Bercy n’est qu’un théâtre d’ombres

Déc 15, 2023 | Economie politique

 

Les acteurs de la politique économique sont en fait les spectateurs d’une partie qui se joue à Bruxelles, Francfort et New York. Ils se contentent de veiller sur le patrimoine des plus riches.

Un ministre, ça communique. Et quand il loge à Bercy, ça communique encore plus fort, à cause des marchés, des agences de notation, tout ça… Quand les choses ne vont pas trop mal, ça pousse des cris de triomphe. Quand les chiffres sont mauvais, ça dit qu’on a évité le pire.

À la fin de l’automne, ce sont les trompettes de la victoire qui ont retenti sur les bords de la Seine. “Nous aurons réussi à maîtriser l’inflation en deux ans”, s’est exclamé Bruno Le Maire, qui s’est auto-congratulé pour ce “véritable exploit économique”.

Dans n’importe quel supermarché des périphéries urbaines, ces déclarations auraient valu au ministre de l’Économie des jets de tomates avariées. Se trouvant là, un militant de la NAR aurait fait de son corps un rempart pour l’homme de Bercy et expliqué aux consommateurs-rois que le ministre était, comme ses collègues, un homme qui regardait passer les trains. Sous une pluie d’œufs pourris, notre camarade aurait alors nuancé son affirmation péremptoire et distingué plusieurs niveaux de responsabilité.

Si l’on s’en tient à la vérité officielle, c’est la Banque centrale européenne (BCE) qui a cassé la hausse des prix par l’augmentation résolue des taux d’intérêt. Si tel est le cas, Bruno Le Maire n’y est pour rien. On se souvient des efforts pathétiques du gouvernement pour imposer un “panier anti-inflation” qui a été abandonné au bon vouloir des grandes enseignes, et de sa cécité volontaire quant aux profits éhontés qu’il aurait fallu taxer.

Mais justement, une inflation pour moitié provoquée par des profits excessifs ne se jugule pas par une hausse des taux d’intérêt, et le ralentissement de la hausse des prix (3,4 % sur un an en novembre) doit beaucoup à la baisse des prix de l’énergie et des produits manufacturés.

Certes, c’est le résultat qui compte. Or les classes moyennes et populaires continuent d’être durement frappées par l’inflation. Même si l’augmentation des prix de l’énergie est relativement modérée (+5,5 % sur un an), on ne peut en dire autant pour le transport ferroviaire (+9,2 %). Quant au ralentissement de la hausse des prix alimentaires (+7,8 % contre +12,6 % en décembre 2022), il reste insupportable pour une grande partie de la population parce que, sauf pour le Smic, les salaires et les pensions ne suivent pas la hausse des prix. La colère des consommateurs est donc justifiée : tantôt Bruno Le Maire ne peut rien, tantôt il refuse d’agir.

De son bureau de Bercy, le ministre assiste d’ailleurs sans mot dire à la dégradation de la situation économique générale. Là encore, il n’y peut rien car l’entrée de notre pays dans une crise profonde est en grande partie provoquée par la hausse des taux d’intérêt, qui a été fixée à Francfort, siège de la BCE, au vu de ce que décidait la Réserve fédérale américaine.

Bruno Le Maire se souvient sans aucun doute que la hausse des taux réels, à partir de 1985, avait cassé la dynamique économique, accéléré la liquidation de notre industrie lourde et massivement détruit des emplois. Il peut donc anticiper les effets désastreux des taux d’intérêt positifs sur des entreprises publiques et privées qui sont très endettées, qu’il s’agisse de La Poste, d’EDF, de la SNCF, des géants de la distribution (n’est-ce pas, Casino ?) ou de l’automobile – mais aussi des petites et moyennes entreprises. La hausse des taux est aussi responsable, pour une bonne part, de la crise de l’immobilier qui frappe l’ensemble du secteur du bâtiment et les agences immobilières. Jamais, depuis 1991, la demande de logements n’avait été aussi basse !

Comme à la fin du siècle dernier, la baisse générale du niveau de l’activité va entraîner de nombreuses suppressions d’emploi, et le gouvernement, qui annonçait que le plein emploi était en vue, peut remiser ses tirades triomphalistes. Aujourd’hui à 7,4 %, le taux de chômage risque de passer à 8 ou 9 % dans un an.

Salaires médiocres ou dramatiquement insuffisants, précarité, risque accru de chômage, trop faible niveau des pensions de retraite : les classes moyennes et populaires vont cumuler les effets négatifs du laisser-faire gouvernemental dans le domaine de l’inflation et de l’emploi. Le très violent mouvement de hausse des prix en 2021 et 2022 a déjà provoqué de profonds ravages : le recul des dépenses de consommation est le plus fort enregistré depuis quarante ans. Une partie importante de la population a renoncé à l’achat de biens d’équipement ménager et s’est vue obligée de réduire au minimum ses achats de produits alimentaires, sacrifiant à la fois la quantité et la qualité des produits qu’elle consomme.

Face à ce processus de paupérisation, que fait le gouvernement ? Rien. Il espère que les consommateurs mangeront à leur faim grâce aux promotions offertes par les grandes enseignes. Il réfléchit aussi ! Oui, il réfléchit au meilleur moyen de durcir les conditions de vie des seniors. Olivier Dussopt (ministre du Travail, souvenez-vous) voudrait relever de deux ans l’âge d’accès à une indemnisation plus longue pour les chômeurs âgés. De son côté, Bruno Le Maire propose de raccourcir la durée d’indemnisation des chômeurs âgés de plus de 55 ans. L’Élysée arbitrera.

Bien entendu, cet arbitrage se fera au nom de la sacro-sainte rigueur. On est en train de ressortir le vieil argumentaire sur la dette, dont le niveau est insupportable et qui retombera sur la tête de nos enfants. Avec tant d’autres, nous avons souvent mis en pièces ce discours. Il est cependant inusable pour une simple et forte raison : ce n’est pas la véracité de l’analyse qui compte mais l’effet qu’elle produit. Il s’agit de faire peur en agitant la menace des agences de notation et d’expliquer ensuite qu’on est obligé de faire des coupes dans les dépenses. Et pas n’importe lesquelles ! Ce sont toujours les dépenses sociales qui sont visées, celles qui coûteraient “un pognon de dingue”.

Or c’est faux. Totalement faux. Sur Xerfi Canal, Olivier Passet expliquait récemment que la forte croissance de la dette publique était due pour l’essentiel à la baisse des impôts et prélèvements sur le capital et très partiellement aux déficits des régimes sociaux (1). De droite ou de gauche, les gouvernances oligarchiques n’ont qu’un seul objectif : protéger la richesse des plus riches.

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(1) Depuis 2007, la croissance de la dette publique représente 47 points de PIB, dont 4,1 % sont imputables aux déficits sociaux.

Article publié dans le numéro 1268 de « Royaliste » – 15 décembre 2023

 

 

 

 

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