Balkans : Entretien avec Georges Castellan

Déc 30, 1991 | Chemins et distances

 

Comprendre les origines de la nouvelle tragédie qui frappe les peuples et les nations de Yougoslavie suppose que l’on remonte loin dans l’histoire des Balkans. Nul ne pouvait mieux nous la faire connaître que Georges Castellan, professeur émérite de l’Université Paris III et professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales, qui vient de publier une « Histoire des Balkans ».

 

Royaliste : Pourquoi commencer cette histoire des Balkans au 14è siècle, et pourquoi l’arrêter en 1945 ?

Georges Castellan : Votre question me permet de préciser que je n’ai pas voulu écrire un livre à partir de l’actualité puisque cet ouvrage aurait dû paraître un an avant les événements qui frappent la Yougoslavie. Quant à mon point de départ, j’aurais pu le fixer dans les premières civilisations historiques ou encore en 1453, qui est l’année de la prise de Constantinople par les Ottomans. Mais comme cette victoire est le résultat d’un processus qui a duré un peu plus d’un siècle, j’ai fait partir mon livre de 1380 – donc du début de la conquête des Balkans.

Si j’ai choisi comme point d’arrivée la fin de la guerre, c’est que, à mon avis, pendant la période du socialisme, le cœur des Balkans n’a pas été dans les Balkans mais à Moscou. Sauf la Grèce dont le cœur était à Washington… Cela dit, j’ai fait une longue conclusion pour essayer de montrer en quoi l’histoire que je raconte peut aider à la compréhension des problèmes actuels.

Royaliste : Pourquoi parlez-vous des Ottomans, et pas des Turcs ?

Georges Castellan : Les deux termes doivent être soigneusement distingués. Les Turcs, c’est le peuple qui a voulu se constituer un État national avec Atatürk. Avant 1923, le Sultan n’était pas sultan des Turcs : c’était un sultan ottoman, regroupant sous son autorité des peuples variés – toute la péninsule arabique, le Moyen-Orient etc. Il faut d’ailleurs remarquer que les grands vizirs étaient Albanais ou Grecs, aussi bien que Turcs. L’empire ottoman n’était pas un empire national, ce qui a eu des conséquences pour l’histoire des peuples administrés par la Porte.

Royaliste : Vous portez à ce propos un jugement nuancé sur ce que l’on considère d’ordinaire comme une oppression…

Georges Castellan : La période ottomane a fait l’objet de discussions très vives et les chrétiens des Balkans parlent du « joug ottoman ». Il faut y regarder de plus près car les problèmes de 1991 ne peuvent être compris sans référence à cette période. La domination ottomane a donc commencé dans les Balkans au 14è siècle et s’est terminée en 1804-1815 pour les Serbes, en 1830 pour les Grecs, en 1878 pour les Bulgares, en 1912 pour les Albanais. Pendant quatre ou cinq siècles, ces peuples ont vécu à l’intérieur d’un empire, et non pas sous une « occupation » car une occupation qui dure quatre ou cinq siècles ne peut plus être considérée comme telle.

Mais administrés comment ? Il est vrai que cette administration a été mal ressentie par les peuples chrétiens – séparés de Rome depuis le schisme de 1054. Observons cependant que les chrétiens n’ont pas été exterminés ; l’installation des Ottomans s’est souvent faite grâce à des princes chrétiens : les Byzantins se sont servis des Ottomans contre les Serbes, les Serbes contre les Bulgares. Mais cet empire était musulman : le Sultan prétendait être le Calife, c’est-à-dire le chef des musulmans, et la règle de cet empire était la charia, la loi musulmane. Ce qui posait le problème des rapports entre l’administration et les administrés : les chrétiens, qui ne pouvaient pas accepter la charia, se trouvaient mis « entre parenthèses ». On en est donc arrivé à un mode d’organisation qui s’appelle le Millet : les chrétiens ont constitué une sorte de communauté autogérée par le chef de leur confession religieuse, c’est-à-dire le patriarche de Constantinople. La hiérarchie ecclésiastique a donc été, jusqu’à un certain point, une structure administrative – le pouvoir du sultan se déchargeant volontiers sur le clergé orthodoxe de la levée des impôts etc.

