Avec Yves Jouffa – pour les libertés

Juin 18, 1986 | Res Publica

 

Devant les menaces que les projets gouvernementaux et l’idéologie sécuritaire font courir aux libertés individuelles, nous avons été interroger Yves Jouffa, avocat à la cour de Paris, ancien membre du conseil de l’ordre, président d’honneur de l’amicale des anciens internés et déportés du camp de Drancy, depuis 1984 dixième président de la Ligue des Droits de l’Homme.

Royaliste : Avant de parler des projets de l’actuel gouvernement, je souhaiterais que nous revenions sur la politique de M. Badinter, qui a été critiquée très vivement avant de faire l’objet d’un large consensus. Comment analysez-vous la politique de l’ancien Garde des Sceaux ?

Y. Jouffa : Je dois vous dire que je ne suis pas tout à fait objectif car j’ai participé à l’élaboration de cette politique, notamment en matière pénale. Je considère que Robert Badinter et le gouvernement dont il faisait partie ont réalisé des réformes de portée historique, qui ont porté l’état de droit en France à un niveau très élevé dans la communauté internationale – ce qui est d’ailleurs reconnu à l’étranger.

Pour la Ligue des Droits de l’Homme, certaines de ces réformes sont tout à fait essentielles, notamment la suppression de la peine de mort et la suppression des tribunaux militaires en temps de paix, que la Ligue réclamait depuis le début du siècle. Il faut aussi rappeler la suppression de la Cour de Sûreté de l’Etat (juridiction d’exception politique), celle de la loi anticasseurs qui établissait dans notre droit pénal la responsabilité collective qu’on ne trouve que dans le droit des pays totalitaires, la profonde modification de la loi dite «sécurité et liberté» à l’inspiration de laquelle on revient hélas maintenant. Il ne faut pas non plus oublier la ratification de l’article 25 de la Convention européenne de protection des droits de l’homme qui permet à un individu de porter plainte contre le gouvernement français. D’autres réformes ont fait moins de bruit, mais sont aussi très importantes : par exemple la suppression des Quartiers de haute sécurité (que l’on dit vouloir rétablir, ce qui à mon avis serait une folie) ou encore la modification du serment de l’avocat par suppression de sa partie politique qui était extrêmement dangereuse.

Donc la politique de réforme a été très importante. Elle a marqué l’histoire de notre droit, sans qu’on puisse d’ailleurs la considérer comme une innovation totale : elle va dans le sens de toute l’évolution du droit pénal depuis la Libération, elle a accéléré un mouvement historique qui n’a été interrompu que pendant la courte période ou M. Peyrefitte a été Garde des Sceaux.

Royaliste : C’est également une œuvre inachevée…

Y. Jouffa : C’est vrai. Par exemple, Robert Badinter n’a pas réalisé le Tribunal de l’application des peines auquel nous tenions beaucoup. Un autre projet a été abandonné après consultation des magistrats notamment : il consistait à créer une procédure d’appel pour les affaires d’assises car vous savez que quelqu’un qui est condamné à quinze jours de prison avec sursis peut faire appel alors qu’un condamné à quinze ans de prison ne le peut pas. C’est donc une œuvre inachevée, en grande partie parce que le Garde des Sceaux n’a pas obtenu les crédits qu’il aurait dû avoir: le budget de la Justice dans notre pays est indigne d’un grand pays démocratique et Robert Badinter n’a pas pu bénéficier d’une augmentation substantielle de crédits. Echec aussi en ce qui concerne le surpeuplement des prisons, mais je ne pense pas qu’on puisse maintenant résoudre cette question.

Royaliste : Justement, plusieurs projets de loi ont été récemment adoptés par le gouvernement en ce qui concerne la procédure judiciaire, la délinquance, les étrangers, et les contrôles d’identité. Quel jugement portez-vous sur l’esprit de ces projets ?

