd’hui.
Cette guerre a connu un déroulement militaire assez heurté, que les Occidentaux interprètent mal parce qu’ils n’ont pas cru au discours des Russes sur la fameuse “opération militaire spéciale”. Or les troupes russes qui sont envoyées vers Kiev ne comptent pas plus que d’habitude d’unités du génie d’assaut. Cela veut dire que les Russes ne voulaient pas prendre Kiev d’assaut. Ce qui montre que le but de l’opération était politique et non pas militaire. Les Russes ont été surpris par un fait pourtant très prévisible : le fait que leur agression a provoqué la constitution d’une nation ukrainienne qui n’existait qu’en perspective.
On sait que l’Ukraine était divisée en trois : une partie, à l’Est, qui penchait plutôt du côté de la Russie ; une partie, à l’Ouest, qui penchait plutôt vers la Pologne et l’ouest européen, et une partie le long du Dniepr qui oscille en fonction des événements et de ses intérêts. Très clairement, la guerre a provoqué la soudure entre la partie occidentale et la partie centrale et une nation s’est constituée. Mais cette nation se constitue sous une hégémonie politique assez particulière qui est celle d’un nationalisme identitaire dont certaines branches sont protonazies ou font explicitement référence au passé nazi d’une partie des nationalistes ukrainiens.
L’armée russe s’est trouvée dans une situation difficile parce qu’elle était très largement dépassée numériquement. Les Russes ont engagé entre 160 000 et 170 000 hommes en Ukraine. Les Ukrainiens ont abouti après la mobilisation à la constitution d’une armée de 700 000 hommes environ, dont 450 000 situés sur la ligne de front. C’est ce qui explique le fait que cette armée ukrainienne a repris l’offensive à partir de la fin juin et a marqué des points, essentiellement dans le Nord qui était faiblement défendu. Cette armée a confronté l’armée russe à la nécessité d’évacuer la partie de Kherson qu’elle occupait – ceci afin de récupérer 20 000 hommes qui ont pu être répartis sur l’ensemble du front, le temps que la mobilisation donne des résultats.
Aujourd’hui, cette guerre est pour l’essentiel une guerre d’artillerie avec peu de mouvements parce que, des deux côtés, les moyens dont dispose l’artillerie sont d’une telle puissance que les concentrations de troupes sont détruites. C’est ce qui fait que cette guerre est devenue une guerre d’attrition. Dans une guerre de ce type, le nombre de morts est proportionnel au nombre d’obus qui sont tirés. Les Ukrainiens commencent à admettre le chiffre de 200 000 morts, auxquels il faut ajouter les blessés. On peut donc estimer que l’armée ukrainienne a compté 800 000 hommes qui ont été mis hors de combat. J’avais dit au début du conflit que l’armée ukrainienne serait détruite, et c’est ce qui s’est passé. Mais une autre armée s’est constituée et elle a été équipée par l’Otan.
Quant à l’armée russe, ses pertes sont évaluées dans les médias sans le moindre sérieux. Imagine-t-on ce que représenterait la perte de 200 000 hommes (ce que prétend le gouvernement ukrainien) pour une armée russe qui compte 1 100 000 hommes au départ, auxquels il faut ajouter 300 000 réservistes et probablement 100 000 volontaires ? On peut ajouter la milice Wagner et autres unités qui ne font pas partie de l’armée et l’on obtient 1 500 000 hommes. Compte tenu du rapport entre les morts et les blessés, cela voudrait dire que l’armée russe n’existerait plus.
Il reste que l’armée ukrainienne ne peut soutenir les pertes qu’elle subit. Humainement, elle ne le peut pas. Matériellement, elle arrive à la limite de ses capacités car les pays de l’Otan ne sont pas capables de lui fournir les moyens matériels pour renouveler ce qui est détruit. En ce qui concerne les munitions, les militaires américains ont reconnu que la production annuelle d’obus de 155 mm et de projectiles de mortiers de 120 mm couvre huit semaines de combats en Ukraine. Or les stocks de munitions sont au plus bas dans la totalité des pays de l’Otan. La firme qui produit les Javelin a déclaré que les Etats-Unis avaient dépensé dans les six premiers mois les stocks de dix ans !
