Maltraitées par les principaux médias en période de crise, ignorées dans l’ordinaire des jours, les questions balkaniques continuent de se poser de manière angoissante sur d’anciens territoires yougoslaves. Leur histoire et les événements qui s’y déroulent sont complexes mais pas incompréhensibles dès lors qu’on écoute ceux qui ont une connaissance intime de ces nations européennes. Ainsi Jean-Arnault Dérens, journaliste et historien, et Laurent Geslin, géographe, qui animent l’excellente équipe du Courrier des Balkans et qui évoquent ici la situation au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine.

Royaliste : Quels sont les principaux points de tension dans les Balkans ?

Laurent Geslin : D’abord la Bosnie qui est sous protectorat international depuis la signature des accords de Dayton en 1995. Ces accords ont mis fin à une guerre qui opposait les Serbes, les Musulmans et les Croates. Depuis le pays est séparé en deux entités distinctes : la Republika srbska et la Fédération croato-bosniaque. Les trois peuples parlent la même langue et n’ont pas la même religion. Mais la religion n’a pas été le facteur principal dans le déclenchement de la guerre. Ses causes furent d’abord politiques.

Ensuite le Kosovo qui est une région à majorité albanaise (90 % de la population). Entre 1999 et 2008, le Kosovo s’est trouvé dans un vide juridique presque total. Il reste 8 % de Serbes, soit 100 000 personnes sur 2 millions d’habitants et on estime que 300 000 ou 400 000 Serbes ont quitté le Kosovo depuis 1999. Il y a aussi des Roms qui ont beaucoup souffert de la guerre et des expulsions qui ont eu lieu ensuite ; des Goranis, qui sont des slaves musulmans et d’autres minorités.

Royaliste : Quel est le bilan des politiques internationales menées depuis vingt ans ?

Jean-Arnault Dérens : Je rappellerai des choses qui ont souvent été dites. Une formule a fait florès pendant longtemps : on a dit que l’éclatement de la Yougoslavie avait commencé au Kosovo et qu’il se terminerait au Kosovo. Rien n’est moins certain ! L’indépendance de cette province risque d’engager un nouveau cycle de décompositions et de recompositions.

À la fin des années quatre-vingt on parlait aussi d’une politique d’intégration assez rapide de la Yougoslavie. Le projet était réalisable. Le fait est qu’il n’a pas été réalisé. Les politiques européennes et plus largement les politiques internationales ont reposé sur deux principes simples :

– séparer les problèmes : on traitait le foyer de tension du moment en reportant à plus tard ce qui se passait dans la région voisine. Bien sûr, nul n’ignorait que tous les problèmes étaient liés. Par exemple, lors des négociations de Dayton en 1995, la question du Kosovo a été évoquée car la situation y était critique. Mais Slobodan Milosevic a dit aux Anglais et aux Américains que c’était une affaire intérieure et qu’il n’y avait pas lieu d’en parler. Les Anglais et les Américains lui donnèrent raison sur ce point. Quatre ans plus tard, l’Otan bombardait la Serbie et le Monténégro à cause du Kosovo ;

– à défaut de pouvoir apporter des solutions de fond, geler les statu quo en espérant que le temps permettrait de guérir les blessures et d’engager un dialogue constructif entre les protagonistes. Naïvement, on a attendu l’arrivée des générations nouvelles en pensant que les jeunes souhaiteraient la réconciliation. Mais on n’a pas vu que les jeunes des Balkans grandissaient dans des sociétés séparées et que c’étaient les vieux qui avaient l’expérience des relations entre les communautés. Il est aujourd’hui évident que le temps n’a rien arrangé.

Royaliste : Disant cela, pensez-vous plus particulièrement à la Bosnie-Herzégovine ?

Jean-Arnault Dérens : Oui. Le cadre institutionnel ne peut pas fonctionner et tout le monde le savait en 1995. Mais ce meccano apparaissait comme le résultat du seul compromis possible pour que les combats s’arrêtent. Mais on a alors placé la Bosnie-Herzégovine sous une lourde tutelle internationale : le pays a tous les attributs de la souveraineté, il est membre des Nations unies mais c’est de fait un protectorat. La tutelle est exercée par le Haut Représentant international, qui est mandaté par l’Union européenne et qui a des pouvoirs exorbitants. Les pouvoirs de Bonn permettent au Haut Représentant de démettre des fonctionnaires et des hommes politiques qui ne respectent pas le cadre institutionnel de Dayton et c’est aussi le Haut Représentant qui est le juge du respect des accords. Le même peut casser les lois votées par les différentes assemblées délibératives et créer de nouvelles institutions sans avoir besoin de trouver leur mode de financement : somme toute, il exerce un pouvoir absolu, ce qui est assez rare dans le monde d’aujourd’hui.

Royaliste : Comment se justifie-t-il ?

Laurent Geslin : Par d’excellentes intentions : lutter contre les nationalistes et les mafieux, favoriser l’avènement de la démocratie.

Jean-Arnault Dérens : C’est vrai. Mais cela se traduit concrètement par une contradiction fondamentale : comment ce maître tout-puissant peut-il prétendre que l’on va fabriquer une société démocratique ? Il n’y a pas de démocratie si les décisions prises par le peuple souverain peuvent être cassées par un fonctionnaire britannique ou slovaque.

Autre conséquence perverse : puisque les politiciens des trois entités connaissent la règle du jeu dictée par le Haut Représentant, ils ne cherchent pas à trouver des compromis : pour eux, il vaut beaucoup mieux se livrer aux joies de la surenchère nationaliste qui permet de gagner des voix.

