La guerre contre la Yougoslavie suscite des prises de positions passionnelles. Compréhensibles de la part de celles et ceux qui parlent au nom des peuples et des nations emportés par les conflits balkaniques, mais indécentes et irresponsables dès lors que s’y mêlent les ambitions et les querelles des coteries parisiennes. Nous n’avons jamais cessé, pour notre part, d’œuvrer en théorie et en pratique pour l’entente des peuples et des nations balkaniques au sein d’une grande Europe confédérale. C’est selon ce projet que nous présentons quelques réflexions politiques en vue de la paix.
Tandis que le sang coule à nouveau dans les Balkans, est-il possible de raison garder ? Oui, à condition de préciser qu’il ne s’agit pas de prendre la posture du Sage délivré des passions, mais de vouloir raisonnablement poser, au plus fort de la guerre, les conditions politiques de la paix.
Refuser la logique d’affrontement
Cette exigence n’efface pas les émotions et les préférences. Mais, dans les conflits balkaniques tout particulièrement, nous sommes portés à la prudence (vertu politique éminente) par le fait que nous avons des affinités avec tous les « camps » grossièrement dessinés par les médias : plusieurs rédacteurs de Royaliste aiment Ismaël Kadaré et admirent la littérature albanaise, la Nouvelle Action Royaliste compte parmi ses militants et sympathisants des chrétiens orthodoxes et des musulmans, et certains de ses dirigeants ont des amis, intellectuels ou simples citoyens, à Zagreb et à Sofia, à Skopje, Belgrade, Tirana… Il va sans dire que nous sommes particulièrement attentifs à l’action menée par le Roi Siméon de Bulgarie, par les princes Alexandre de Yougoslavie, Nicolas Petrovitch de Monténégro, et Léka d’Albanie. Nos sympathies personnelles, culturelles et politiques nous mettent à l’écart des logiques d’affrontement, et nous font rejeter les imprécations et les clichés qui, depuis bientôt dix ans, durcissent les tensions balkaniques. Non, nous ne voyons pas renaître Hitler et l’esprit de Munich. Non, les Américains ne sont pas des nazis. Non, la guerre d’agression déclenchée le 23 mars n’est pas celle de la « communauté internationale » contre un « tyran ».
Préalables
Le premier préalable politique de la paix, c’est de refuser le manichéisme qui détruit la complexité des peuples et des nations, des groupes et des cultures qu’on affirme vouloir sauver.
Deuxième préalable : récuser les fausses alternatives par lesquelles on s’ingénie à donner un « supplément d’âme » aux opérations de guerre. Se poser en héraut de la Civilisation (occidentale) contre la Barbarie (serbe), c’est nier la part byzantine et chrétienne-orthodoxe dans l’identité de l’Europe. Opposer la Démocratie au Nationalisme est contradictoire dès lors qu’on engage des peuples ou des fractions de peuples à se libérer en vue de créer des États souverains qui ne sont ou ne seront pas plus respectueux des différences religieuses et culturelles que les nations contre lesquelles ils se sont constitués. La destruction des quartiers musulmans de Mostar par les Croates, et l’expulsion, accompagnée d’exécutions sommaires, de 200 000 Serbes de la Krajina croate en 1995 atteste ce point.
Troisième préalable : écarter résolument les solutions de facilité, qui sont souvent les plus meurtrières. « Il est toujours plus facile de faire la guerre que la paix », disait Clemenceau. Preuve en est l’agression de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie : la guerre a précipité l’exode qu’on voulait éviter ; elle a déstabilisé le sud des Balkans qu’on voulait protéger ; elle a rassemblé les Serbes autour du dictateur que l’on voulait éliminer par le biais d’une insurrection militaire ou d’un mouvement de protestation populaire. Aussi indispensable et généreuse soit-elle, l’aide apportée aux réfugiés albanophones du Kosovo ne justifie ni n’excuse les fautes politiques commises par les Américains et par ceux qui ont eu la faiblesse de les soutenir ou de les suivre dans leurs opérations guerrières. Quatrième préalable : abandonner la manie bureaucratique qui consiste à traiter les questions balkaniques dossier par dossier, alors que la paix procédera d’une appréhension globale du monde balkanique. Par voie de conséquence, il est illusoire de réclamer l’indépendance du Kosovo-Metohija (qui poserait le problème de la minorité serbe) ou la création d’une entité de Kosovars albanophones qui ne serait pas viable. Le précédent de la Republica Srbska de Bosnie est à cet égard tristement éclairant.
Pour une politique de paix
Le retour à une perspective politique exige que trois principes soient respectés par ceux qui auront à négocier l’accord général de paix :
1) Reconnaître toutes les identités et toutes les différences, donc les connaître précisément et les inscrire dans la dialectique générale du même et de l’autre (pas d’identité sans altérité) qui affecte pour le meilleur et pour le pire la condition humaine. Proscrire, par conséquent, l’imagerie du western, dans sa version civile (le Bon et le Méchant) comme dans la version militaire : le nettoyage ethnique des Indiens par la cavalerie américaine porteuse des valeurs de l’Homme Blanc.
