Avec Raphaël Draï : Une relecture de “L’économie chabbatique”

Mai 5, 2020 | Références

 

 

En décembre 1999, je publiais dans “Royaliste” une brève présentation de “L’économie chabbatique” (1), que Raphaël Draï offrait à la méditation des citoyens, confrontés à une mondialisation alors triomphante. Au moment où le modèle économique dominant entre dans une crise dévastatrice sous l’effet d’un coronavirus, les discours refondateurs se multiplient dans l’ignorance des pensées véritablement fondatrices de notre civilisation. La source grecque ne cesse de nous irriguer, mais la Torah fut et demeure notre première source, comme récit de la Genèse et comme exposé de la Loi fondatrice.

 

Il ne m’appartient pas de désigner la Torah comme un Livre saint ou comme une somme de récits mythologiques. Je m’en tiens ici à un constat : dans l’histoire de notre civilisation, le texte biblique fonde une conception du divin et de la destinée humaine sans laquelle nos manières de penser, de dire et d’agir durant les siècles qui ont précédé la modernité sont incompréhensibles. Ces manières d’être furent radicalement mises en cause par des théoriciens qui prétendirent inventer la science économique et soumettre la morale à une norme utilitaire.

Aujourd’hui, la faillite complète du libéralisme économique provoque des appels à une refondation. La prendre au sérieux, c’est faire retour sur les principes et les règles de l’économie de l’Ancien Testament – non pour se réfugier dans un passé idéalisé, mais afin de reprendre et prolonger un mouvement créateur.

C’est dans le récit biblique de la création du monde que « l’économie chabbatique » qu’évoquait Raphaël Draï prend sa signification primordiale. Le Dieu qui crée le ciel et la terre, les animaux, les végétaux puis l’Humain (Ha-adam) contemple son œuvre à la fin du sixième jour et voit que cela est “très bien”(tov). Le septième jour est celui du chabbat, du repos, après que Dieu eut créé la terre, donnée l’Humain. La Création est un bien, une donation sanctifiée et bénie après réflexion de Dieu sur son acte créateur. Le chabbat du Créateur, consacré à cette prise de conscience de l’œuvre accomplie, deviendra une loi pour toutes les créatures.

Lorsque l’Eternel installe Haadam dans le Jardin d’Eden, ce n’est pas pour son loisir perpétuel au sein d’une agréable nature. L’Humain doit cultiver et soigner ce Jardin, ce qui implique un travail de création et de transformation accompli dans le souci de la préservation : la production ne doit pas être destructrice, la consommation ne doit pas être consumée, de même que la finalité humaine n’est pas l’anéantissement mais le retour vers le Créateur. Le récit biblique nous dit que l’Humain est dédoublé par Dieu en homme et femme, qui ne respecteront pas l’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Cette transgression – celle du désir qui se substitue à l’obéissance à la Loi – amène Adam et Eve à subir l’exil, à être chassés du jardin d’Eden. D’ordinaire, on regarde la Chute, comme une sanction qui aurait fait du travail humain une malédiction. Au fil d’une analyse minutieuse des versets de la Torah, Raphaël Draï montre que la vocation des hommes n’est pas celle du travail harassant et répétitif. Ils ont été projetés dans la temporalité pour travailler afin de se travailler : il leur faut travailler la terre afin qu’elle soit pleinement le lieu de l’Humain re-créé à la semblance de Dieu. “La techouva [le retour à la loi et la pratique des commandements] qui doit suivre la transgression originelle afin que celle-ci ne se répète pas de manière destructrice comporte des dispositifs réparateurs : le travail comme apprentissage du temps, de ses scansions et de sa nécessaire eurythmie, autant labeur qu’élaboration […], et l’interruption de ce travail-là de sorte qu’il devienne à son tour matière à pensée, source de vitalité originelle”.

Plus tard, le meurtre commis par Caïn annoncera un monde sans cesse confronté à la rivalité violente et à l’activité prédatrice. Cependant, l’économie caïnique n’est pas la seule possible. L’économie hébraïque organise les opérations de production, de consommation et d’échange selon des principes et des règles qui visent le renforcement des relations sociales au sein du peuple tout entier non la richesse et la gloire réservées à quelques-uns. À la loi générale du repos réflexif lors du shabbat, s’ajoute une obligation de justice sous ses deux modalités : la justice juridictionnelle (tsedek) et la justice économico-sociale (tsedaka) formulée en référence au Créateur :

“L’objet de la tsedaka, écrit Raphaël Draï, concerne précisément le rétablissement économique et social du frère concitoyen exposé à la mauvaise fortune lorsqu’elle dément ces axiomes. Dès lors, les instruments de la tsedaka seront bien la terre et la monnaie, autrement dit, ils engloberont tous les moyens permettant ce rétablissement effectif, lequel, à son tour, confèrera leur effectivité aux deux commandements conjoints : le commandement d’amour du prochain (Lv ; 19, 18), et le commandement du choix de la vie (Dt ; 30, 19)”.