Il est vrai que les Etats-Unis ont lancé un très gros programme de production de munitions, mais ce programme ne débouchera que d’ici deux ans. Par ailleurs, le matériel soviétique qu’utilise l’armée ukrainienne est au bout de son potentiel. Quant au matériel fourni par l’Otan, il est très efficace mais il ne résiste pas aux contraintes de la guerre de haute intensité. Par exemple, sur les 300 obusiers de 155 mm fournis par les Etats-Unis, 100 ont été détruits au combat et 120 sont actuellement en réparation. Ce qui conduit à penser que le potentiel de l’armée ukrainienne va s’affaiblir dans les semaines et les mois qui viennent. De nombreuses sources américaines estiment que la capacité ukrainienne à organiser une offensive en fin de printemps est problématique et que sa capacité à résister dans le long terme devient de plus en plus problématique.
Quels sont, Emmanuel, tes points d’accord et de désaccord avec cette analyse ?
Emmanuel Todd : Quand la guerre s’est déclenchée, je travaillais à un livre de géopolitique qui portait au départ sur les relations américano-chinoises. Je m’étais aussi intéressé à la Russie et j’avais constaté à l’aide des indicateurs démographiques l’extraordinaire stabilisation de la société russe – la mortalité infantile y étant aujourd’hui inférieure à celle des Etats-Unis. J’en avais conclu que cette Russie qui avait retrouvé son équilibre n’était pas un sujet et que la crise se trouvait dans le monde anglo-américain.
Il y a une vingtaine d’années, j’avais fait l’hypothèse d’une évolution des États-Unis vers une conception post-impériale. C’est pourquoi j’ai été moins hostile que la plupart des commentateurs à la présidence Trump, en raison de son protectionnisme, et j’estimais que l’hostilité à l’égard de la Chine n’était pas dangereuse dans la mesure où elle se limitait au domaine économique. Cependant, dans mes recherches récentes, j’ai constaté que la société américaine ne retrouvait pas son équilibre : le déficit commercial continue d’augmenter, il n’y a pas de relance industrielle. Il y a aussi la hausse de la mortalité américaine qui est un phénomène stupéfiant. Enfin, la lecture des géopoliticiens américains évoque une folie collective des élites, un délire mégalomane. J’ai tendance à penser que l’instabilité du monde provient plutôt des sociétés qui se détériorent que de celles qui ont, comme la Russie, retrouvé leur équilibre.
Puis il y a eu l’invasion de l’Ukraine. Dès le début, j’ai pensé que Vladimir Poutine avait jeté son gant aux Etats-Unis et à l‘Otan. Estimant qu’il était inutile que je me fasse carboniser par les médias français, j’ai donné des interviews au Japon – un pays qui s’est constitué contre la Russie – puis publié un livre qui s’est tout de suite vendu à 100 000 exemplaires. C’est à partir de ce solide ancrage que j’ai donné des articles à Marianne puis publié l’article du Figaro qui est le point de départ de notre entretien. La stabilisation du front m’a permis d’échapper au lynchage médiatique… A ce propos, je note que les postures morales sont vraiment très confortables : on est du côté des faibles, du côté des Ukrainiens qui se font massacrer, mais on est aussi du côté des forts – ou supposés tels – du côté de l’appareil militaire américain et d’un Occident beaucoup plus riche que la Russie en termes de PIB. On défend les faibles tout en étant du côté des forts et sans se mouiller !
