Au XVe siècle, Leonardo Bruni, chancelier de Florence, traduisit pour la première fois par res publica la politeia que les Grecs avaient conçue selon de subtiles ambiguïtés (1). Cette traduction n’a fait qu’ajouter à la complexité de la réflexion sur la République. En France comme dans la Rome antique, la République ne garde pas le même sens aux différentes époques où le mot a été employé et il faut faire, avec Claudia Moatti, une histoire politique de la Res publica romaine (2) pour mieux comprendre ce dont nous parlons aujourd’hui.
A l’origine, la res publica n’est pas un concept : le mot désigne ce qui est commun aux citoyens, la pratique en commun des affaires (communiter uti) d’où procède l’idée d’un intérêt général auquel chacun participe – mais aussi une conflictualité qui résulte de la pluralité des acteurs et des lieux de négociation. C’est en ce sens premier que la res publica est définie comme la “chose du peuple” ou “l’affaire de tous”. Cette chose est effectivement très concrète : c’est l’armée, les institutions, le trésor public… et tout ce qui relie les citoyens entre eux. “Res publica est ainsi avant tout une notion interne, une notion qui relève du champ des relations entre les citoyens selon une ontologie particulière qui leur reconnaît une capacité d’argumenter et de juger”, écrit Claudia Moatti. Cette capacité est celle d’un peuple qui vit sa liberté sous diverses institutions – y compris la royauté, sauf lorsqu’elle a dégénéré en tyrannie sous Tarquin le Superbe – et au sein de la même cité (civitas) territorialement définie.
Les institutions de la res publica romana ont été initialement décrites par Polybe dans la seconde moitié du deuxième siècle avant notre ère. Cet historien grec, précepteur de Scipion Emilien, reprend l’idée athénienne du mélange et décrit les institutions romaines comme une constitution mixte. Personne ne pouvait dire avec certitude si l’ensemble du régime était aristocratique, démocratique ou monarchique, écrit-il, “car lorsqu’on regardait le pouvoir des consuls, le régime paraissait parfaitement monarchique et royal ; mais d’après le pouvoir du Sénat, c’était cette fois une aristocratie ; et si maintenant on considérait le pouvoir du peuple, cela semblait être nettement une démocratie” (3). Cette conception sera par la suite communément admise (4), y compris sous l’Empire. Après avoir mis fin à la guerre civile, Octavien affirme qu’il a rétabli la res publica, en restituant au Sénat et au peuple romain (Senatus populusque romanus, SPQR) le pouvoir de décision et en rétablissant de ce fait la puissance publique. Dans la Rome impériale, la res publica signifie que le prince reçoit du peuple un mandat qui fait de lui un magistrat et non le propriétaire du pouvoir : par la lex de imperio, le peuple est au fondement de la légitimité. Telle était du moins la théorie, loin des pratiques impériales.
Cependant, Polybe construit un modèle qui ne reflète pas toute la réalité : la description des différents régimes, en préalable à leur mélange, ne saurait négliger la multiplicité des groupes (partes) socio-économiques et politiques qui interagissent dans la cité selon leurs intérêts propres : chefs de familles, magistrats, prêtres, militaires, patriciens, plébéiens… La relative stabilité des formes (formas) institutionnelles contraste avec la dynamique conflictuelle des partes qui se résout dans la parole instituée – du moins jusqu’à la formation d’une oligarchie décidée à confisquer la réalité du pouvoir et à préserver ses richesses. La res publica se réduit alors au gouvernement – le Sénat et les magistrats, sans le peuple. Elle devient alors une entité abstraite, sacralisée, une référence absolue au nom de laquelle les dissensions politiques ne sont plus tolérées. Claudia Moatti souligne que “Selon la conception ancienne de la res publica, placée sous le signe de la pluralité, le conflit politique n’entraînait pas nécessairement de disqualification du parti adverse. Les optimates au contraire plaçaient leurs adversaires politiques hors de la res publica et s’engageaient progressivement dans une lutte à mort avec l’ennemi, réduisant le champ politique à un espace consensuel. De fait, pour eux, la politique ne relevait pas seulement des rapports de force et de la somme des intérêts en cause, mais d’un principe supérieur et unitaire, d’une orthodoxie” (5).
Il faut retenir de Cicéron que la res publica est la chose du peuple créée par le droit, ce qui signifie qu’elle n’appartient à personne : elle est le patrimoine commun du peuple tout entier. Cette res est à la fois abstraite et tout à fait matérielle : c’est un ensemble de choses publiques que l’on peut toucher, compter, lire, aligner – des terres, des revenus, des textes de loi, des soldats, des magasins… qui relèvent d’un savoir spécifique, qui exigent un dénombrement systématique. Déjà, l’administration des choses se distingue du gouvernement. Il y a des choses communes, des lieux et des domaines communs qui sont, comme les choses sacrées, hors des relations d’échange.
Les idées et les débats relatifs à la res publica, au gouvernement mixte, à la souveraineté populaire, à la puissance publique ont traversé les siècles, inspiré maints auteurs et diverses expériences. Il ne s’agit pas de rejouer les débats et les conflits romains à la manière des “républicains de collège” de la fin du XVIIIe siècle mais de faire vivre ce qui nous a été transmis de la politeia grecque et de la res publica romaine : une dialectique inépuisable qui anime les institutions politiques et les relations entre le peuple et le pouvoir.
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(1) Cf. la chronique 154 consacrée à la politeia.
(2) Claudia Moatti, Res publica, Histoire romaine de la chose publique, Fayard, 2020. Ma présentation de ce livre, partielle et excessivement simplifiée, s’accompagne d’une lecture de Cicéron, De Republica.
(3) Polybe, Histoires, Livre 6, 11-12.
(4) Cicéron, De Republica, XLV. Les choses étant ainsi, la royauté, dans mon opinion, est de beaucoup préférable aux trois autres formes ; mais elle est elle-même inférieure à celle qui se composera du mélange égal des trois meilleurs modes de gouvernement réunis, et tempérés l’un par l’autre. J’aime, en effet, que dans l’État il existe un principe éminent et royal, qu’une autre portion de pouvoir soit acquise et donnée à l’influence des grands, et que certaines choses soient réservées au jugement et à la volonté de la multitude. Cette constitution a d’abord un grand caractère d’égalité, condition nécessaire à l’existence de tout peuple libre ; elle offre ensuite une grande stabilité. En effet, les premiers éléments dont j’ai parlé, lorsqu’ils sont isolés, se dénaturent aisément et tombent dans l’extrême opposé, de manière qu’au roi succède le despote, aux grands l’oligarchie factieuse, au peuple la tourbe et l’anarchie. Souvent aussi, ils sont remplacés et comme expulsés l’un par l’autre. Mais, dans cette combinaison de gouvernement qui les réunit et les confond avec mesure, pareille chose ne saurait arriver, sans de grands vices dans les chefs de l’État : car, il n’y a point de cause de révolution, là où chacun est assuré dans son rang, et ne voit pas au-dessous de place libre, pour y tomber.
(5) Je ne peux évoquer ici les luttes politiques à Rome. Les optimates sont la faction conservatrice de la noblesse, en lutte contre les populares dans le dernier siècle de la République romaine.
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