Journaliste et écrivain, ancien présentateur du journal télévisé de la RTBF, ancien parlementaire européen, Luc Beyer de Ryke, francophone de Gand, a consacré plusieurs de ses ouvrages à la Belgique. Dans un livre récemment publié, il expose les mythes fondateurs de la Belgique et montrent comment ils ont été exploités par les courants politiques belges – surtout les nationalistes flamands qui ont forgé un imaginaire historique utile à leur visée séparatiste.

Royaliste : Ce nouveau livre sur la Belgique explore des mythes. Pourquoi ?

Luc Beyer de Ryke : Ce qui est au cœur de la crise, c’est ce que chantait Gainsbourg : « je suis venu te dire que je m’en vais ». Le problème, c’est de savoir si la Flandre est venue nous dire qu’elle s’en va. L’essentiel, c’est en effet le problème communautaire. Mais il y a aussi toutes les alluvions du passé : elles font de la Belgique un ensemble très complexe, que les Belges connaissent fort mal. Dans mon livre, j’ai donc tenté de reprendre les faits historiques, de voir comment ils ont été rapportés et déformés, puis comment ils ont été ou sont instrumentalisés dans la politique actuelle de la Belgique.

Royaliste : Vous dites que des Belges ont voulu recréer une Lotharingie…

Luc Beyer de Ryke : Clovis ne pouvait pas être le premier roi des Belges mais on a cultivé au XXe siècle le mythe lotharingien. Le baron Pierre Nothomb, grand-père d’Amélie Nothomb, maurrassien belge, a voulu créer une grande Belgique qui aurait coïncidé avec la Lotharingie. Il envisageait donc d’annexer le Grand-Duché de Luxembourg, une partie de l’Allemagne et le Limbourg hollandais. Notez que la Lotharingie est à la fois un mythe et une réalité puisqu’il existe une Grande Région européenne qui comprend la Lorraine, le Grand-Duché, les cantons de l’Est dits rédimés. Ses représentants se réunissent une fois par an sous l’égide de la Communauté européenne.

Royaliste : De même qu’Alésia, nous avons oublié en France la bataille de 1302. Pas les Belges !

Luc Beyer de Ryke : En effet ! La bataille des Éperons d’or emporte tout ! C’est l’année où les communiers flamands battent l’armée du roi de France Philippe IV le Bel sur le champ de bataille de Groeninghe et arrachent les éperons d’or des chevaliers français morts au combat pour en décorer la cathédrale de Courtrai. Ce n’est que très marginalement une bataille linguistique : elle s’inscrit dans la lutte des villes contre le pouvoir central incarné à l’époque par le roi de France.

Cette victoire des communiers a eu en 1302 un retentissement considérable dans toutes les villes de Flandre – Gand, Courtrai, Lille, Douai, Arras. Mais c’est au XIXe siècle que le mythe de la bataille des Éperons d’or va prendre consistance. Le point de départ, c’est le livre écrit par Hendrik Conscience, fils d’un Français qui s’était établi à Anvers où il s’était marié avec une accorte anversoise. Épris de la Flandre, le jeune Hendrik a publié le récit de la bataille sous le titre De Leeuw van Vlaanderen (Le Lion de Flandre). Le livre a obtenu un très vif succès et il est devenu emblématique pour le nationalisme flamand. Mais Hendrik Conscience, qui a participé à la révolution de 1830, ne voulait pas la destruction de la Belgique. D’ailleurs, Léopold I er lui accordera des subsides, il sera décoré et on lui fera des funérailles nationales.

Royaliste : Pourquoi insistez-vous sur le flamingantisme en soutane ?

Luc Beyer de Ryke : Toute une lignée de prêtres, vicaires du plat pays, s’est sentie proche du petit peuple qui est flamand. Il y a Guido Gezelle, que Frédéric Mistral considère comme le félibre flamand ; ce n’est pas un militant mais il chante la bataille des Éperons d’or. Il y a Hugo Verriest et son élève Albrecht Rodenbach qui est une des figures emblématiques du nationalisme flamand dont on cite toujours deux vers qui sonnent comme un cri de ralliement : Vliegt de Blauwvoet / Storm op zee ! : « Vole, fou de Bassan, Tempête sur la mer ! ». Il faut aussi évoquer Cyriel Verschaeve, ordonné prêtre en 1911 à son retour d’Iéna où il s’est convaincu que le flamand appartenait au monde germanique. Pendant la Première Guerre mondiale, Cyriel Verschaeve se montre proche des activistes flamands soutenus par l’Allemagne qui menait habilement sa Flamenpolitik. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il collabore de nouveau avec les Allemands, célèbre la Waffen SS Langemark comme le sel de la Flandre et sera condamné à mort par contumace. Plus tard, un commando flamand enlèvera le cadavre de Cyriel Verschaeve du couvent du Tyrol où il était enterré afin de l’inhumer dans son village natal.

Royaliste : Le mythe de 1302 était-il très puissant chez les Flamands passés à la Collaboration ?

Luc Beyer de Ryke : Oui, assurément. J’ai retrouvé un livre de René Lagrou, Wy verdachten (Nous suspects), qui raconte comment ce nationaliste arrêté en 1940 puis interné en France et libéré par les Allemands, devint le Premier ministre d’un éphémère gouvernement flamand en exil et le fondateur de l’Algemeene-SS Vlaanderen. Dans ce livre, il écrit à propos de 1302 que « À cette fantastique victoire flamande nous devons le maintien du caractère thiois de nos régions et l’Allemagne, peut-être l’intégrité de sa frontière du Rhin. Le 11 juillet 1302 a rendu le 20 juin 1940 possible. » – c’est le 20 juin que la France capitule.