Cela dit, j’ai été frappé par l’analyse de John Mearsheimer, l’un des plus grands géopolitologues américains. Il rappelait que la Russie avait annoncé qu’elle ne tolèrerait pas que l’Ukraine intègre l’Otan et que la révolution de 2014 soutenue par les Américains, les Anglais et les Polonais avait fait de l’Ukraine un membre de facto de l’Otan et que, en conséquence la Russie avait entamé une guerre à la fois défensive et préventive. C’est en ce sens que, selon moi, la guerre n’était pas évitable.
Après le déclenchement de la guerre, il y a eu une double surprise. On s’attendait à l’effondrement de l’armée ukrainienne et à l’effondrement du pouvoir à Kiev. Du côté occidental, on a pensé que les sanctions entraîneraient l’effondrement de la Russie. C’est ce que j’appelle le “brunolemairisme”. Les néoconservateurs américains exprimaient ce même point de vue, fondé sur une comparaison entre les PIB de la Russie et des Etats-Unis. Mais l’armée ukrainienne ne s’est pas effondrée et l’économie russe non plus.
Pour ma part, j’ai renoncé à prévoir l’issue de cette guerre. Mais dans notre monde gavé d’idéologie, de fausse conscience et de jeux vidéo, cette guerre est un immense test de réalité sur de très nombreux sujets. Par exemple, l’Ukraine, à la veille de cette guerre et du refinancement de son appareil militaire, était un Etat failli en devenir : le pays avait perdu 10 à 15 millions d’habitants, l’industrie avait été ruinée par les accords européens – sans compter les oligarques. Or nous avons constaté qu’une société en décomposition peut s’investir dans un effort national et militaire qui donne du sens à l’existence. Tel est le premier test de réalité.
Le deuxième test porte sur l’économie. Pour moi, le PIB ne signifie plus grand chose dans une économie tertiarisée. Ainsi, aux Etats-Unis, les dépenses de santé représentent 17% du PIB américain et la mortalité augmente mais comme Jacques l’a montré, la production de matériel militaire est insuffisante.
Le troisième test porte sur la nature des sociétés occidentales, qui sont censées être des démocraties libérales, qui sont censées se battre pour des valeurs mais les Etats-Unis sont en fait une oligarchie libérale fortement inégalitaire. Les Etats-Unis sont une oligarchie libérale en ce sens que des opinions différentes peuvent s’exprimer dans la presse. Il y a un camp réaliste qui essaie de lutter contre les néoconservateurs et qui essaie de faire comprendre que les intérêts des Américains et des Ukrainiens ne sont pas nécessairement les mêmes. On trouve des articles intéressants dans le New York Times et dans le Washington Post – ce n’est pas comme Le Monde ! En France, où l’on dénonce le contrôle du gouvernement russe sur les médias, certains que nous connaissons bien sont interdits d’antenne. En Europe, le discours belliciste est fascinant : c’est celui de pays qui ne se battent pas et qui envoient très peu d’armes en Ukraine. Le bellicisme britannique est étonnant. Alors que James Bond réglait les problèmes du monde dans le sens de l’apaisement entre l’Union soviétique et l’Occident – ses ennemis sont des organisations criminelles – le ministère de la Défense est entièrement mobilisé au service de l’Occident. Or la Grande-Bretagne est un pays très fragile, qui n’a ni le dollar, ni les ressources naturelles dont disposent les Etats-Unis.
Dernier test de réalité : la guerre d’attrition c’est l’entrée de la guerre dans le monde de la réalité industrielle.
Jacques, veux-tu répondre à Emmanuel avant d’aborder la question des scénarios ?
Jacques Sapir : Si je dis que cette guerre était évitable, c’est qu’il y avait suffisamment de tensions internes au sein de l’Etat et dans la société ukrainienne pour que la Russie n’ait pas besoin d’entrer en guerre. Il faut distinguer la décision du 22 février et celle du 24. La première décision, que j’approuve, consiste à reconnaître les républiques sécessionnistes – alors qu’auparavant la Russie disait que ces territoires appartenaient à l’Ukraine – et que l’armée russe intervenait sur ces territoires pour les protéger. Mais la décision du 24 février qui consiste à lancer une attaque militaire dans le but de décapiter les moyens militaires ukrainiens et de provoquer un changement de régime ne l’est pas. Ceci pour une simple raison : l’Ukraine, sans cette guerre, serait allée vers une situation interne de plus en plus conflictuelle.