Laurent Geslin : Ces dernières années, la suppression du Haut Représentant a été souvent évoquée. On ne le fait pas parce qu’on se trouve dans un cercle vicieux.

Jean-Arnault Dérens : En effet. On a fabriqué des démagogues nationalistes et on se refuse à leur rendre le pouvoir en supprimant le Haut Représentant qui était chargé de les écarter du jeu politique ! Prenons l’exemple du Premier ministre de la Republika srbska, Milorad Dodik, qui est présenté après 1995 comme LE démocrate serbe et qui bénéficie de ce fait du soutien massif des Américains. L’homme a des qualités et il s’entend bien avec les Croates et les Bosniaques. Mais, à l’été 2006, il a joué la carte de la surenchère nationaliste pour gagner les élections de 2006. Il réclame donc le droit à l’autodétermination et à la sécession pour la Republika srbska et il est élu avec une majorité écrasante.

Aujourd’hui, il est piégé par son discours de campagne et la Bosnie-Herzégovine est, comme le disait Laurent, un État sur le point d’éclater.

Royaliste : Cette logique perverse a été reproduite au Kosovo…

Jean-Arnault Dérens : Oui, avec des circonstances aggravantes ! La Bosnie-Herzégovine est un État reconnu en droit international et qui était également reconnu par les pays voisins puisque Tudjman et Milosevic avait approuvé les accords de Dayton.

Le Kosovo est en droit une province autonome de la République de Serbie. Les bombardements de 1999 se sont déroulés hors de tout cadre de droit international. Cette campagne aérienne de l’Otan n’a pas été un succès : malgré un déluge de feu, les pertes de l’armée serbe ont été dérisoires. Une offensive terrestre aurait été très coûteuse en vies humaines et la guerre s’est terminée par un compromis :

1° La Serbie obtient que son armée et sa police se retirent en bon ordre du Kosovo ;

2°La résolution 1244 interdit absolument aux troupes de l’Otan qui vont se déployer au Kosovo de franchir les frontières de la province alors que l’annexe de Rambouillet envisageait un déploiement des troupes de l’Otan sur le territoire serbe. Après trois mois de guerre, ce que demande l’Otan est inférieur à ce qu’elle demandait auparavant. Ce fut une victoire pour Milosevic.

3°Le Kosovo est placé sous l’administration des Nations unies et son statut final sera décidé par le Conseil de Sécurité des Nations unies. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, que revendiquent les Albanais, est soumis à un principe supérieur : l’intégrité et la souveraineté territoriale des États. Ipso facto, la résolution 1244 ferme totalement les portes de l’indépendance.

Laurent Geslin : Le discours tenu aux Albanais du Kosovo par les représentants occidentaux complique encore la situation : on leur dit clairement que l’Otan est intervenue pour soutenir la cause albanaise – l’indépendance ; et on leur explique que le protectorat exercé par la Minuk, mission des Nations unies, est une phase de transition vers une indépendance inéluctable.

En fait, quand la Mission s’est mise en place, son mandat était flou et les moyens financiers étaient des plus réduits. Sous l’égide de Bernard Kouchner, on a décidé de créer une société multiethnique mais on a assisté en juin 1999 à un nettoyage ethnique qui a visé toutes les minorités du Kosovo : Serbes, Roms, Turcs… et en présence des soldats de l’Otan.

Huit ans plus tard, on constate que le bilan de la Minuk est accablant : malgré l’injection de sommes considérables, l’économie est dans une situation catastrophique, avec un taux de chômage de 60 %, les barrières ethniques sont insurmontables. La création d’un État de droit est un échec total et les brigandages de toutes natures affectent l’ensemble de la population.

Royaliste : Quelle a été l’action de l’Union européenne ?

Laurent Geslin : En 1990, la Communauté Économique Européenne n’a pas été capable de prendre la mesure des enjeux et des défis. Lorsque les conflits ont éclaté, entre Serbes et Croates, puis en Bosnie-Herzégovine, les Européens de l’Ouest ont couru après les incendies sans parvenir à les éteindre. Après 1995, la CEE n’a pas été capable de mettre en œuvre une sorte de plan Marshall du pauvre ni de tenir ses propres engagements en matière d’intégration.

Aujourd’hui, nous voyons que l’Union européenne est très divisée sur la question du Kosovo et qu’elle n’a pas été capable d’avoir une politique commune et de trouver une solution au conflit. À Bruxelles et ailleurs, on s’est bercé d’illusions.

Jean-Arnault Dérens : Au Kosovo, il n’y a pas de bonne sortie de crise. Le protectorat était devenu insupportable pour les Albanais du Kosovo et il n’était pas question qu’ils acceptent la souveraineté serbe. Mais la résolution 1244 qui reconnaît la souveraineté serbe sur le Kosovo ne peut être remplacée que par une autre résolution – que les Russes rejettent.

Dans ces conditions, l’indépendance du Kosovo est très mal engagée : la question de la minorité serbe reste dramatiquement ouverte et elle risque de provoquer des réactions en chaîne : les Serbes de Bosnie peuvent demander leur indépendance, les Albanais de Macédoine peuvent demander plus d’autonomie…

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 924 de « Royaliste » – 14 avril 2008.

Jean-Arnault Dérens & Laurent Geslin, Comprendre les Balkans – Histoire, sociétés, perspectives, Éd. Non-lieu.

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