« Le monde est un chaos, et son désordre excède tout ce qu’on voudrait y apporter de remède » (Pierre Corneille »). On ne saurait mieux dire pour caractériser le monde dans lequel nous évoluons depuis plusieurs années. L’Histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Comme le XXe siècle, le XXIe siècle ne débute-t-il pas véritablement plusieurs années après le passage à l’an 2000 ? Comme ce fut le cas au siècle passé, n’assistons-nous pas au retour des somnambules[1], aveugles et sourds au fracas du nouveau monde ? En Europe, les principaux dirigeants ne sont-ils pas devenus des spectateurs d’une nouvelle page d’Histoire qui s’écrit sans eux et contre eux ? Ne pensent-ils pas que les choses sont celles qu’ils souhaitent et non le contraire de ce qu’elles sont ? L’observateur, aussi objectif que possible des relations internationales, ne doit pas se laisser impressionner par la dictature du conformisme, du moment. Il lui incombe de penser au-delà de l’horizon en posant le diagnostic pertinent sur le patient nommé monde pour être en mesure de lui administrer le remède approprié dans les meilleurs délais.
Diagnostic : un bouleversement historique
Avec la rupture avec les évangiles de la société internationale d’hier, nous entrons dans une phase chaotique de (non) gouvernance du monde d’aujourd’hui et de demain.
La fin des évangiles d’hier
Oui, nous sommes bien confrontés à un nouveau monde. Un monde à fronts renversés par rapport au monde d’hier, celui du XXe siècle. Quelles en sont les principales caractéristiques ? Pour celui qui prend le temps de saisir les évènements qui se déroulent devant nos yeux, elles ne manquent pas tant elles relèvent d’un inventaire à la Prévert.
Multiplication des conflits armés en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient …. Retour de la force dans le règlement des différends, de la paix par la puissance et par la guerre. Délitement de l’axiome de la stabilité remplacé par celui de l’instabilité. Érosion de la confiance compensée par une poussée inquiétante de la méfiance. Contestation de la suprématie de l’Occident et des États-Unis contrebalancée par l’émergence du Sud Global. Remise en cause de la mondialisation (à laquelle se substitue la démondialisation) et du libre-échange (auquel fait place le protectionnisme, l’isolationnisme américain) ; de la démocratie face à la montée en puissance de l’illibéralisme, des démocratures et des dictatures ; de l’état de droit qui se transforme en droit dans tous ses états. Mort programmée du multilatéralisme qui s’efface devant une multipolarité chaotique, un unilatéralisme[2] et un bilatéralisme triomphant des États-Unis. Effacement des institutions internationales à vocation régionale en Europe à l’instar de l’Union européenne (profondément marquée par sa désunion chronique), de l’OSCE (incapable de jouer son rôle d’amortisseur des chocs entre l’Est et l’Ouest de l’Europe), du Conseil de l’Europe (inexistant en dehors de sa Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg). Retour de la piraterie maritime en mer Rouge comme au bon vieux temps des flibustiers et autres corsaires, fini le principe de la liberté de navigation.
Ainsi, tel un tableau d’un peintre impressionniste contemplé avec tout le recul nécessaire, un chaos indescriptible se dégage d’un monde à l’envers.
Le début du chaos d’aujourd’hui et de demain
Les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets à tirer les leçons de l’histoire de notre planète. En effet, nous (surtout nos dirigeants inaptes à travailler sur le temps long) sommes souvent les témoins incrédules d’un important choc des plaques tectoniques débouchant sur un environnement international liquide source d’imprévisibilité. À titre d’illustration, les professionnels de l’intelligence et autres marchands d’orviétan, qui nous ont vendu le mythe des dividendes de la paix et de l’extension de la démocratie à l’ensemble de la planète, bernent des dirigeants dont la candeur force le respect. La seule certitude est que nous devons agir dans l’incertitude (Bertrand Renouvin). Nous assistons, sidérés, à la lente mais irréversible fissuration de l’édifice international bâti après la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945 sur la base de la Charte de San Francisco.
Ainsi, nous nous trouvons au début d’une longue période de transition parfaitement décrite par Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ». Un monde sans maître, un monde sans règles si ce n’est celle de la loi du plus fort. Une sorte de retour à la loi de la jungle n’ayant que peu de rapport avec l’Esprit des lois internationales qui rythme la seconde partie du XXe siècle et les tous débuts du XXIe siècle ! « Les lois désarmées tombent dans le mépris » (Cardinal de Retz) sous les coups de boutoir des nouveaux maîtres du monde. Les règles internationales deviennent caduques. Mais, la réponse médiatique n’est pas à la hauteur des enjeux géopolitiques du moment. Comme le souligne si justement le général de Gaulle dans le Fil de l’épée – il y a bien longtemps déjà – « … pour conjurer le mauvais génie, un grand tumulte d’imprécations retentit à travers le monde »[3]. Aujourd’hui, l’on parle de buzz et de diplomatie médiatique.
Nécessité fait loi. Aux grands maux, les grands remèdes.
Remède : un bouleversement conceptuel
Sans une indispensable restauration de la confiance, rien ne sera possible. Et surtout pas le rétablissement de la régulation de rapports internationaux fluides.