Celui qui fait œuvre de justice dispense de la vie au pauvre. Celui qui vise la justice recèle un principe vital bon (nephech tova) qui le porte vers l’essence du vivant : “Si la tsedaka sauve de la mort, ce n’est pas de manière contemplative. La tsedaka reconstitue le flux de la vie en rétablissant les vivants dans leur vocation et leur capacité créatrices” (2).

L’économie selon le principe de justice

L’économie chabbatique est fraternelle. Raphaël Draï écrit que “la fraternité ne se déclare pas, en mots vains. Elle se prouve et s’éprouve dans et par la Loi qui enjoint à cet effet, et invariablement, la pratique effective de la tsedaka. C’est par la fraternité accomplie et vécue que se reconnaît et que se valide une commune généalogie. Car un peuple ne se constitue véritablement, en toutes ses dimensions, que par l’unification intime de l’unité et de la pluralité”.

Le Maharal de Prague (3) compare la tsedaka à une fontaine d’où s’écoule sans cesse une eau vive : la justice échappe au calcul instantané, elle est une action qui s’inscrit dans la temporalité politique. La justice est une dynamique qui vise le maintien du lien social ou son rétablissement lorsque celui-ci est dégradé ou détruit. En harmonie avec la réciprocité divine, elle institue la réciprocité entre les hommes, chacun ayant pour obligation de veiller à ce que son prochain ne manque de rien. Ainsi, l’économie hébraïque est-elle une économie politique – une économie pour la cité humaine, pour le bien commun à tous les hommes – qui est tout entière organisée selon le principe méta-économique de justice. La production, la consommation et l’échange lui sont soumis.

L’homme qui travaille est un homme qui produit. Cette production est bienfaisante si elle reste mesurée. Rien de trop, diront plus tard les Grecs. “Le trop est injustifiable par nature. Le trop est provocation”, écrit Raphaël Draï. Ce qui est en trop doit par conséquent être redistribué.

L’homme qui produit est un homme qui consomme pour préserver son énergie. Dès le Jardin d’Eden, Dieu commande à Adam et Eve de consommer tous les fruits de tous les arbres – un excepté. Une limite est assignée à la consommation car, d’excès en excès, l’homme en viendrait à trop consommer et à détruire l’origine du vivant – et donc à en mourir. Ainsi, le droit hébraïque proscrit-il la destruction des arbres – plus particulièrement celle des arbres fruitiers, y compris durant les opérations militaires. Dieu commande à Noé de cultiver la terre, d’en récolter les fruits et de les consommer, mais il lui renouvelle l’interdiction de consommer le sang, énoncée déjà dans le Lévitique : « C’est pour tous vos descendants une loi perpétuelle, en quelque lieu que vous demeuriez : vous ne mangerez ni graisse ni sang. » Lévitique III, 17.

  L’homme qui produit et consomme est un homme qui pratique l’échange des biens et des services. Le commerce, qui se déroule sur des marchés, n’a pas pour finalité l’enrichissement personnel mais la relation entre les personnes. Le marché, le chouk, est un lieu d’échanges réglementés selon l’injonction du Lévitique : “Tu auras des poids et mesures parfaits” (Lv ; 19, 36). Mais afin d’exclure toute possibilité de pratiques frauduleuses, la loi hébraïque précise que le marché doit être soumis à une autorité régulatrice. Dans les Pirkei Avot (4) il est écrit : “Prie pour le salut de l’Etat, autrement chacun avalerait son voisin vivant” (PA ; 3, 2).

La transaction marchande doit être dénuée de tout stratagème : on ne doit pas provoquer la colère et exciter le désir pour vendre, car c’est obscurcir la conscience de son prochain et l’inciter à se perdre. Ce marché, qui n’est donc pas autorégulé, n’est pas non plus concurrentiel. Raphaël Draï précise que  “la concurrence, la tah’arout, est mortelle parce qu’elle vise la chute d’autrui, son élimination. Il est interdit de rechercher la chute de celui qui doit vivre avec moi”.

