Avec Shakespeare (4) : Failles et faillites politiques – Chronique 180

Oct 7, 2022 | Res Publica

 

Au siècle dernier, l’ultra-monarchisme français oscillait entre la profession de foi rationaliste en une monarchie qui se démontrerait comme un théorème et une apologie naïve des bons rois du royaume des lys. Les contemporains des grands règnes ne cultivaient pas de telles illusions.

Au siècle de Louis XIV, Pascal affirme que “La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair”. Et Shakespeare, qui compose ses tragédies un demi-siècle plus tôt, sous le règne de la première Elisabeth, montre les effets pervers de l’idolâtrie politique et des vérités absolues que proclameront plus tard les idéologies (1). Le culte ne doit pas être plus grand que le dieu, dit Hector dans Troïlus et Cressida. L’adhésion à une cause, aussi juste soit-elle, ne doit pas être vécue dans la négation du mouvement de l’histoire, de ses aléas, des failles des acteurs et de leur faillite toujours possible. “Shakespeare n’a pas une idéologie de l’histoire”, note Daniel Sibony. Le grand Will n’a pas non plus le fétichisme de la vérité. Il refuse la vérité absolue – celle qui est au sens premier privée de tout lien, de toute relation avec le contexte social, la situation historique et les autres vérités. Coriolan victorieux des Volsques jette au peuple sa vérité de soldat courageux et intègre, sa pureté d’homme qui ne supporte pas l’insulte ; il ne voit pas qu’il doit parler en respectant le rituel politique de l’élection, avec le sang-froid dont il ne saura pas faire preuve (2). Dans Henry VIII, Buckingham dit la vérité sur la trahison du cardinal Wolsey, mais c’est le duc qui est arrêté et condamné à mort pour trahison parce qu’il n’a pas compris que celui qui dit une vérité gênante peut être pris au piège de ceux qu’il accuse (3).

Shakespeare n’est ni un sceptique, ni un professeur de lâcheté comme il y eut, avant-guerre, des professeurs de trahison. Il faut que la vérité fasse son chemin dans le tissu des relations sociales et politiques et qu’elle s’affirme sous forme de loi dans l’ordre symbolique. Daniel Sibony dit dans une formule riche de sens que “Shakespeare est pour la loi sauf quand elle est narcissique : pour la loi comme approximation de la loi symbolique. Chez lui, le symbolique va dans le sens du légitime”.

Celui qui incarne le pouvoir légitime est précisément décrit dans sa fonction symbolique – il est le tiers qui assure le lien entre tous – mais il n’est jamais idolâtré. Dans Hamlet, le courtisan Rosencrantz évoque ce lien capital : “Un roi qui meurt n’est pas seul à mourir. Il est un gouffre qui emporte tout avec lui” (4). Et dans le cimetière, le prince du Danemark rappelle que les plus puissants des chefs d’Etat sont de simples mortels ; un roi “peut processionner dans les boyaux d’un mendiant” et “L’impérial César, mort et changé en glaise, bouchera quelque trou pour arrêter le vent”.

Dans sa vision sépulcrale, Rosencrantz oublie ce sur quoi Shakespeare insiste dans plusieurs pièces : le souverain légitime est un roi qui parvient à transmettre à son successeur le pouvoir d’assurer le lien entre tous dans le royaume. Mais le moment de la transmission est critique et presque toujours tragique chez Shakespeare car, écrit Daniel Sibony, “à travers elle se joue le rapport à la perte, à la dette, au symbolique, à la faille existentielle (…)”.

Le roi Lear est l’histoire d’un souverain qui se décharge de sa souveraineté. Il donne à ses trois filles son royaume qu’il partage au vu de l’intensité de leurs déclarations d’amour, à charge pour elles d’entretenir le roi à la retraite et sa suite. Il veut le confort, les honneurs et des preuves quotidiennes d’amour sans avoir à supporter le poids des responsabilités. Cordélia bannie pour une déclaration en apparence trop tiède, les deux filles qui se partagent le royaume et leurs époux se trouvent endettés à vie par Lear. Cette présence qui leur rappelle sans cesse l’origine et l’ampleur du don est insupportable. Alors qu’il voulait jouir paisiblement de la vie dans la reconnaissance générale, le roi Lear déclenche des catastrophes – crimes et guerre civile – au terme desquelles il sera seul de sa famille à survivre, lucide et désespéré.