Des turcophiles passionnés ont voulu voir là une preuve de l’extraordinaire tolérance des Ottomans. Je me méfie de ces enthousiasmes excessifs mais il faut voir les choses comme elles sont : le Moyen-Age chrétien avait connu des statuts semblables avec par exemple le statut des Juifs ; en Pologne, ils formaient une communauté qui s’administrait elle-même, et nous savons que les choses n’étaient pas idylliques. Il en était de même dans l’empire ottoman : les chrétiens s’auto-administraient, mais ils étaient soumis à un impôt spécial parce qu’ils ne pouvaient pas porter les armes ni entrer dans l’administration qui se faisait sur la base de la loi musulmane, sauf s’ils se convertissaient : c’est la fameuse histoire des enfants enlevés à leurs parents, qui devenaient des pages et qui pouvaient occuper jusqu’à la fonction de grand vizir.

Pendant la période ottomane, on peut dire que les chrétiens ont été des citoyens de seconde zone, avec des droits civils mais sans droits politiques ; cela a permis aux peuples chrétiens – serbes, bulgares, albanais – de conserver leur langue et leur religion. C’est là un point très important car le renouveau nationaliste du 19è siècle s’est justement fait sur la base de la langue et de la religion.

Royaliste : L’influence de cette période ottomane est-elle encore sensible ?

Georges Castellan : Ceux qui sont allés dans les Balkans ont vu des minarets et entendu des muezzins dans certaines régions, sauf en Grèce où la plupart des mosquées ont été détruites au moment de la guerre d’indépendance. N’oublions pas non plus la cuisine orientale, l’architecture des maisons, le café turc… Les Balkans ont été imprégnés d’une civilisation qui a laissé des traces plus ou moins bénéfiques : par exemple les administrations balkaniques ont gardé l’habitude du bakchich.

Royaliste : Comment s’affirme le mouvement des nationalités dans les Balkans ?

Georges Castellan : Ce mouvement s’inspire de la philosophie des Lumières, des idées de la Révolution française et de l’empire napoléonien (qui s’étend aux provinces illyriennes) et du romantisme allemand – Herder surtout, pour qui la langue est l’élément essentiel de la définition de la nationalité. Les peuples ont été travaillés par ces idées. D’autre part, l’empire Ottoman était en crise en raison de la médiocrité de certains sultans mais surtout parce qu’il n’avait pas connu le développement de l’Occident. Au fil des siècles, un fossé s’est creusé : l’empire n’a pas connu la Renaissance, la Réforme, le mouvement des sciences et des techniques. Au contraire, les empires voisins se sont développés (les Habsbourg, les Russes à partir de Pierre le Grand) et ils ont soutenu la révolte des chrétiens. C’est pourquoi le domaine ottoman va se réduire comme une peau de chagrin et être peu à peu remplacé par des États qui se veulent nationaux.

Royaliste : A quoi se heurte cette volonté ?

Georges Castellan : La Serbie correspond au peuple serbe, la Bulgarie au peuple bulgare… mais aussi à bien d’autres peuples et c’est là un problème fondamental, qui explique la situation actuelle. Cette région a vécu pendant cinq siècles à l’intérieur d’un empire ; les habitants de cet empire, volontairement ou non, ont constitué un extraordinaire mélange de populations. Or ces peuples se sont trouvés avec un rêve, qui était un rêve français : celui de l’État-nation. Ils ont donc tenté de définir des États-nations mais il était impossible de tracer des frontières englobant un seul peuple. L’essentiel des problèmes que nous connaissons aujourd’hui vient de là. C’est particulièrement frappant en Yougoslavie : la frontière de l’actuelle Bosnie-Herzégovine a été jusqu’en 1878 la frontière entre les Ottomans et les Habsbourg ; c’était une frontière militaire, c’est-a-dire une bande de territoire ou vivaient des paysans-soldats, qui étaient souvent des Serbes fuyant l’empire ottoman. C’est pourquoi nous avons des groupes serbes répartis sur l’ancienne frontière. Il faut bien comprendre que l’idée de l’État-nation était et est impossible à réaliser dans les Balkans.

Royaliste : Peut-on dire qu’il y a eu, en outre, des créations artificielles comme la Yougoslavie ?