Le président Zelenski, dont je rappelle qu’il fut élu sur un programme de paix au Donbass, avec la reconnaissance de l’usage de la langue russe dans les régions sécessionnistes et la possibilité de reconnaître l’appartenance de la Crimée à la Fédération de Russie moyennant un dédommagement. Il avait même avancé un chiffre : 1,5 milliards de dollars, ce qui est peu pour les Russes. En 2019, les positions de Zelenski donnaient un espoir mais il a fait marche arrière du côté des nationalistes pour des raisons explicables : il arrive au pouvoir mais il n’a pas de majorité ni de moyens dans le système ukrainien. Donc il est obligé de décider à quel oligarque il va se vendre : il choisit Igor Kolomoïski qui est en difficulté avec l’ancien président et qui soutient malheureusement les groupes nationalistes et un certain nombre de groupes fascistes. Ce qu’il paie dans les sondages : ceux de la fin 2021 ne lui donnaient que 38% de soutiens, alors qu’il avait écrasé Porochenko en 2019 ; quant aux partis pro-russes, ils remontaient dans les sondages. La Russie avait donc les instruments qui lui permettaient de continuer à jouer un jeu politique en Ukraine.
A partir du 24 février, la société ukrainienne s’est ressoudée comme l’a dit Emmanuel. Zelensky a pu prendre des mesures extrêmement autoritaires – par exemple l’interdiction de la totalité des partis pro-russes, y compris ceux qui appelaient à la mobilisation contre la Russie. C’est ainsi que le pouvoir ukrainien a été capté par des nationalistes extrémistes, qui tiennent un discours identitaire. On voit d’ailleurs des femmes ukrainiennes faire congeler le sperme de leur mari qui part à la guerre parce qu’elles veulent des bébés authentiquement ukrainiens. Par l’attaque de l’Ukraine, le gouvernement russe porte une part de responsabilité dans cette involution de l’Ukraine. Et quand je dis que c’était évitable, cela veut évidemment dire qu’il fallait l’éviter.
Cependant, depuis le printemps 2022, il y a l’engagement ouvert et masqué des pays de l’Otan – ils donnent des armes, des renseignements, ils envoient des spécialistes et de nombreux officiers qui démissionnent de leur armée nationale et s’engagent sous contrat en Ukraine. Il y a notamment en Ukraine 20 000 combattants polonais qui sont d’anciens militaires.
Cette situation change la donne. Comme le reste du monde voit que cette guerre n’est plus un affrontement russo-ukrainien mais un affrontement entre l’Otan et la Russie, il se positionne. Le fait que l’Iran et l’Arabie saoudite décident de renouer des relations diplomatiques sous l’égide de la Chine est un phénomène tout à fait extraordinaire. L’Arabie saoudite est donc en train de faire un pied de nez aux Etats-Unis et on est impressionné par la liste des pays qui ont décidé de déposer une demande d’adhésion aux BRICS : Iran, Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Indonésie, mais aussi l’Algérie, le Mexique, l’Argentine. Plus des pays qui, sans déposer de dossier d’adhésion, font des demandes de partenariat comme le Sénégal, parmi d’autres Etats africains. Il y a bien une logique qui a été induite par cette guerre et, aujourd’hui, Vladimir Poutine peut se frotter les mains – même si ces effets ne sont pas intentionnels. Surtout, le resserrement des liens entre la Russie et la Chine est en train de changer la face du monde. Quelle que soit l’issue de la guerre, nous ne serons plus à la fin de cette guerre dans le monde où nous étions début février 2022. Le mouvement de développement des BRICS et le développement de l’organisation de Shanghai, l’Organisation de coopération et de sécurité deviennent des faits massifs.
