Voici un peu plus de vingt ans, la dislocation de la République fédérative de Yougoslavie ouvrait une période de sanglants conflits qui aboutirent à la création de nouveaux États. Historien, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, Jean-Arnault Dérens situe ces événements dans l’histoire de cette partie des Balkans avant d’évoquer la renaissance de l’idée yougoslave sous diverses formes : yougonostalgie, titostalgie, sentiment d’appartenance à la yougosphère.

Royaliste : Qu’appelait-on Yougoslavie ?

Jean-Arnault Dérens : La Yougoslavie a connu plusieurs formes. La Yougoslavie socialiste et fédérale a disparu il y a à peu près vingt ans, elle succédait à la première Yougoslavie, la Yougoslavie royale, née après 1918 selon des idées débattues au siècle précédent. La Première Guerre mondiale entraîne l’effondrement prévisible de l’empire ottoman et celui beaucoup moins prévisible de l’empire des Habsbourg. Les puissances alliées donnent la prime à la Serbie, qui s’est battue dans leur camp, au détriment du Monténégro qui a lutté non moins courageusement : le roi du Monténégro fut assigné à résidence en France pour permettre au roi de Serbie de réaliser la création d’un ensemble qui s’appelle d’abord le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes et qui deviendra en 1931 le royaume de Yougoslavie. Les frontières de cette première Yougoslavie sont les mêmes que celles de la seconde Yougoslavie après 1945.

Le royaume des Karageorgévitch se caractérise par un très grand centralisme, surtout à partir de 1929 mais je veux souligner qu’il y a un énorme malentendu dans la création de cet État. Beaucoup d’intellectuels croates étaient favorables à la création d’un royaume commun aux Serbes, aux Croates et aux Slovènes mais ils n’imaginaient pas que ce nouvel État serait centralisé autour de Belgrade. L’incompréhension entre Belgrade et les intellectuels croates et slovènes s’installe dès 1918….

Autre problème : le royaume inclut des populations qui ne sont pas slaves : Hongrois au nord, Albanais au sud-est, Roms, Italiens sur la côte dalmate, Allemands. Toute la vie politique de la première Yougoslavie est dominée par les questions nationales. Le Parti paysan croate est alors la principale force d’opposition. Le Parti communiste est un autre acteur politique majeur bien qu’il soit mis hors la loi en 1921, alors qu’il avait obtenu 25 % des voix l’année précédente. Sa ligne dans les années vingt est antiyougoslave, selon les consignes du Komintern, ce qui lui vaut beaucoup de sympathies parmi ceux qui ne sont pas serbes.

Royaliste : Que se passe-t-il après l’attaque allemande de 1941 ?

Jean-Arnault Dérens : Belgrade résiste glorieusement mais l’armée se débande en quelques jours face aux troupes de l’Axe. Le royaume est alors partagé entre plusieurs zones d’occupation – italienne, allemande, bulgare – avec la création en Croatie et en Bosnie-Herzégovine de l’État indépendant croate dirigé par le petit groupe des Oustachis qui agit sous protection allemande. En Serbie, un État collaborationniste est également mis en place.

Deux mouvements de résistance apparaissent : les Tchetniks – l’Armée royale dans la patrie, selon son appellation officielle – formé par des officiers fidèles au gouvernement royal en exil à Londres. Après 1942, les Tchetniks entrent en compétition avec les Partisans communistes et, perdant du terrain, ils se déportent de plus en plus vers la collaboration avec les Allemands – mais ils ont aussi collaboré en Serbie orientale avec l’Armée rouge contre les Partisans de Tito.

Du côté des Partisans, qui sont militairement très efficaces, l’état-major est pluriethnique puisque les communistes agissaient avant la guerre sur tout le territoire yougoslave. Sur le plan politique, un projet est très vite défini : celui d’un État socialiste et fédéral qui va rencontrer un écho considérable dans tous les peuples et particulièrement chez ceux qui sont pris entre le marteau et l’enclume : ainsi les Bosniaques qui sont pris entre les Tchetniks et les Oustachis, ainsi les Croates qui refusent le régime oustachi et qui sont soumis aux exactions des Tchetniks. De plus, fin 1943, les Anglais abandonnent les Tchetniks pour soutenir les communistes. Le 29 novembre 1943, la naissance de la Yougoslavie fédérale et socialiste est proclamée lors de la seconde réunion du Conseil de la Résistance à Jajce en Bosnie centrale.

Royaliste : Qu’en est-il de ce fédéralisme yougoslave ?

Jean-Arnault Dérens : Le fédéralisme yougoslave est initialement une copie conforme du fédéralisme soviétique. La rupture de 1948 est provoquée par le fait que Tito a une légitimité que ne possède aucun autre dirigeant d’une démocratie populaire. Cependant, le régime yougoslave a connu une très grande plasticité : l’autogestion s’est inventée en marchant et son bilan n’est pas nul. À partir des années soixante, il y a des débats intellectuels qui sont très proches de ceux que l’on connaît en Europe de l’Ouest et l’on voit bien que la Yougoslavie fait partie d’un monde européen ouvert. Avec une grande fierté, les Yougoslaves pouvaient montrer que leur passeport leur permettait de voyager sans visa dans les pays du bloc socialiste, dans tous les pays du tiers monde à cause du non-alignement et dans tous les pays occidentaux.