La restauration de la confiance
Pour mesurer la nécessité d’une restauration de la confiance dans les relations internationales, il convient de disposer d’une approche conceptuelle de ce terme. La confiance, c’est à la fois une force discrète et mystérieuse, un signe de foi dans l’avenir, un ingrédient indispensable de la vie internationale. Faire confiance, c’est accepter de parler avec l’autre, y compris et surtout dans un monde incertain, afin de créer les bases d’une approche coopérative prometteuse. Améliorer le bien-être de l’humanité en utilisant au mieux les ressources de la diplomatie dans la « mêlée mondiale », quel formidable défi ! Mais, pour le relever, il faut sérénité et coopération. Pas la pratique de l’anathème contre l’autre. Ce qui nous rappelle, « qu’au fond, l’essence de la diplomatie, c’est la compréhension de l’autre ». Il faut remettre le respect de l’humain au cœur de nos actions au lieu de conspuer, d’accuser, d’isoler, d’exclure. Et d’accorder la plus grande attention à ce qui nous grandit : le respect et la confiance en l’avenir, la confiance en l’autre. Or, où est passée la « fée confiance » ? Elle a disparu derrière le mauvais génie du monde nouveau qui a pour nom défiance, méfiance.
Dans les relations internationales, l’horizon se mesure en décennies. Injecter de la confiance, cet acteur méconnu des non experts[4], est un art du long terme, c’est avant tout se lancer dans une épopée intellectuelle exigeante. Ce n’est qu’à ce prix que pourra être durablement rétablie la confiance, que le monde pourra se préparer un avenir moins sombre, à une (re)stabilisation des relations inter-étatiques. Mais la confiance ne se gagne pas, elle se mérite. Mais la confiance ne se décrète pas, elle se construit patiemment. Comme le rappelle le cardinal de Retz : « On est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance ». Toutes choses que nos dirigeants actuels ont tendance à perdre de vue. Trop sérieuse est la diplomatie pour être laissée à des amateurs qui n’ont toujours pas compris ce qu’était son essence en cette période d’angélisme, plaie de ces temps conflictuels. Car « la diplomatie est un ensemble de connaissances combiné avec un savoir-faire spécifique ».
Le rétablissement de la régulation
Une fois rétabli un minimum de confiance entre les principaux acteurs de la communauté des nations, tout sera possible pour répondre efficacement à l’onde de choc que le monde traverse actuellement[5]. En particulier, la recherche de mécanismes régulateurs des crises efficaces qui seront différents de ceux du monde d’hier. À monde nouveau, méthodes nouvelles de gestion des différents inter-étatiques. Elles passeront par la renonciation à la diplomatie morale, à la diplomatie de l’invective, à la diplomatie de l’exclusion. À tout le moins, la démarche devra être frappée au sceau de l’inclusivité. Les perspectives d’un retour au statu quo ante relève de la chimère. Souvenons-nous que « l’axiome de la stabilité, sur lesquels les Européens se sont reposés, s’est progressivement délité avec la dégradation du système de sécurité collective »[6] !
La diplomatie se fonde sur le dialogue. La diplomatie consiste à parler avec ses opposants, ses rivaux, ses ennemis afin de mieux se comprendre, de trouver des zones de compromis prometteuses même si compromis ne signifie pas compromission. Pour relever cet immense défi, les principaux dirigeants de la planète – la France pourrait prendre l’initiative en sa tradition de passeuse d’idées – devraient s’emparer du sujet avant que les États-Unis, la Chine et la Russie ne le fassent sans demander leur avis aux Européens. À cette fin, il est indispensable de définir un objectif clair, à savoir amortir les chocs des plaques tectoniques et une méthodologie concrète, à savoir privilégier la diplomatie préventive par rapport à la diplomatie réactive. Tout en ne l’abandonnant pas, à ce stade du moins, ils devront mettre en sommeil l’Organisation des Nations Unies largement paralysée par la méfiance croissante entre les principaux acteurs sur la scène internationale. Souvenons du précédent de la SDN avant la Seconde Guerre mondiale ! Il peut donner matière à réflexion, à retour d’expérience utile.
Repenser le monde d’hier
« Il n’y a pas de précurseurs, il n’existe que des retardataires » (Jean Cocteau). Souhaitons-nous nous contenter du rôle de spectateur d’un monde en pleine révolution, du rôle d’idiot utile ou bien voulons-nous en être les acteurs incontournables ? Telle est la question fondamentale que devraient se poser sans totem ni tabou les décideurs occidentaux, européens et français. Ils devraient le faire en évitant le panurgisme de l’esprit, le psittacisme ambiant, le politiquement correct, le tapage médiatique … « Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone » nous rappelle fort à propos George Orwell dans sa préface de La Ferme des animaux en 1945[7]. Cela fait déjà sept décennies et ses mots n’ont pas pris la moindre ride. Dans cette démarche innovante, méfions-nous du goût de l’abstraction, du culte de l’absolu, travers très français ! La sobriété des paroles constitue souvent le gage du succès. Donnons-nous les moyens de nos ambitions et cela alors qu’il en est encore temps. Au prix de toutes ces exigences élémentaires pour tout diplomate qui se respecte, nous pourrons dire bienvenue dans le monde du XXIe siècle !
Jean DASPRY
(Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques)
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Christopher Clark, Les somnambules : été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013.
[2] Marc Semo, Unilatéralisme. Histoire d’une notion, Le Monde, 17 avril 2025, p. 31.
[3] Charles de Gaulle (présentation d’Hervé Gaymard), Du prestige dans Le fil de l’épée, Tempus, 2024, p. 32.
[4] Guillaume Berlat, Confiance, cet acteur méconnu des relations internationales, Thucyblog n° 63, https://www.afri-ct.org/2020/ , 16 septembre 2020.
[5] Bertrand Renouvin, Un monde bouleversé, https://www.bertrand-renouvin.fr/un-monde-bouleverse/, 21 avril 2025.
[6] Pierre Buhler, La stabilité sur laquelle les Européens se sont reposés s’est délitée, Le Monde, 4 mars 2025, p. 26.
[7] Roseline Letteron, Les Invités de LLC : George Orwell : le principal ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone …, www.libertescheries.blogspot.com, 13 avril 2025.
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