Dans les discours des dirigeants politiques, la République est invoquée sur le mode de l’évidence. Que de confusions, cependant ! On nous donne à célébrer des “valeurs” imprécises là où il faudrait invoquer les principes inscrits dans nos textes fondamentaux. On mélange trop souvent l’idéal de la raison politique que ces principes résument et un régime constitutionnel qui peut s’établir selon plusieurs modalités. Pour s’entendre aujourd’hui sur la République, il faut reprendre l’histoire de ce concept, tel qu’il fut élaboré dans l’Antiquité grecque et romaine.
Quant à la Grèce, c’est bien entendu l’autorité de Platon ou celle d’Aristote qui est invoquée. Nous devons au premier Le Politique (Politikos), La République (Politeia) et Les Lois (Nomom) et au second La Politique (Politeia). Mais l’idée de politeia leur est antérieure. Dans un ouvrage magistral (1), Jacqueline Bordes explique comment la politeia a été pensée avant Aristote, essentiellement par les Athéniens.
Le mot entre dans l’usage courant entre 460 et 430 avant notre ère dans une civilisation où la cité (polis) apparaît comme une forme d’organisation sociale naturelle clairement délimitée, farouchement indépendante, aux yeux de citoyens-guerriers qui exploitent des esclaves. Cette communauté civique est, indistinctement, une communauté religieuse et l’appartenance à cette communauté, par droit de cité, implique la participation aux affaires générales du citoyen (politès). Cette commune participation implique une égalité (isonomia) qui est l’un des principes fondamentaux de la cité. Ce qui n’empêche pas les Athéniens de distinguer la spécificité d’une activité politique – celle de Démosthène par exemple. Le statut civique du citoyen et le principe d’égalité s’inscrivent dans un système de lois, quelle que soit la forme prise par le gouvernement de la cité. Selon Hérodote, c’est la Pythie qui a dicté à Lycurgue les lois de Sparte et les lois d’Athènes procèdent de Solon, de Pisistrate et de Clisthène, donc de législateurs qui se placent en situation d’extériorité.
C’est aussi Hérodote qui présente une première classification des régimes en distinguant la monarchie, pouvoir d’un seul, l’oligarchie, pouvoir de quelques-uns, et le démos qui est le pouvoir partagé par tous – sans bien distinguer les divers régimes. C’est le critère du nombre qui détermine la forme du régime et c’est cette première classification des régimes qui vient souligner l’importance de la fonction gouvernementale – la manière dont le pouvoir est exercé. Ce pouvoir, c’est l’arkhé, qui signifie le commandement ou le gouvernement de la cité constituée par de citoyens égaux selon la loi.
Il faut donc rassembler dans un même mot ce qui dans la même cité est horizontal, l’isonomia, et ce qui est vertical, l’arkhé. Ce mot qui englobe tout en préservant les distinctions nécessaires, c’est politeia. On le trouve pour la première fois dans un traité du Pseudo-Xénophon, l’Athenaion politeia – un pamphlet antidémocratique anonyme publié à la fin du Ve siècle et longtemps attribué à Xénophon. Les critiques exprimées dans ce texte importent moins que le regard du Pseudo-Xénophon qui rassemble le régime politique, la puissance économique, le projet impérial thalassocratique, la liberté politique des citoyens, leurs mœurs et l’usage qu’ils font des biens matériels. Pour le Pseudo-Xénophon, la politeia athénienne se confond avec la démokratia mais cela implique que la cité conserve toujours le même régime. Or Athènes fait l’expérience de la démocratie avant de connaître l’oligarchie des Quatre-Cents et la tyrannie des Trente puis le retour à la démocratie : la politeia accepte ou subit plusieurs régimes sans cesser d’être elle-même. Voici lancée une dialectique qui nous reste familière puisque nous continuons de distinguer la République et ses différents régimes politiques.
Cette dialectique est à l’œuvre dans la cité spartiate telle que l’étudie Xénophon au début du IVe siècle dans la Lakédaimoniôn politeia longuement étudié par Jacqueline Bordes. Sparte a adopté un système de lois mais les citoyens vivent l’égalité dans la soumission et les mœurs sont orientées par les vertus guerrières – à l’intérieur d’un ordre hiérarchique que Xénophon n’étudie pas. Mais il montre que les lois garanties par les éphores sont indépendantes de l’arkhé incarnée par un roi (basileus) qui occupe une fonction symbolique – alors que les éphores disposent de la puissance exécutive. A Athènes au contraire, les lois sont faites en faveur de l’arkhé et de la puissance de la cité – ce qui implique la coïncidence entre les intérêts des gouvernants et les intérêts de la cité. Athènes est une politeia alors que Sparte est un système de lois appliqué par un pouvoir qui s’oppose au régime des autres cités grecques. C’est du moins ce que l’on croit pouvoir comprendre dans le texte de Xénophon, très complexe et parfois énigmatique – tant il est déjà difficile de conceptualiser la politeia.
Chez Démosthène, Thucydide et Platon, la politeia est conçue comme une éducation, un mode de vie, un état d’esprit, comme une égalité politique établie par la loi et l’on retrouve chez Thucydide comme chez Périclès la difficulté à appréhender la question du régime dans la démocratie. Périclès dit que la démocratie implique le pouvoir de tous les citoyens, tout en distinguant une majorité (pléonas) et une minorité (oligos) sans établir d’opposition entre les riches et les pauvres mais en reconnaissant que le pouvoir effectif est exercé par quelques magistrats choisis en raison de leur vertu. C’est, Platon le dit clairement dans le Ménexène, une aristocratie du mérite qui est au cœur de la démocratie. Nostalgique de l’ancienne politeia athénienne, Isocrate écrit cependant qu’il existait en son sein des inégalités de richesses entraînant une inégalité dans la répartition des tâches entre les citoyens et dans la reconnaissance des mérites.