Georges Castellan : On nous explique que la Yougoslavie a été créée par les Alliés en 1918 : c’est faux ! Elle a été créée par un mouvement yougoslave qui est apparu dans les années quarante du 19è siècle, et qui a pris deux allures différentes : à la veille des révolutions de 1848, on voit apparaître le rêve d’une réunion des Slaves du Sud à l’intérieur de la monarchie habsbourgeoise : ce mouvement s’appelle l’illyrisme car il prend sa naissance dans les provinces illyriennes. L’idée est de réunir les Slovènes et les Croates, qui font partie de l’empire, en une sorte d’unité politique. Puis il y a l’échec des révolutions de 1848 et on voit reparaître cette idée dans les années soixante sous une forme un peu différente car on estime alors que l’unité des Slaves du Sud pourrait être étendue à la Serbie, indépendante depuis 1830.

Lors du compromis austro-hongrois de 1867, les Slaves du Sud sont furieux et le mouvement yougoslave continue à exister dans la période de la double monarchie et, à Zagreb à la veille de la guerre de 1914, le parti le plus important souhaite l’union avec la Serbie. Pendant la guerre, les Croates et les Slovènes combattent sous l’uniforme autrichien, donc contre les Serbes. Certains Yougoslaves s’exilent et fondent à Londres un Comité qui va s’efforcer d’être reconnu comme gouvernement éventuel d’un État slave à constituer ; la Serbie est alors envahie, le roi et son gouvernement doivent se réfugier à Corfou, des contacts sont établis avec le gouvernement de Londres et c’est en juillet 1917 que Serbes, Croates et Slovènes publient une déclaration commune annonçant la création d’un État serbe, croate et Slovène sous l’autorité de la dynastie des Karageorgévitch. Cet État sera proclamé à Belgrade le 1er décembre 1918. Les Alliés n’anticipent pas : ils entérinent.

Royaliste : Pourquoi la haine actuelle entre Serbes et Croates ?

Georges Castellan : L’union de décembre 1918 a été créée sur un malentendu fondamental. Les Slovènes et les Croates voulaient réaliser l’État fédéral que les Habsbourg n’avaient pas été capables de faire. Les Serbes, quant à eux, terminaient la guerre du côté des vainqueurs, se considéraient comme les fondateurs de la Yougoslavie par leur victoire militaire, et le prince héritier Alexandre avait un tempérament autoritaire : autant d’éléments qui les incitaient à structurer eux-mêmes le nouvel État. D’où le refus de la première constitution par les Croates, et leur boycott du parlement. Lorsqu’ils y reviennent c’est le drame : le leader croate et deux de ses collègues sont abattus dans le Parlement en 1928, ce qui provoque en Croatie la colère que vous pouvez imaginer. Un an plus tard, le roi établi la dictature royale. Il sera assassiné par un Croate oustachi en 1934.

Royaliste : Qu’en est-il au juste de ces Oustachis ?

Georges Castellan : L’Oustacha a été fondée en 1930 par Ante Pavelic, avec le soutien de Mussolini. Son programme était de constituer un État croate indépendant, que Pavelic proclame en 1941 avec la bénédiction de l’occupant allemand et italien. Mais la définition de l’identité croate pose un problème difficile, que Pavelic résoudra en décidant que les Croates sont catholiques : ce qui déclenchera d’épouvantables massacres de Serbes, avec des actions de représailles de ces derniers, pendant que se déroule la guerre de libération menée par les Partisans de Tito et par les Tchetniks du général serbe Mihaïlovic. Tels sont les souvenirs terribles qui ont été réveillés et exploités par certains hommes politiques après l’effondrement du titisme et qui expliquent la guerre civile actuelle.

Royaliste : Qu’espérer aujourd’hui ?

Georges Castellan : J’ai des amis serbes et j’ai des amis croates, et je me refuse à prendre parti. Aux uns et aux autres, je dis depuis longtemps qu’il leur faut négocier, en fonction des identités nationales de chacun, afin de multiplier les accords entre voisins qui permettront que ces peuples connaissent un développement paisible et moderne.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 570 de « Royaliste » – 30 décembre 1991.

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