Y. Jouffa : Je constate que c’est un renversement complet de la politique pénale qui avait été menée depuis 1981 et, comme je le rappelais tout à l’heure, depuis la Libération. Les projets du gouvernement sont très dangereux pour les libertés individuelles et je crains qu’ils ne résolvent pas les problèmes de sécurité. Quant à la sécurité, je crois d’ailleurs qu’il faut relativiser les choses. Les dernières statistiques fiables celles de 1983 – montrent qu’il y a moins de 400 crimes crapuleux par an, alors qu’il y a plus de 11.000 morts chaque année sur la route. N’y a-t-il pas là une priorité ? Pour en revenir aux crimes de sang, on s’aperçoit que l’abolition de la peine de mort ne favorise par leur augmentation, que ce soit en France ou à l’étranger. Cela dit, le problème de l’insécurité est réel, mais il est attisé par une certaine presse et il a constitué un excellent fond de commerce pour certains membres de l’ancienne opposition. Ils ont pris une très grave responsabilité en développant, dans les esprits, le sentiment de l’insécurité.

Royaliste : Que pensez-vous des contrôles systématiques d’identité ?

Y. Jouffa : Ces contrôles sont pratiqués par une police qui anticipe sur une loi qui n’est pas encore votée. Beaucoup de personnes, qui ne sont pas politisées, commencent déjà à trouver ces contrôles intolérables. Je ne parle même pas des jeunes gens et jeunes filles arrêtés aux Halles parce qu’ils auraient été dans une situation de danger moral et qui n’ont pu téléphoner à leur famille…

Royaliste : Il y a aussi la question de la délinquance et de sa répression.

Y. Jouffa : Ce qui est en projet, c’est le rétablissement du délit d’association de malfaiteurs, qui risque d’entraîner des poursuites et des condamnations sur des intentions, ce qui est très dangereux sur le plan du droit pénal. Dans le même sens, l’extension de la procédure de comparution immédiate hors des cas de flagrance est très dangereuse elle aussi. Il est prévu que cette comparution aura lieu toutes les fois qu’il y aura charges suffisantes : cela signifie qu’on va juger des gens sur la foi de simples rapports de police. Or l’expérience du pénaliste que je suis démontre que très souvent l’instruction de l’affaire par un juge permet de revenir sur des faits qui paraissaient acquis par la police. On va donc juger à la sauvette et risquer des condamnations tout à fait injustes.

Royaliste : Et la fameuse peine de trente ans ?

Y. Jouffa: Vous allez me trouver immodeste mais je crois que la campagne immédiatement lancée par la Ligue des Droits de l’Homme sur ce projet n’a pas été inutile. Il ne s’agit plus d’une peine incompressible de trente ans, c’est une peine de sûreté mais elle pourra être réduite. Sur ce point, il faut corriger les… erreurs de l’actuel Garde des Sceaux qui prétend que sous Badinter les personnes condamnées à perpétuité sortaient au bout de quatorze ans. C’est parfaitement inexact. La peine de sûreté était de quinze ans. Le temps de déposer et de faire examiner la demande de réduction, cela faisait dix-sept ans et je peux vous affirmer sans crainte d’être démenti que les statistiques de la Chancellerie démontrent que la moyenne de sortie des personnes condamnées à la perpétuité se situe entre dix-huit et vingt ans. Dans le domaine de l’application des peines, on va instituer un système tel qu’il met pratiquement fin à toutes les mesures individuelles. Celui qui demande une permission de sortie pour aller aux obsèques de son père ou au mariage de sa fille n’a pas grand chance de se la voir accorder en raison de l’encombrement des tribunaux et de la possibilité d’appel du Parquet. Mais je ne suis pas sûr que cette mesure soit conforme à la Convention européenne puisque seul le Parquet aura droit d’appel et qu’il n’est pas dit que l’intéressé pourra être assisté d’un défenseur.