La fonction gouvernementale étant centrale dans la politeia athénienne comme dans l’oligarchie spartiate, les Grecs se sont longuement interrogés sur les différentes sortes de régimes politiques. La monarchie (monarkhia) est généralement distinguée de la tyrannie et de la royauté (basileia) : le roi de Sparte est basileus alors que Pisistrate est turannos. Les distinctions ne sont pas toujours claires mais Xénophon oppose clairement la royauté, “gouvernement accepté par le peuple et conforme aux lois du pays” et la tyrannie qui est un “pouvoir imposé et sans autres lois que le caprice du chef”. Pour lui, il n’y a pas de politeia tyrannique mais seulement une arkhé, mais le statut de la monarchie a fait débat tout au long de l’Antiquité grecque : certains auteurs, très rares, l’identifient à la politeia, d’autres l’intègrent dans la politeia alors que Démosthène oppose les deux concepts pour mieux récuser Philippe de Macédoine.
L’oligarchie est l’un des modes de gouvernement possibles dans la politeia mais il est tout aussi problématique que la monarchie. Sparte est une royauté et une oligarchie, avec des lois qui excluent la tyrannie. A Athènes, la tyrannie effective des Trente est généralement considérée comme une oligarchie, de même que les Quatre Cents, et les deux formes de pouvoir sont souvent regardées comme des parties intégrantes de la politeia car la cité conserve son autonomie. C’est la suppression de l’autonomie par une puissance étrangère qui est perçue comme pleinement tyrannique.
Athènes se considère comme exemplairement démocratique et comme modèle pour les cités qu’elle domine : la démokratia se confond avec la politeia. Mais la démocratie effective et la démocratie théorique butent sur la question du gouvernement. Le pouvoir appartient à tous les citoyens égaux par la loi mais seuls un petit nombre gouverne et il arrive qu’un seul assume la direction des affaires publiques. Thucydide souligne qu’avec Périclès, “sous le nom de démocratie, c’était en fait le premier citoyen qui gouvernait” et il y a un risque permanent que le gouvernement tombe entre les mains d’individus dangereux ou de riches – tels Midias dénoncé par Démosthène. Il faut donc que le système des lois, les nomoi, garantissent la démocratie face aux dérives de l’arkhé. Garantie fragile, qui pliera devant la volonté de Philippe de Macédoine. Cette issue historique a maintenu en l’état, dans le domaine de la philosophie politique, la tension entre le démos, les nomoi et l’arkhé dont nous continuons à débattre en compagnie de Platon et d’Aristote.
Quant à la politeia, on trouve chez Platon les mêmes ambiguïtés que celles évoquées plus haut. Au terme d’une longue analyse, Jacqueline Bordes conclut que Platon s’est éloigné du régime idéal qu’il préconisait dans le Politique et dans la République – l’arkhé du roi-philosophe gouvernant selon la science politique – pour en venir dans Les Lois à une pensée du mélange entre les divers types de régime sous le règne de la loi.
Aristote reconnaît trois bons régimes : la royauté, l’aristocratie et la politeia, qui ont en vue l’intérêt général, selon le principe de justice. Ces régimes subissent respectivement trois déviations : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie. C’est cette classification qui reste dans les mémoires mais on néglige trop souvent les difficultés qu’elle présente puisque la politeia se trouve, selon les cas, englobante ou englobée. Comme le souligne Jacqueline Bordes, si les régimes sont classés selon l’arkhé, la politeia s’applique à toutes les formes de régimes, y compris la tyrannie, mais si le critère est le système des lois, la tyrannie est exclue. Il faut aussi noter qu’Aristote a complexifié son classement des régimes et reconnu que le gouvernement des cités était souvent un mélange de deux types de régimes avant d’envisager une politeia unique pour toute la Grèce. Mais la Grèce effectivement unifiée excluait cette égale participation de tous les citoyens aux affaires publiques qui était déjà si difficile à mettre en œuvre dans les cités où le démos regroupe un petit nombre d’hommes libres.
La politeia est facile à concevoir si on la définit comme l’unité politique d’une cité pleinement souveraine. Mais elle demeure énigmatique si l’on en fait un régime spécifique. Au Livre III, chapitre V de La Politique, Aristote définit ainsi la politeia : : Quand la multitude (plêtos) gouverne dans le sens de l’intérêt général, le gouvernement reçoit le nom commun à toutes les constitutions (to koinon onoma pasôn tôn politeion) : politeia. Les traductions varient et traduisent l’embarras devant cette définition d’une république républicaine dont la forme institutionnelle n’est pas précisée. Le peuple lui-même est l’arkhê et gouverne selon sa vertu propre en faveur de l’intérêt général alors que dans la déviation démocratique les gouvernants suivent leur intérêt particulier. Mais ce qui est affirmé au paragraphe 2 du chapitre V est suivi au paragraphe 3 d’une précision qui réinstitue un gouvernement qui n’est pas celui du peuple tout entier : l’autorité suprême appartient à ceux qui portent les armes.
Demeure la tension entre le peuple et le pouvoir selon le critère de l’égalité devant la loi et de l’intérêt général dans et pour une cité soucieuse de préserver sa pleine autonomie.
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(1) Jacqueline Bordes, Politeia dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Les Belles lettres, 1982.
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