Avec Shakespeare : Hamlet – Chronique 179

Oct 6, 2022 | Res Publica

 

La plus connue des tragédies de Shakespeare, Hamlet, est aussi la plus difficile à comprendre parce que “c’est la tragédie de la vie inconsistante” comme l’écrit Daniel Sibony dans les dernières lignes de son étude (1). L’inconstance et l’inconsistance du jeune prince héritier de la couronne du Danemark n’étaient pas dans sa nature. Avant la mort de son père et le remariage de la reine Gertrude avec Claudius, frère du roi défunt, Hamlet évoqué par Ophélie était “une âme noble” qui avait de belles manières, la parole du savant et l’épée du soldat.

Hélas, la mort soudaine de l’excellent roi du Danemark et le retour de son spectre sur les remparts d’Elseneur jettent le jeune prince dans les affres de l’indécision. Casqué et armé de la tête aux pieds, le Spectre a révélé au fils éploré les circonstances de son assassinat par Claudius, en lui ordonnant de le venger sans rien tenter contre la reine Gertrude : “ Si tu n’es pas dénaturé, ne supporte pas cela : que le lit royal de Danemark ne soit pas la couche de la luxure et de l’inceste damné ! Mais, quelle que soit la manière dont tu poursuives cette action, que ton esprit reste pur, que ton âme s’abstienne de tout projet hostile à ta mère ! Abandonne-la au ciel et à ces épines qui s’attachent à son sein pour la piquer et la déchirer”.

Après le départ du Spectre, Hamlet décide sans le moindre débat d’exécuter l’ordre vengeur, de faire le deuil de sa jeunesse et de se consacrer à l’accomplissement de sa tâche. C’est le début d’une errance mentale et physique. Le prince hésite, retient son bras parce que Claudius a prié et qu’il veut le tuer en état de péché, cherche une preuve du crime, comme s’il en avait besoin, en chargeant des comédiens de jouer une scène d’empoisonnement dans un jardin, s’embarque pour l’Angleterre…

La pièce ne serait pas une œuvre inépuisable si Shakespeare avait seulement mis en scène l’indécision. Il en est de médiocres, dictées par une paresse qu’enrobent de pieux motifs. Quand les rappels aux devoirs à accomplir deviennent pressants, l’homme qui procrastine a toujours dans son entourage des courtisans qui conseillent de ne rien faire en invoquant la prudence. C’est bien sûr cette sagesse émolliente qu’on écoute en opinant du chef…. Hamlet est d’une autre trempe. C’est un prince courageux, bon soldat et fine lame, un esprit lucide – sur le monde comme sur lui-même. Mais ce monde s’est effondré après la mort du vieux roi et l’homme est désormais dépourvu de charme (2). La tâche à accomplir ne confronte pas seulement Hamlet à une épreuve psychique ; elle le jette dans une impasse politique.

Daniel Sibony écrit que le Spectre assigne à son fils un “curieux programme” : régler le compte de l’assassin en épargnant la mère luxurieuse, dont le Ciel se chargera. C’est au nom de la morale bafouée qu’il ordonne l’acte vengeur, sans prendre en compte l’usurpation de la Couronne, qui aurait dû revenir à Hamlet. Là où il faudrait revendiquer et frapper selon la loi de succession, le défunt roi fait valoir une revendication de mâle qui ne supporte pas que la pure épouse se soit jetée sans attendre dans un autre lit. Après le départ du Spectre, Hamlet s’empresse de noter sur ses “tablettes” “qu’un homme peut sourire, sourire, et n’être qu’un scélérat” au lieu d’aller chercher les parchemins qui fixent la loi de succession.

Daniel Sibony dit bien que “Le Spectre, présence insaisissable et absence écrasante, laisse la loi béante comme un abîme où tous seront précipités ». Et d’ajouter que “Vu sous cet angle, Hamlet devient le drame simple et radical des fils encombrés d’un père qui ne peut ni vivre ni mourir” et qui passent leur temps à attendre en éludant (3). Ce qui manque à Hamlet, dit encore Daniel Sibony, “c’est le minimum de souveraineté symbolique pour fonder son acte, pour s’autoriser de soi et non d’un Spectre. Le Spectre signifie l’entrave symbolique à la vengeance qu’il réclame. Hamlet ne peut tuer que lorsqu’il voit qu’on l’empoisonne, quand il sait qu’il est mort. Alors il tue pour lui-même”.