Dans l’économie chabbatique, le crédit est permis mais l’on doit éviter que l’emprunteur ne tombe sous la domination du prêteur. Le prêt doit être accordé selon le proverbe : “Qui prête à Dieu fait grâce au pauvre” (Pv 19 , 17). La médiation divine empêche la relation directe entre le prêteur et l’emprunteur, qui échappe ainsi à la dépendance. Le prêt doit être fait sans exiger d’intérêts : “Si de l’argent tu prêtes à mon peuple, le pauvre qui est avec toi, ne soit pas pour lui comme un créancier, n’exige pas de lui des intérêts” (Ex ; 22, 24).

Ce principe est inscrit dans le droit positif hébraïque et concerne l’argent, mais aussi la nourriture et tout ce qui pourrait être soumis à usure. Le prêt est en effet une opération exceptionnelle qui révèle un trouble dans la société en raison de l’existence de citoyens qui ne peuvent plus assumer leur propre subsistance. À cette carence inacceptable, il ne faut pas que puisse s’ajouter le trouble supplémentaire des humiliations et  des persécutions que le créancier pourrait faire subir au débiteur.

Le prêt n’est donc pas une opération commerciale effectuée en vue d’un profit ; elle ne relève pas du droit privé mais du droit public, car c’est l’Etat qui garantit la permanence du lien social. “La pauvreté, écrit Raphaël Draï, ne doit pas être l’occasion de la dissolution du lien social mais bien, au contraire, celle de son renforcement. Le pauvre, le âni, ne doit pas en être, en plus, exclu. Il est, il demeure avec toi”.

Dès lors, le prêt est acte de justice en faveur du frère dans la détresse. L’usure est l’exacte contraire du don ; elle porte atteinte à la vie du débiteur et à l’existence de la société, elle nie la liberté conquise lors de la sortie d’Egypte et constitue une violation de toute la Torah car l’intérêt prélevé rétablit sous d’autres formes l’esclavage – dont les Hébreux, sous l’égide de Dieu, s’étaient libérés.

Rétablir l’esclavage de la dette, c’est nier l’œuvre divine. L’interdit de l’usure est commun aux trois religions monothéistes, et c’est la levée de cet interdit en terres catholiques (5) qui a permis la naissance du capitalisme.

Cependant, il ne suffit pas d’œuvrer selon l’exigence de justice. L’éthique juive désigne le h’essed – la bonté, la bénévolence – comme une disposition qui englobe et renforce la tsedaka. “Ces deux attitudes, écrit Raphaël Draï, se rapportent l’une à l’autre et se renforcent mutuellement :   la tsedaka n’a de sens et d’efficience qu’en raison du h’essed qu’elle comporte et exprime. Si elle ne se réduisait qu’à se débarrasser au moindre coût, économique et social, de la détresse d’autrui et de sa misère, elle apparaîtrait dépourvue de toute liance et par là même ne s’inscrirait dans aucune Alliance véritable, dans aucune constitution perdurante. Au-delà de sa dimension légale, la tsedaka ne prend toute sa valeur qu’inspirée par le sentiment d’accomplir le bien, et de l’accomplir pour lui-même, pour sa valeur propre, parce qu’il n’est aucune autre valeur qui lui soit supérieure ou même comparable”.   

Le travail et le repos 

Dans la tradition hébraïque, le travail n’est pas une malédiction. Devoir gagner son pain à la sueur de son front n’est pas une punition inspirée par la vengeance de Dieu, mais une sanction qui a valeur d’avertissement, en vue d’éviter une nouvelle transgression de la loi divine. Après la Chute, le travail humain reste inscrit dans la transcendance, dans la mesure où il prolonge l’œuvre du Créateur. L’homme qui travaille n’est pas voué à la répétition stérile et épuisante à laquelle est assigné l’esclave du monde concentrationnaire. C’est un homme qui ne se prend pas pour Dieu, mais qui poursuit librement l’œuvre divine par les produits qu’il conçoit et qu’il met en forme. Cette œuvre, dans toute sa diversité, permet d’humaniser la terre et pas seulement au sens de la reproduction biologique : il s’agit d’y maintenir la présence humaine, d’empêcher que la terre ne devienne un camp de concentration ou un espace pour le seul déploiement des machines. C’est pourquoi le travail doit s’accomplir selon une exigence de justice, qui est facteur de vie.