Cette liberté culturelle s’accompagnait du monopole de la Ligue des communistes et se heurtait à un tabou majeur : la question nationale. On pouvait critiquer largement le fonctionnement de l’économie et la corruption dans le Parti mais il était interdit d’évoquer le problème des équilibres nationaux. Une des grandes erreurs du titisme a été d’imposer une chape de plomb sur les épisodes de la Seconde Guerre mondiale sans pouvoir empêcher ce qui se disait dans les familles et dans la diaspora : cette fermentation s’est étendue peu à peu et après la mort de Tito elle a emporté le pays tout entier. Mais l’éclatement de la Yougoslavie est aussi, fondamentalement, une conséquence de la fin de la Guerre froide : la position neutraliste qui était confortable et qui avait assuré le prestige de la Yougoslavie dans le mouvement des non-alignés n’avait plus de raison d’être.

Royaliste : Après les guerres, l’idée yougoslave n’a pas disparu…

Jean-Arnault Dérens : En effet, depuis quelques années, on parle de yougosphère et de yougonostalgie. La yougonostalgie est la nostalgie d’un pays qui n’est plus. Elle a une forme particulière : la titostalgie. La ville natale de Tito, Kumrovec, est un lieu de pèlerinage incessant – surtout au mois de mai, qui n’est pas le mois de Marie mais le mois de Tito – alors que la ville est en Croatie. Depuis cinq ans, il y a retour à la tradition de la stafeta – la course de relais qui avait lieu à travers la Yougoslavie – et cette course s’achève à Belgrade devant la tombe de Tito. Le grand succès cinématographique de la région est, cette année, un documentaire sur Tito et le cinéma. Il faut se souvenir qu’une des grandes gloires du cinéma yougoslave, c’étaient les films de Partisans et ces films ont toujours un très grand succès aujourd’hui.

Cette nostalgie est commune à des gens qui ont connu la Yougoslavie et à ceux qui ne l’ont pas connue mais qui ont entendu les récits de leurs parents. C’est la nostalgie d’un grand État, puissant et respecté sur la scène internationale. C’est aussi la nostalgie d’une société où l’on vivait mieux qu’aujourd’hui sur le plan économique car les Yougoslaves avaient un pouvoir d’achat très comparable aux moyennes occidentales. Dans les années quatre-vingt-dix, les gens ont connu des salaires de 50 marks dans des économies complètement effondrées. La remontée a été très lente : elle a été effective après l’an 2000 ; vers 2006-2008, dans les grandes villes de l’ancienne Yougoslavie, il redevenait possible de vivre de son salaire, louer un appartement, acheter une voiture à crédit, partir en vacances.

Hélas, tout s’est à nouveau effondré à partir de 2008 : les États de la région ne peuvent boucler leurs budgets qu’avec des crédits du FMI alors que dans les années 2000 les crédits venaient de l’Union européenne qui imposait quelques principes – notamment la lutte contre la corruption qui impliquait qu’on paie correctement les policiers, les juges, les enseignants et les médecins. Aujourd’hui, l’Union européenne a perdu ce rôle de principal bailleur de fonds et de prescripteur politique. Le FMI, quant à lui, n’a qu’une seule préoccupation : réduire les budgets publics donc baisser les salaires des professions dont je viens de parler ; du coup, la corruption se développe à nouveau.

En Serbie, un tiers de la population active était au chômage en 2012. Le Kosovo compte 60 % de chômeurs. En Serbie, la transition économique s’est faite dans les années 2000 et elle a consisté à vendre toutes les entreprises publiques – sauf le combinat de Bor qui, en raison de la hausse du cours du cuivre, paie de bons salaires et embauche ! Toutes ces entreprises publiques ont été bradées pour une bouchée de pain puis revendues avec profit à des sociétés belges, hongroises, italiennes, suédoises… La Serbie et tous les pays de la région se retrouvent avec une classe d’aventuriers qui risquent la prison. Il est donc normal qu’on soit nostalgique de la Yougoslavie.

Royaliste : Parlons de la yougosphère…

Jean-Arnault Dérens : La yougosphère part d’un constat juste : ce qui a été ne sera plus. Malgré cela, il y a le constat, non moins juste, des innombrables liens entre les pays qui composaient la Yougoslavie. Les livres, les spectacles, les films circulent. Les entrepreneurs des différents pays s’associent pour des affaires qui, je l’ai dit, ne sont pas toujours honnêtes. Malgré les grandes affirmations nationalistes, tout le monde s’entend très bien, surtout pour les affaires. Cette proximité culturelle et ces relations économiques posent beaucoup de questions sur l’intégration européenne. Certes, tout le monde est aujourd’hui pro-européen mais tout le monde sait que l’intégration n’est pas pour demain, sauf la Croatie qui va rentrer dans l’Union en juillet. Dès lors, la yougosphère peut prendre trois aspects :

– on peut envisager la création de nouveaux cadres régionaux formels ou informels, ce qui n’a jamais été prévu par l’Union européenne. Ce serait un cadre pour l’intégration future ;

– la yougosphère pourrait, si l’intégration ne se fait pas, être une alternative : l’idée n’est plus taboue même si subsiste la langue de bois européenne ;

– il y a enfin de nouveaux paradigmes politiques : on assiste depuis quelques années à l’apparition de nouveaux courants de gauche post-nationalistes, animés par des jeunes gens qui n’ont pas connu les guerres. Les anciennes figures historiques de la gauche, qui sont libérales et pro-européennes, sont vieillissantes et sont prises en porte-à-faux par le délitement de la perspective européenne. Les nouveaux courants de gauche sont hostiles à l’Union européenne et s’inscrivent dans une nouvelle koïnè balkanique – les Croates et les Serbes ayant des liens entre eux et avec les Grecs.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1033 de « Royaliste » – 15 avril 2013.

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