S’autoriser de soi, ce serait invoquer son statut de prince héritier et tuer Claudius pour ceindre la couronne. Hamlet se serait alors retrouvé face à la reine Gertrude, qu’il lui aurait fallu renvoyer d’Elseneur. Or le Spectre a exigé de son fils qu’il respecte sa mère… La froide raison dynastique plie devant les considérations familiales et Hamlet en est réduit à prêcher à sa mère la chasteté.

Quand l’appel à la vengeance efface le souci politique, le trône est menacé. La nuit où apparaît le Spectre, Elseneur est en alerte car Fortinbras, jeune prince de Norvège, voudrait récupérer les terres conquises par le défunt roi du Danemark, qui a d’ailleurs occis le roi de Norvège… Après la mort du conseiller Polonius, tué par Hamlet alors qu’il se cachait derrière une tenture dans la chambre de la reine, son fils Laertes fomente une révolte que Claudius brise en désignant Hamlet à la fureur de Laertes. Après le carnage final, Hamlet sur le point de mourir prévoit que Fortinbras prendra la couronne de Danemark et s’en félicite, comme si ce n’était pas la conséquence de son incapacité à assumer la filiation dynastique. Les cadavres ne sont pas encore retirés de la salle du palais que Fortinbras, revenu victorieux d’une expédition contre la Pologne, accepte “avec douleur” ce que lui offre la fortune : “j’ai sur ce royaume des droits non oubliés, que mon intérêt m’invite à revendiquer”. La transmission se fait au profit de la Norvège. Il y avait bien “quelque chose de pourri dans l’Etat de Danemark”…

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(1) Daniel Sibony, Shakespeare, Questions d’amour et de pouvoir, Odile Jacob, 2022.

(2) What a piece of work ; how noble in reason, how infinite in faculties ; in form and moving, how express and admirable in action ; how like an angel in apprehension ; how like a god ! The beauty of the world ; the paragon of animals. And yet to me, what is the quintessence of dust ? Man delights not me.

“Quel chef d’œuvre que l’homme ! Comme il est noble dans sa raison, infini dans ses facultés, ses mouvements, son visage, comme il est résolu dans ses actes, angélique dans sa pensée, comme il ressemble à un dieu ! La merveille de l’univers, le parangon de tout ce qui vit ! Et pourtant que vaut à mes yeux cette quintessence de poussière ? L’homme n’a pas de charme pour moi”.

(3) La fameuse question “être ou ne pas être” (Acte III, scène 1) fait écho à la plainte d’Hamlet (Acte I, scène 2) :

O that this too solid flesh would melt,

Thaw, and resolve itself into a dew!

Or that the Everlasting had not fix’d 335

His canon ‘gainst self-slaughter! O God! God!

How weary, stale, flat, and unprofitable

Seem to me all the uses of this world!

Fie on’t! ah, fie! ‘Tis an unweeded garden

That grows to seed; things rank and gross in nature

Possess it merely.

 

“Ah ! Si cette chair trop solide pouvait se fondre, se dissoudre et se perdre en rosée ! Si l’Éternel n’avait pas dirigé ses canons contre le suicide ! … O Dieu ! ô Dieu ! combien pesantes, usées, plates et stériles, me semblent toutes les jouissances de ce monde ! Fi de la vie ! ah ! fi ! C’est un jardin de mauvaises herbes qui montent en graine ; une végétation fétide et grossière est tout ce qui l’occupe”.

À l’acte III, c’est la question de ce que l’on ressent après la mort et des cauchemars qui peuvent survenir, qui conduit Hamlet à rejeter le suicide : “Mourir.., dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l’embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter”.

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