Venons-en aux scénarios de fin de guerre.
Le premier scénario est très peu probable : l’armée ukrainienne réussit à faire quelques avancées, essentiellement vers Melitopol. S’ils atteignent cet objectif, ils n’iront pas plus loin et on aura un cessez-le-feu sans paix. C’est ce que nous connaissons déjà en Corée, où il n’y a toujours pas de traité de paix entre le Nord et le Sud : techniquement, les deux Corée sont toujours en état de guerre et les Etats-Unis sont en état de guerre face à la Corée du Nord.
Le deuxième scénario est le plus plausible : l’offensive ukrainienne échoue ou n’a jamais lieu, la Russie continue de grignoter sur la ligne de front et il y a pour Zelenski le “moment Mannerheim” : lors de la guerre de Finlande, après une série de déboires, les Soviétiques avancent en territoire finlandais et le président finlandais constate qu’il perd beaucoup trop d’hommes ; il cherche à sauver ce qui peut l’être, quitte à céder à l’Union soviétique une partie de son territoire. Zelinski faisant le même constat, peut accepter une partie des demandes des Russes pour stabiliser une ligne de cessez-le-feu. Les Russes demanderont alors que l’Ukraine ait le même statut de neutralité et de désarmement qu’avait la Finlande à la fin de la Seconde Guerre mondiale : dans le traité de 1948, la Finlande renonçait à toute une série d’armements offensifs – avions de combat, chars, pièces d’artillerie. En échange de cela, l’Ukraine garderait son indépendance. Telle est selon moi la moins mauvaise solution.
Le troisième scénario, moins probable que le deuxième mais plus probable que le premier, est très inquiétant. L’armée ukrainienne finit par s’effondrer sous le choc des pertes et faute de munitions. En juin, juillet ou août, l’armée russe se met à avancer rapidement et enfonce le front ukrainien. Le risque, c’est que la Pologne décide d’intervenir. Certes, la Pologne fait partie de l’Otan mais une décision unilatérale d’intervention met ce pays hors de la protection de l’Otan. Les Russes peuvent donner aux Etats-Unis l’assurance qu’ils défonceront l’armée polonaise sans entrer sur le territoire polonais. Mais nous n’en serions pas moins entrés dans une logique extrêmement inquiétante.
Nous sommes dans cette situation, avec le fait que la Chine est passée d’une situation de neutralité dans les trois premiers mois à une situation de non-belligérance qui lui fait venir en aide à la Russie. C’est la position adoptée par l’Italie jusqu’au 11 juin 1940. Les dirigeants chinois ont déclaré que la Chine s’engagerait si un pays de l’Otan entrait dans le conflit. Les Etats-Unis auraient un sérieux problème, qui serait de retenir au dernier moment les Polonais – si tant est qu’on puisse retenir au dernier moment les Polonais !
Nous sommes revenus au temps des blocs : bloc de “l’Occident collectif”, bloc de fait réunissant la Chine, la Russie et l’Inde. Si nous nous retrouvons dans la troisième hypothèse, de nombreux pays rejoindront le deuxième bloc.
Cela dit, on peut se demander si “l’Occident collectif” a la capacité de se maintenir en tant que tel. On voit d’ailleurs que les différentes vagues de sanctions ne sont votées que parce que l’Union européenne accorde des dérogations à un nombre croissant de pays. D’abord la Hongrie, qui avait besoin du pétrole russe, puis la Bulgarie, qui a fait la même demande, puis l’Espagne, l’Italie, la Belgique parce que la sidérurgie belge a besoin des produits russes et que les diamantaires ont besoin des diamants russes qui servent principalement à l’industrie. Le jour où on arrivera à un cessez-le-feu, les pressions intérieures pour reprendre les relations avec la Russie deviendront de plus en plus fortes dans l’Union européenne.