2) Apaiser les conflits de mémoire en retrouvant l’histoire et les rites des moments heureux : dire et redire que la « haine ancestrale » des Serbes et des Croates est une invention de journalistes ; rétablir le komsiluk, c’est-à-dire les règles de bon voisinage qui permettent aux Bosniaques de surmonter les crises et de se réjouir entre membres des différents milliets (communautés culturelles) ; rechercher les facteurs politiques (autrement dit symboliques) de l’unité toujours possible – tant il est vrai qu’il y a toujours autant de raisons de haïr que d’aimer ; ne jamais oublier qu’il y avait, dans la Yougoslavie royale comme dans la titiste, beaucoup de mariages entre membres de communautés aujourd’hui réputées « héréditairement ennemies.
3) Retrouver une vision géopolitique sans craindre d’établir les hiérarchies nécessaires à la reconstitution d’ensembles et de sous-ensembles solides, en sachant que cela demandera beaucoup de temps.
Une institution symbolique
– Le cadre fédéral demeure le seul qui permette de reconnaître la diversité des Slaves du Sud et de les associer dans une unité souple. Entre le particularisme autodestructeur et la dictature de gauche (le maréchal Tito) ou de droite (Slobodan Milosevic), il y a place pour une institution symbolique suffisamment forte pour renouer les liens entre les peuples et démocratiquement légitimée. Le prince Alexandre de Yougoslavie, héritier de la dynastie légitime, offre la possibilité de ce recours à une monarchie démocratique et historiquement fondée. La solution royale offre un autre avantage : elle prend appui sur la Serbie, certes toujours accusée (non sans raisons…) de vouloir tout dominer, mais qui est une véritable nation.
– C’est sur la nation serbe, démocratique et fédérative, qu’il est possible de renouer, fil après fil, des liens d’amitiés entre les peuples de Bosnie-Herzégovine, et de recréer, avec beaucoup de garanties et d’infinies précautions, des relations de confiance entre la Serbie et la Croatie. Là encore, la monarchie qui a présidé à la réunion des Serbes, des Croates et des Slovènes dans un seul royaume, se présente comme une solution possible, dans l’ordre de la raison politique, de la mémoire et du sentiment.
– Il faut d’ores et déjà envisager la constitution d’une Entente balkanique, nécessaire à la résolution de conflits latents (une extension de la guerre à la Macédoine impliquerait les Grecs et les Bulgares…) et indispensable au développement du Sud-Est européen. Ceci dans la perspective de la Confédération européenne envisagée par François Mitterrand dans la droite ligne du projet gaullien de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural.
Libérer l’Europe de l’emprise américaine
Cette architecture yougoslave, balkanique et européenne, est un projet à long terme. Celui-ci n’a aucune chance d’exister si les États-Unis continuent de dominer une Europe fragmentée, au nom d’un moralisme paradoxalement professé par une puissance violemment hégémonique, par un État racial qui agit selon des ambitions inacceptables ; celles, avérées, qui se confondent avec les intérêts commerciaux américains ; celles, probables, qui se traduiraient par une réorganisation des États balkaniques sur une base ethnique (culturelle ? religieuse ? raciale ?) parfaitement abstraite et qui provoquerait de nouvelles tragédies. N’oublions pas les Musulmans du Sandjak de Novi-Pazar qui fait partie de la Serbie, les Hongrois qui peuplent une partie de la Voïvodine, les Albanais chrétiens orthodoxes ou catholiques…
S’il faut arracher l’Europe à l’hégémonie américaine, il est indispensable de faire de la Russie un élément indispensable du nouvel équilibre européen en l’associant étroitement, en raison des liens historiques qui l’unissent à la Serbie et à la Bulgarie, à la politique de paix dans les Balkans puis à l’organisation de la sécurité collective sur le continent européen. La France est appelée à jouer un rôle majeur dans la réalisation de ce projet confédéral européen, dès qu’elle aura retrouvé sa tradition diplomatique et militaire d’indépendance à l’égard des superpuissances.
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BIBLIOGRAPHIE Faute de pouvoir donner les citations et les références qui justifient certaines des affirmations contenues dans cet article nous conseillons les ouvrages suivants :
Xavier Bougarel, Bosnie, anatomie d’un conflit, La Découverte, 1996 ; Georges Castellan, Histoire des Balkans, Fayard, 1991. Alexandre Popovic, Les Musulmans yougoslaves, L’Age d’Homme, 1990 ; Revue Hérodote, Balkans et Balkanisation, n° 63, 4e trimestre 1991, et La Question serbe, n° 67, 4e trim. 1992 ; Bertrand Renouvin, Les relations culturelles entre la France et l’Europe centrale et orientale ; Les relations économiques entre la France et l’Europe centrale et orientale – La Documentation française.
Article publié dans le numéro 727 de « Royaliste » – 19 avril 1999
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