La dette est également au cœur de Henry IV, ce roi qui a ramassé la couronne de Richard II, assassiné sur son ordre, mais qui est dans l’embarras. Son coup d’audace lui a donné le pouvoir mais pas la légitimité et il vit dans la culpabilité parce qu’il croit devoir honorer sa dette à l’égard de ceux qui l’ont porté au pouvoir. De surcroît la transmission de la couronne paraît mal engagée car le prince héritier traîne dans les bas-fonds au lieu de se préparer à la succession. La guerre civile viendra sanctionner ce malaise dans la légitimité et la transmission.

Il y a bien sûr des pathologies du pouvoir, que Shakespeare expose admirablement. Richard II est un roi “insouverain” (5). Incapable d’arbitrer une querelle et de préserver la souveraineté du royaume, il finit par abandonner sa couronne entre les mains de Henry de Lancastre – le futur Henri IV – avant d’être assassiné sur ordre du nouveau roi. Richard III est au contraire un pervers qui n’hésite pas à tuer pour s’emparer du pouvoir. Il tue son frère, les deux fils du roi défunt, sa femme lady Anne qui était auparavant l’épouse d’un homme qu’il a éliminé… Ses crimes déclenchent la guerre civile, qui lui coûtera son cheval et sa couronne…

Henri VI est au contraire un roi étranger à toute volonté de puissance : ” son esprit n’est occupé que de dévotion, et de compter des Ave Maria sur son chapelet (…) ses amours, ce sont les images de bronze des saints canonisés” s’étonne son épouse la reine Marguerite. Ce pieux monarque doit faire face à des revers militaires en France et, dans son royaume, à la rivalité entre les York et les Lancastre. Révoltes et complots conduisent le roi à fuir en Ecosse où il est arrêté. Emprisonné à la Tour de Londres,  brièvement libéré, le roi qui a perdu sa couronne au profit d’Edouard IV est finalement assassiné. Tout au long de son règne, il s’est révélé incapable de rétablir la situation militaire en France face à Jeanne d’Arc et de s’imposer en tiers arbitre pour mettre à la raison les clans rivaux. Ce roi enfantin prêche la concorde générale avec force larmes et soupirs au lieu de prendre des décisions politiques. Et c’est l’horreur de trancher dans le vif des querelles qui attise les haines et provoque les effusions de sang. Henri VI est un souverain légitime mais il ne fait pas valoir l’autorité qui lui permettrait d’établir et de faire respecter sa souveraineté effective. Comme l’écrit Daniel Sibony, “En fait, ce qu’il veut, c’est plus que la paix, c’est la béatitude. Il s’enveloppe de piété pour être au chaud et fuir l’action”. Et un peu plus loin : “Henri VI a beau avoir Dieu dans sa poche, cela n’a pas de valeur, ça ne fait rien advenir d’autre, ça n’accroche aucun partage avec d’autres”. La bigoterie solipsiste, toute gluante du miel des bons sentiments, est en effet un refuge qui permet d’oublier, surtout si l’on ne manque jamais une messe, les durs devoirs de sa charge – alors même qu’on a promis de servir le peuple devant les prêtres rassemblés.

Cette galerie de rois serait désespérante s’il n’y avait Henry V. Prince héritier, il avait traîné dans les mauvais lieux avec Falstaff et sa bande. Devenu roi d’Angleterre et chef de guerre, Henry V sait et affirme qu’il est un homme comme les autres : “La violette a pour lui la même odeur que pour moi ; (…) dépouillez-le de ses pompes, ce n’est plus qu’un homme dans sa nudité ; et quoique ses émotions aient une portée plus haute que les nôtres, quand elles descendent, elles descendent aussi bas”. Mais c’est un homme qui répond de sa souveraineté : « À la charge du roi ! mettons nos vies, nos âmes ; nos dettes, nos femmes et leurs soucis, nos enfants et nos péchés à la charge du roi ! Il faut que nous répondions de tout ! O dure condition, jumelle de la grandeur !”.

La grandeur se vit jour et nuit dans l’anxiété, que le roi accepte parce que sa vie, une fois surmontés les désordres de la jeunesse, est pleinement accordée à la fonction qu’il exerce. Il arrive que les chefs d’Etat atteignent la grandeur des gens d’esprit.

***

(1) Je poursuis ma lecture du livre de Daniel Sibony, Shakespeare, Questions d’amour et de pouvoir, Odile Jacob, 2022.

(2) Voir dans Shakespeare, le chapitre consacré à Coriolan, p. 247-264.

(3) Shakespeare, p. 530-533.

(4) The cease of majesty

    Dies not alone, but, like a gulf doth draw

    What’s near it with it…”.

(5) Insouverain : C’est le terme utilisé par Christian Salmon pour définir François Hollande lorsqu’il était à l’Elysée. Cf. https://www.bertrand-renouvin.fr/francois-hollande-linsouverain/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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