Nous voyons donc se reconstituer un monde de blocs mais au sein même du bloc de “l’Occident collectif”, on voit des lignes de fractures s’approfondir très vite.
Dernier point : la transformation de la Russie. Un pays qui mène une guerre se transforme. On observe une montée du poids de l’Etat dans l’industrie, à cause du départ de certaines sociétés occidentales que l’Etat reprend ou offre à de petits oligarques les moyens de racheter. C’est le cas de McDonald. On observe aussi le développement de ce qu’un sociologue ukrainien appelle le “keynésianisme militaire” : le gouvernement russe demande à l’industrie de développer la production militaire, d’améliorer les infrastructures, de lancer des productions pour remplacer les biens importés. Cela crée un effet de demande tout à fait typique de la politique keynésienne. Par ailleurs, l’Etat mène une politique sociale pour soutenir les vétérans et tous les personnels qui travaillent dans l’industrie militaire soit quatre à cinq millions de personnes, et en augmentant les pensions. Cette année, les revenus salariaux réels ont été positifs en Russie. Aujourd’hui, en avril, la Russie obtient 1% de croissance réelle. Donc le gouvernement russe et l’élite poutinienne sont en train de créer les conditions de la reformation d’un contrat social, qui va succéder au contrat implicite passé en 1999-2000 et qui s’était progressivement érodé à partir de 2008. Ce contrat implicite portait sur la passivité politique du côté de la population, sur la stabilité et la croissance du côté du gouvernement. Malheureusement, le nouveau contrat social qui est en train de s’établir a pour conséquence une rigidification politique importante. Contrairement à ce que l’on dit ici, il y a un vrai débat dans la presse russe mais on voit que des poutinistes modérés – ceux du parti Russie juste – appellent aujourd’hui à interdire un certain nombre de partis – notamment le parti libéral Iabloko. L’atmosphère créée par la guerre pousse beaucoup de gens vers cette rigidité. Nous allons avoir des formes de radicalisation du système poutinien qui vont poser de véritables problèmes. Certes, cela peut assurer une stabilité politique pendant quinze ou vingt ans, mais il faut encore savoir comment sortir de ce système pour retrouver une forme de consensus sur un projet de développement qui soit moins sensible à la question militaire.
Ton point de vue, Emmanuel, sur ces scénarios ?
Emmanuel Todd : Je pars du fait que le conflit se trouve entre la Russie et les Etats-Unis et que le problème initial procède de ce que j’appellerai l’erreur de John Mearsheimer qui dit que l’Ukraine est une question existentielle pour la Russie, qui frappera aussi fort qu’il le faudra et qui finira par gagner la partie – ce qui semble se vérifier – mais qui parle comme si le conflit avec la Russie n’était pas existentiel pour les Etats-Unis.
La géopolitique américaine considère les Etats-Unis comme une immense île bordée par deux océans, qui dispose d’une grande puissance militaire et qui s’appuie sur les protectorats japonais et allemand. Ainsi conçus, les Etats-Unis peuvent mettre du désordre partout, perdre des guerres – au Vietnam, en Irak, en Afghanistan – sans jamais rien risquer. Ce qui explique l’ambiance d’irresponsabilité qui règne à Washington. Or, en s’attaquant à la Russie qui peut éventuellement montrer que l’Amérique n’a pas la puissance qu’elle prétend avoir, les Etats-Unis se sont mis en situation de péril existentiel. La faiblesse de leur production industrielle, le déficit commercial, les carences de l’industrie militaire constituent autant de fragilités face à une Russie qui réussit à s’organiser et qui attire à elle de plus en plus de pays.
Pour ma part, je ne pense pas en termes de blocs. Je pense que les deux forces qui s’affrontent, c’est d’une part les Etats-Unis et leurs protectorats – il y a une dynamique d’asservissement de l’Occident qui s’oppose à la dynamique d’émancipation du reste du monde – et puis il y a un monde qui est en diversification. D’ailleurs, les Russes précisent souvent qu’ils n’ont pas d’idéologie à offrir au monde.