L’œuvre propre de l’homme s’accomplit dans la participation : l’homme travaille avec les autres et pour les autres, selon le principe de justice qui consiste en ce que nul ne puisse opprimer son prochain. La liberté d’entreprendre est inhérente à la vocation créatrice, mais le droit hébraïque prend soin de ceux qui sont obligés de se placer sous la dépendance d’un entrepreneur. Le salarié ne doit jamais être réduit en esclavage : l’employeur doit veiller à ses conditions de travail, accueillir l’employé à sa table pour les repas, ne pas retenir son salaire qui, précise Raphaël Draï, est « considéré comme rétribution, ne doit pas être ponctuel, précaire, éphémère, destiné à reproduire temporairement la seule force de travail du salarié. Il doit participer à la constitution de ce patrimoine durable, fécond, grâce auquel, au bout de la sixième année de travail, le maître libérera le travailleur sans contrepartie ni rançon, certes, mais certainement pas les mains vides, au risque d’associer la perspective de la libération chabbatique à une réaction de peur qui en fera d’abord redouter l’issue puis rejeter l’idée. Dans cette perspective, la constitution du rekhouch, du patrimoine, doit d’ores et déjà être prise en compte dans la fixation du sakhar, du salaire, initial”.

Le salaire est conçu comme une participation au bien-être d’autrui et c’est toute la relation de travail qui est soumise à l’obligation de réciprocité. Le travailleur dont l’employeur prend soin doit accomplir scrupuleusement sa tâche sans prendre plus que son dû : il est, tout comme l’employeur, « le gardien de son frère ».

L’économie chabbatique est une économie de la juste mesure, une activité qui s’effectue selon des limites assignées. Le repos du septième jour est un commandement adressé par l’Eternel au peuple d’Israël par l’entremise de Moïse, mais ce repos solennel qui suspend l’œuvre (melakha) n’est pas un simple loisir mais un acte, un moment de régénération pour l’homme et pour la création.

Le droit hébraïque institue des cycles de travail et de repos : chabbat hebdomadaire, année chabbatique tous les sept ans (chemita), jubilé (yovel) tous les quarante-neuf ans. Il y a un chabbat de la terre pendant lequel, tous les sept jours et tous les sept ans, la terre est délivrée de l’action humaine et ses produits destinés au partage, afin que les liens sociaux s’en trouvent renforcés. Les animaux domestiques sont eux aussi laissés en repos, de même que les bêtes sauvages. En termes contemporains, c’est l’ensemble de l’écosystème qui est soumis à une régulation qui lui permet de se reconstituer dans la perspective d’une création continuée, composée  de naissances et de renaissances. L’homme n’est pas, n’a jamais été dans le judaïsme, maître absolu et possesseur abusif de la nature, mais au contraire, protecteur de la création qu’il prolonge : les temps de repos hebdomadaires et annuels sont vécus comme une ascension libératrice. Ainsi, l’année du Jubilé, en lien avec la sortie d’Egypte, est l’année de la sortie de la dépendance, le moment, écrit Raphaël Draï, où “le peuple et la terre se trouvent alors libérés, non pas de telle ou telle modalité de l’asservissement mais du principe d’asservissement”.

Liberté, justice, bénévolence, fraternité, éminente dignité de l’homme respectueux de tous les êtres et de la terre : les principes de l’économie chabbatique ont été repris par divers théologiens et philosophes avant d’être laïcisés. Dès lors, si l’on se soucie d’une refondation, il faut les retrouver dans leur expression première et leur pleine cohérence, non point irénique mais pleinement consciente que l’œuvre de l’homme s’accomplit au risque de la violence. Or, c’est la violence qui prévaut aujourd’hui dans l’économie. La lecture de Raphaël Draï permet de mesurer la radicalité subversive des théories libérales en économie, tout comme celles des pratiques du capitalisme. Il n’y aura pas de refondation économique et sociale, si des compromis sont passés avec les groupes qui, depuis deux siècles, cultivent cette subversion et en tirent profit.

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(1) Raphaël Draï, L’économie chabbatique, Fayard, 1998. L’ouvrage forme le troisième tome de La communication prophétique.

(2) Raphaël Draï : “La création de l’homme et la tsedaka”, L’Arche, Novembre 1996.

(3) Juda Loew ben Bezabel, le Maharal (maître) de Prague, est un rabbin qui enseigna en Moravie, à Prague et à Poznan au XVIème siècle.

(4) Pirkei Avot : Le traité Avot (des Pères) est le neuvième traité dans la Mishna, la loi juive orale.

(5) Jacques Le Goff, La bourse et la vie, Hachette, 1986.

 

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