Royaliste : Plusieurs mesures concernent la situation des étrangers…

Y. Jouffa : La plus grave à mon sens concerne ce que les juristes appellent le jus soli par opposition au jus sanguini. Le jus soli, c’est le droit à la nationalité française pour un jeune né en France de parents étrangers. Si on faisait la liste de toutes les personnalités des arts, de la science, de la médecine et même de la politique, qui ont bénéficié du jus soli, le résultat serait impressionnant. On veut le supprimer, alors que l’intérêt de notre pays est d’intégrer (je ne dis pas assimiler) ceux qu’on appelle, faute de mieux, les immigrés de la seconde génération. Or on va les rejeter. Cette mesure va créer un tel sentiment d’insécurité dans le milieu immigré que les immigrés vont effectivement devenir un élément d’insécurité dans la population française. A cela, il faut ajouter d’autres mesures qui vont malheureusement dans le même sens. Ainsi, Robert Badinter avait judiciarisé la reconduite à la frontière : l’intéressé, par une procédure dont on a parfois contesté le caractère expéditif, pouvait, avec l’assistance d’un avocat, s’expliquer devant des juges, et parfois démontrer des choses que la police n’avait pas pu ou pas voulu voir. Maintenant, c’est l’administration qui décide, c’est-à-dire pratiquement l’arbitraire de la police.

Autre chose : les associations étrangères qui sont possibles depuis 1981 : le critère très vague de danger qui va permettre de les dissoudre est inutile dans le cadre de la lutte antiterroriste puisqu’il est toujours possible – on l’a fait de dissoudre une association qui représente un danger sur ce plan. La nouvelle loi risque d’entraîner des dissolutions, pour raisons diplomatiques, d’associations (les opposants africains par exemple) qui ne représentent aucun danger. Nous sommes vraiment devant une réaction, au sens étymologique du terme.

Royaliste : Que pensez-vous du droit de vote des immigrés aux élections locales ?

Y. Jouffa: Une des originalités de l’organisation que je préside est d’avoir lancé cette idée de participation des immigrés aux élections locales, parce que ce serait un puissant facteur d’intégration et d’antiracisme. Vous savez que le Président de la République, qui est venu à notre dernier congrès, s’est montré favorable à cette mesure, qu’il a de nouveau évoquée pendant la campagne électorale. Ce qui prouve que c’est un homme de très grand courage.

Royaliste : Quel est aujourd’hui le rôle de la Ligue des Droits de l’Homme ?

Y. Jouffa : Vous savez que je suis le dixième président de la Ligue. Elle a été créée en 1898 et c’est la plus ancienne organisation humanitaire du monde, ce qui ne l’empêche pas d’être bien vivante et de beaucoup recruter, surtout chez les jeunes. Née au moment de l’affaire Dreyfus, la Ligue a exprimé, une réaction d’intellectuels, qui n’étaient pas tous de gauche. On ignore en général que son premier président, Ludovic Trarieux, sénateur modéré de la Gironde et ancien Garde des Sceaux, était un homme que je situerais aujourd’hui à droite puisqu’il s’était notamment élevé contre les lois syndicales…

Depuis l’affaire Dreyfus, la Ligue jouera un rôle important comme contre-pouvoir dans la République, donc hors des contraintes gouvernementales. Le combat pour les droits de l’homme doit en effet se situer hors des contraintes gouvernementales comme je l’ai rappelé à l’occasion de la nomination de M. Malhuret au secrétariat d’Etat aux droits de l’homme. Aujourd’hui, la Ligue est le lieu de rencontre privilégié de tous les hommes et de toutes les femmes, sans distinction d’origines, de conceptions philosophiques ou même de partis, qui entendent se consacrer à la défense des principes définis par la Déclaration de 1789, par celle de 1793, et par la Déclaration universelle des droits de l’homme. La Ligue a également une action sur le plan international, soit directe, soit dans le cadre de la Fédération internationale des droits de l’homme qui intervient notamment par des missions d’observateurs judiciaires (quand on les permet !) en cas de violation des droits fondamentaux, que ce soit à l’Ouest, à l’Est, au Nord ou au Sud, ce qui est une originalité certaine.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 452 de « Royaliste » – 18 juin 1986.

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