Dans un ouvrage passionnant (1), Quinn Slobodian explique comment quelques groupes d’intellectuels néolibéraux ont tracé les plans des organismes qui régentent le commerce mondial et l’Union européenne.

A la différence des économistes libéraux qui théorisent le fonctionnement du marché selon la main invisible, les néolibéraux veulent organiser les libres marchés selon une norme juridique. Les travaux de la société du Mont-Pèlerin, fondée par Friedrich Hayek, et ceux de l’école de Chicago, animée par Milton Friedman, ont été fort bien étudiés. Beaucoup moins connue, l’école de Genève a joué un rôle majeur dans la formulation et la mise en œuvre des thèses qui ont inspiré les traités européens, le GATT et l’Organisation mondiale du commerce.

Historien canadien, Quinn Slobodian retrace les itinéraires, les débats et les combats d’intellectuels aujourd’hui oubliés mais qui ont voulu que les échanges soient organisés selon une “constitution économique” supranationale que les peuples n’ont jamais votée. Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises et Michaël Halperin sont les fondateurs de cette école de Genève qui était en relation avec trois autres économistes, Friedrich Hayek, Lionel Robbins et Gottfried Haberler ; eux tous une tendance européenne dont l’influence est antérieure et supérieure à celle des Chicago boys de Friedman.

Cet ancrage européen est très significatif. Les réflexions inaugurales des néolibéraux se déroulent après 1918 à Vienne, capitale d’un empire effondré : ils veulent éviter la formation d’une Europe des Etats nationaux et souhaitent encastrer les souverainetés nationales dans un ordre mondial selon une règle juridique traduisant les principes du libre-échange des biens, des services et des capitaux.

Le supranationalisme des Viennois s’accompagne d’une défense résolue du capitalisme et d’une volonté explicite de mener la guerre de classe. Les néolibéraux approuvent chaleureusement la sanglante répression policière de manifestations ouvrières en juillet 1927 à Vienne (89 morts, plus de mille blessés) et Ludwig von Mises affirme que la démocratie peut être suspendue si la stabilité du marché l’exige. Pour lui, résume Quinn Slobodian, “la concurrence étrangère, et par extension l’arme rhétorique consistant à invoquer l’économie mondiale, servait de levier pour faire reculer les acquis sociaux en matière de protection des travailleurs, d’indemnités de licenciement et de chômage”. Tel est bien l’objectif masqué par le discours sur la “compétitivité” que l’on entend depuis les années quatre-vingt.

La conception d’une économie globale incluait une théorie de la concurrence fonctionnant selon les signaux-prix et une sacralisation de la propriété privée, déclarée supérieure aux systèmes juridiques nationaux : partout dans le monde, les capitaux devaient circuler librement et s’investir sans craindre l’expropriation. Il se créerait ainsi un empire économique invisible, sous la forme de fédérations qui permettraient la “stérilisation des frontières”. La nostalgie de l’empire des Habsbourg et de l’Empire britannique du XIXe siècle, qui assuraient la liberté des échanges, est explicite.

Après 1918, les néolibéraux propagent leurs idées libre-échangistes au sein de la Société des nations et sont appuyés par la Chambre de commerce international qui défend les intérêts du patronat industriel et des banquiers. La Seconde Guerre mondiale interrompt leurs efforts et la reconstruction économique les épouvante : la planification, les nationalisations et les protections douanières sont à l’opposé de leurs propres prescriptions. Wilhelm Röpke dénonce en 1941 le “collectivisme et l’égalitarisme” du programme social et économique de Roosevelt, récuse les politiques de plein emploi après 1945 et attaque les thèses keynésiennes de John K. Galbraith et de Walt W. Rostow, présentés comme les fourriers du communisme.

Après leur déroute de l’après-guerre, les néolibéraux vont retrouver de l’influence dans les années soixante. Ils rédigent le programme de Barry Goldwater pour sa campagne présidentielle de 1954 et inspirent plus largement le mouvement conservateur américain. Infatigable, Röpke soutient Ludwig Erhard, ministre allemand de l’Economie, Luigi Einaudi en Italie, Jacques Rueff (trop) influent auprès du général de Gaulle et intervient en Amérique latine. Seul parmi les néolibéraux, il diffuse des thèses racistes et soutient l’apartheid en Afrique du Sud mais d’autres défendent pour ce pays un système censitaire et dénoncent, à la suite de Friedman et Hayek, les sanctions contre la Rhodésie.

D’une manière générale, les néolibéraux s’accordent sur une critique de la démocratie de masse qui, selon eux, conduit au totalitarisme ; tous souhaitent encadrer l’exercice de la souveraineté populaire et contrôler autant que possible l’action des gouvernements élus. Ils divergent cependant sur la conception de l’ordre international qu’ils veulent imposer. Dans les années cinquante, Wilhelm Röpke est hostile au traité de Rome et défend des solutions “universalistes” – nous dirions mondialistes – qu’il veut développer dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Au contraire, les “constitutionnalistes” s’inspirent des conceptions institutionnelles de Hayek et des thèses de Carl Schmitt pour forger la “constitution économique” de la construction européenne. C’est un adepte de la société du Mont-Pèlerin, Ernst-Joachim Mestmäcker, qui conçoit la Commission européenne comme “la gardienne des traités” et le traité de Rome comme le moyen de lier l’Etat par des “principes juridiques constitutionnellement garantis”. Quinn Slobodian souligne fort justement que Mestmäcker introduit ainsi “un modèle de gouvernance supranationale qui non seulement repose sur des principes libéraux, mais est aussi doté d’un mécanisme d’application à même d’éviter toute contamination par des revendications démocratiques”.

Dans les années soixante-dix, les deux tendances se réconcilient autour d’une vision de l’ordre économique international, qu’ils conçoivent comme un espace mondial où les informations se diffusent sous la forme de signaux-prix et de normes, hors des logiques étatiques. La création de l’Organisation mondiale du commerce marque leur triomphe – celui, provisoire et incomplet, de l’annihilation des principes conjoints de souveraineté nationale et de démocratie.

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(1) Quinn Slobodian, Les globalistes, Une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Seuil, 2022.

 

Article publié dans le numéro 1239 de « Royaliste » – 9 septembre 2022

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