Quant à une négociation à court terme, elle est difficile pour plusieurs raisons : au fond, sur le plan de l’affrontement industriel, du fait de leur dynamique propre et des faiblesses révélées du monde occidental et de la plus grande visibilité de l’appui chinois, on peut tout à fait imaginer que les Russes et les Chinois fassent la démonstration que les Etats-Unis n’ont plus de force. Il faut commencer à réfléchir sur la possibilité d’un effondrement américain, en termes de production de biens etc. Il n’est pas impossible d’exclure une victoire de la Russie, non contre l’Ukraine, mais contre l’Otan. C’est pourquoi les Russes ne sont pas pressés d’arrêter : dans la représentation russe du monde, on ne peut pas négocier avec les Américains puisqu’ils ne respectent jamais leurs engagements. La seule raison qui peut pousser les Russes à négocier, c’est la faiblesse démographique et les pertes militaires sont très graves pour les dirigeants russes. C’est ce qui pourrait leur faire négocier un compromis. Mais ce compromis, ce serait une énorme défaite pour les Etats-Unis. Mais je n’arrive pas à envisager des scénarios menant à la cessation des hostilités. D’où le titre de mon livre : La troisième guerre mondiale est commencée.
Que dire de la France ?
Emmanuel Todd : La France aurait pu jouer un rôle important dans cette guerre si elle avait pris une position originale mais à partir du moment où elle s’aligne, elle ne compte guère. Ses capacités de fournitures militaires sont limitées, comme celles de l’Angleterre.
Jacques Sapir : Je suis assez d’accord. Sans le faire immédiatement, la France a fini par s’aligner complètement sur la position de l’Otan. Or la stratégie de l’Otan, qui consiste à permettre la victoire de l’Ukraine, est purement proclamatoire. Nous avons complètement perdu notre capacité à maintenir un lien ouvert avec la Russie pour de futures négociations. C’est le résultat d’un choix politique mais aussi de trois catastrophes diplomatiques :
1/ Le fait de rendre public le contenu des conversations entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine n’a pas été pardonné par les Russes ;
2/ La déclaration de François Hollande affirmant qu’Angela Merkel avait raison de déclarer que les accords de Minsk permettaient seulement de donner à l’Ukraine le temps de s’armer ;
3/ Le voyage calamiteux d’Emmanuel Macron en Afrique qui montre que la France n’est plus capable de peser politiquement en Afrique.
Nous en sommes au point où il faut se demander s’il sera possible de reprendre une position non pas indépendante mais autonome de la France sans passer par des drames et des déchirements à l’intérieur comme sur le plan international.
La France aurait dû déclarer son soutien à l’Ukraine, fournir une aide humanitaire et rester beaucoup plus en retrait sur les livraisons d’armement, tout en maintenant ouvert un espace de négociation – ce que font les Turcs et les Israéliens. La France aurait alors pu prendre des initiatives se fondant sur la dimension mondiale de son territoire pour demander une position d’observateur dans l’Organisation de coopération et de sécurité puisque nous sommes présents ailleurs qu’en Europe. Ce qui, sans rompre complètement avec l’Otan, nous aurait permis de faire discuter l’Otan et l’OCS.
Emmanuel Todd : Tu évoques un drame, mais ce n’est pas nécessairement négatif. La guerre en Ukraine a provoqué dans notre pays une sidération mais je constate que le débat existe sur les réseaux sociaux et qu’il peut s’ouvrir dans tout le pays. En France nous n’avons pas de vrais oligarques, qui peuvent faire ce qu’ils veulent dans le domaine médiatique. En France, les gens qui peuvent prétendre au statut d’oligarques ont des affaires qui dépendent étroitement de l’Etat…
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Débat animé et propos recueillis par Bertrand Renouvin.
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