La bataille des Éperons d’or se retrouve à toutes les étapes du mouvement flamand, d’une manière fasciste, d’une manière national-socialiste mais aussi d’une manière démocratique, parce que, aujourd’hui, la fête de la communauté flamande, c’est le 11 juillet ! J’avais déjà souligné dans un livre antérieur, Les Lys de Flandre, que Luc Van den Brande, ministre-résident du gouvernement flamand en 1999 et nationaliste résolu, préparait la séparation la Flandre pour 2002, en référence au 700e anniversaire de la bataille. Mais la chute du gouvernement à cause du poulet à la dioxine a entraîné l’arrivée d’un nouveau Premier ministre, le libéral Guy Verhofstadt, lui aussi flamand mais qui n’a pas fait aboutir le projet de séparation.

Royaliste : Quels sont les autres mythes fondateurs ?

Luc Beyer de Ryke : Nombre d’allusions au passé visent à donner une structure à ce pays de l’entre-deux qu’est la Belgique : nous sommes en effet situés au point de fracture entre la romanité et la germanité. La Lotharingie, la Bourgogne et l’orangisme visent à opérer une synthèse. La Bourgogne est un véritable mythe fondateur : Philippe Le Bon avait réuni, à l’exception de la province de Liège, toutes les terres qui constituent la Belgique actuelle ; pour le meilleur et pour le pire, la Bourgogne a une résonance beaucoup plus forte en Belgique qu’en France. Il y a eu le désir de reconstituer la Grande Bourgogne : tel était le projet de Léon Degrelle, chef du Rex, qui a eu énormément d’adhérents avant la guerre, du moins jusqu’au jour où le cardinal Van Roey a jeté l’anathème sur le mouvement rexiste. Degrelle, chef de la Légion Wallonie, se vantait d’avoir convaincu Hitler de favoriser l’idéal bourguignon – mais aussi Roosevelt qui, selon les archives publiées après la guerre, avait inscrit ce projet dans son plan de démantèlement de la France.

Quant au mythe orangiste, il s’était constitué autour d’un homme doté d’une forte personnalité : Joris Van Severen. C’était un catholique flamand, un francophone de Waken, petit village de Flandre Orientale, qui avait épousé la cause flamande, un moine soldat très différent de Léon Degrelle mais qui militait lui aussi pour la reconstitution des 17 Provinces. Cet admirateur de Maurras avait créé un mouvement fasciste, le Verdinaso (l’Union des national-solidaristes thiois). Mais Van Severen détestait Hitler et il commanda à ses hommes un total dévouement à la Belgique quand la guerre éclata. Je raconte dans mon livre comment il a été tué à Abbeville par des soldats français à la suite d’une bavure, d’un malentendu ou d’un complot.

Royaliste : Tous ces mythes sont-ils flamands ?

Luc Beyer de Ryke : Pour l’essentiel oui. Mais les Wallons cultivent le mythe du rattachisme et la bataille de Waterloo y joue un rôle essentiel. Je vous ai parlé des prêtres flamingants mais il y a aussi des prêtres rattachistes : l’abbé Mahieu par exemple, vouait un culte à la Vierge Marie, au Sacré cœur et au coq wallon, qu’il faisait défiler ensemble ! Il a été le fondateur du Souvenir napoléonien, association qui existe toujours et qui a édifié un monument à l’Aigle blessé. Le premier rassemblement a réuni 14 personnes, mais on en a compté 10 000 avant la guerre – ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Parmi les écrivains rattachistes, il faut citer Marcel Thiry, Charles Plisnier, qui était d’extrême gauche, mais il y a eu aussi des hommes politiques libéraux comme Jean Gol qui était le chef du Parti libéral. Aujourd’hui, le courant rattachiste représente 2 % de l’électorat mais il pourrait rassembler 15 ou 20 % des électeurs si la Flandre devenait indépendante.

Royaliste : Vous évoquez aussi un mythe du Congo et de Léopold II…

Luc Beyer de Ryke : Le Congo a été très important et il y a toute une mythologie autour de Léopold, que nous avons considéré comme le plus grand de nos rois. Mais ce mythe est aujourd’hui très écorné car, au Congo, propriété du roi jusqu’en 1909, il y a eu des cruautés parfaitement inadmissibles, sans qu’on puisse parler de génocide. Joseph Conrad a dénoncé ces méthodes mais les Anglais qui évoquaient ces atrocités n’agissaient pas seulement par humanisme. Roi de la toute petite Belgique, troisième puissance industrielle du monde – grâce à une exploitation éhontée des ouvriers – Léopold II s’était joué de ces deux grandes puissances qu’étaient l’Angleterre et la France et avait conquis le Congo avec une centaine d’hommes. J’ajoute que la politique de l’État belge n’a jamais ressemblé à celle de Léopold II.

Royaliste : Un mot sur le mythe du roi chevalier ?

Luc Beyer de Ryke : Je ne vais certainement pas charger le roi Albert : c’était un homme prudent, qui avait le souci de son pays. Mais ce que je dis là s’inscrit à des années-lumière du mythe du roi chevalier qui est cultivé par la droite – je pense parmi d’autres à Olivier d’Ormesson – comme par la gauche. Il est vrai que le roi Albert avait refusé de mater des grèves au Congo alors qu’il était duc de Brabant. Quant à la Belgique, il avait compris la puissance du flamingantisme et celle du socialisme – et savait qu’il fallait composer. Camille Huysmans, socialiste belge qui à sa mort ressemblait à Rascar Capac dans Tintin, l’admirait beaucoup…

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 993 de « Royaliste » – 6 juin 2011

Luc Beyer de Ryke, La Belgique et ses démons, Ed. de Guibert.

Luc Beyer de Ryke, Les lys de Flandre : Vie et mort des francophones de Flandre (1302- 2002), Ed. de Guibert (épuisé)

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