Avec Shakespeare : Jules César – Chronique 177

Sep 27, 2022 | Res Publica

 

Tout homme d’Etat digne de ce nom – et tout militant politique qui aspire à le devenir – devrait méditer régulièrement les tragédies de Shakespeare, sans jamais perdre de vue la lecture qu’en donne Daniel Sibony dans un ouvrage magistral (1).

Plonger dans les six cents pages de ce Shakespeare puis, dans les moments de pause, regarder les funérailles de la reine d’Angleterre… L’expérience était saisissante car les tragédies écrites sous le règne de la première Elisabeth évoquent ce qui est effectivement vécu de l’autre côté de la Manche : la souveraineté, la transmission, l’autocélébration du peuple par la médiation de la reine morte et du nouveau roi avec, en arrière-plan, la rivalité des frères, l’un devenu prince héritier, l’autre étant privé de toute charge.

Cette année, dans le vieux royaume, les cérémonies se sont admirablement déroulées, dans un faste que soulignait le plébiscite quotidien d’un peuple à la fois malheureux et heureux d’éprouver la force des liens qui l’unissent à la Couronne. Mais nos voisins ont aussi appris à l’école, en étudiant le grand Will et leur histoire millénaire, que les choses peuvent très mal se passer au cœur du pouvoir. Guerres civiles et religieuses, complots, assassinats, folie du roi… rien ne leur a été épargné, si bien qu’ils pourraient dire, comme Macbeth, qu’il y a là un récit plein de bruit et de fureur, qu’un idiot raconte, et qui n’a pas de sens.

On aurait tort, cependant, d’attribuer à Shakespeare les opinions et jugements de ses personnages. Le cours chaotique de l’Histoire n’abolit jamais les questions d’amour et du pouvoir qui sont explicitées par Daniel Sibony. Je ne peux évoquer ici les comédies, étudiées dans la première partie du livre, mais les jeux d’amour ne sont jamais étrangers à l’exercice du pouvoir – ou, nous en savons quelque chose, aux prétentions qu’il suscite. Les tragédies, quant à elles, nous donnent à réfléchir sur tout ce que les Français ont aujourd’hui tant de mal à débrouiller : la symbolique politique, la vérité du discours, la légitimité du pouvoir, les pathologies de la puissance et de l’impuissance dans le gouvernement…

Avec Jules César, Shakespeare nous fait voir qu’à toutes les époques et dans tous les pays, la place de la souveraineté est essentielle pour assurer l’existence du peuple. Les modalités institutionnelles et les processus de légitimation – par les dieux, par les Grands, par le peuple – supposent qu’il y ait un lieu symbolique et que ce lieu soit occupé par quelqu’un. Le politique met en jeu des principes et des corps. On peut changer les institutions et remplacer les personnes mais il faut que la souveraineté trouve son incarnation. La souveraineté, explique Daniel Sibony, “…est le noyau d’un investissement collectif, le foyer incandescent d’une valeur désirée ; elle symbolise l’amour qu’un collectif a pour lui-même, à travers les êtres fragiles et tenaces mis à cette place”.

Quoi qu’il arrive, il faut qu’il y ait quelqu’un. C’est ce que ne comprend pas Brutus. Les conjurés qui se rassemblent par une nuit d’orage ont de bonnes raisons d’assassiner César. Le dictateur, qui a ses fragilités, pourrait tourner tyran et il faut écarter ce risque. Brutus a pour lui les grands principes et les beaux sentiments : il aime Rome plus que tout et c’est la Liberté qu’il veut donner au peuple. Il s’aime surtout, dans la posture du patriote exemplaire, de l’Ami du peuple romain. Mais après avoir poignardé César, il laisse le peuple en plan.

C’est que le peuple peut accepter, à la rigueur, qu’on change la personne du souverain mais il n’est pas versatile contrairement à ce qu’on raconte. Daniel Sibony dit bien que “le peuple ne croit pas tant que ça au chef”. Au-delà de toute préférence, il exige qu’il y ait transmission du pouvoir de l’un au pouvoir de l’autre parce qu’il faut que le lien entre tous soit maintenu. Or Brutus, qui aime tant le peuple romain, ne tient pas le moindre compte de cette exigence. Avec Casca, Cinna, Cassius, il tue César puis il renvoie le peuple à lui-même, à sa liberté qui serait une liberté de fabriquer du lien spontanément, sans médiation, sans autorité symbolique. Il invente la formule du gouvernement du peuple par le peuple sans comprendre qu’elle implique l’articulation institutionnelle des différents modes de souveraineté.

C’est en rentrant chez lui, laissant la parole à un proche de César, Antoine, que Brutus déclenche la catastrophe. Il croit que la noblesse du libérateur est de laisser libre le peuple libéré alors qu’il l’abandonne à lui-même, devant la place laissée vide de la souveraineté (2). Politicien roué, Antoine occupe immédiatement cette place et en peu de phrases retourne le peuple contre les assassins. Alors que Brutus, sacrificateur étranger au sacré, parlait au peuple comme à un individu, et l’invitait à se libérer au nom de grandes et belles idées – la patrie romaine, la Liberté et la Justice -, Antoine s’adresse à la collectivité pour lui rappeler, devant le corps sanglant de César, les victoires du conquérant, les richesses qu’il a rapportées et finalement les bienfaits dont il comble, par testament, les Romains. C’est pendant cette pieuse évocation que le lien qui unissait le peuple à César se transfère sur Antoine, qui sait que la transmission du pouvoir doit s’opérer sur la scène, concrètement, du corps mort au corps vivant.

La fuite de Brutus et Cassius marque leur échec, dans lequel ils s’enferrent en levant des troupes contre les triumvirs qui succèdent à César. Mais les séditieux ont perdu la bataille de la souveraineté et de la légitimité avant que la guerre civile ne soit déclenchée. La démarche mortifère des deux principaux conjurés ne pouvait se conclure que par leur suicide effectif au soir de la bataille de Philippes.

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(1) Daniel Sibony, Shakespeare, Questions d’amour et de pouvoir, Odile Jacob, 2022. La présentation de ce livre se prolonge sur mon blog.

(2) Brutus, c’est un peu Mélenchon – sans le poignard sous la toge. En 2017, le candidat de la France insoumise veut se faire élire président pour détruire la Ve République par le biais d’une assemblée constituante. Victorieux, il aurait donc pris la place du souverain pour la laisser en suspens, comme si le mouvement de l’histoire pouvait s’arrêter en attendant que les délégués du peuple aient délibéré… Daniel Sibony montre que Brutus et Cassius se comportent “comme s’il fallait arrêter le temps à l’instant fulgurant de la vérité absolue, celle où chaque membre du groupe clamerait sa liberté totale”.

Article publié dans le numéro 1240 de « Royaliste » – 26 septembre 2022

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