Blandine Kriegel : Philosophie de la République

Mar 22, 1999 | Entretien, Res Publica

 

De livre en livre, Blandine Kriegel élabore une œuvre magistrale : sa redécouverte du concept d’État de droit, son analyse de l’histoire de la souveraineté, sa manière de comprendre les droits de l’homme ont déjà profondément transformé le débat politique en France et dans toute l’Europe. Son dernier ouvrage constitue une somme, qui lui permet de repenser les fondements du droit politique moderne. Nous remercions Blandine Kriegel de nous faire l’amitié de présenter dans nos colonnes sa philosophie de la République.

Royaliste : Vous dites que le droit républicain moderne n’est pas « ajusté ». Qu’entendez-vous par là ?

Blandine Kriegel : Dans le livre du droit politique moderne, nous lisons quatre chapitres :

– les droits de l’État,

– les droits de l’homme,

– les droits du citoyen,

– les droits des peuples.

Or ces chapitres ne sont pas cohérents entre eux. D’abord parce qu’il y a des différences historiques : les fondements du droit des États datent du XVIe siècle – je fais référence à la République de Jean Bodin. Les droits du citoyen sont proclamés au XVIIIe, et les droits des peuples au XIXe siècle.

Remarquons aussi les fortes différences nationales : le droit de l’État est d’origine française ; les droits de l’homme naissent en Angleterre et en Hollande, les droits du citoyen sont hollandais, allemands et français ; les droits du peuple ont un fondement français et allemand.

Royaliste : Vous soulignez surtout les divergences philosophiques…

Blandine Kriegel : Elles sont en effet nombreuses et fortes. Commençons par l’État. Jean Bodin élabore une philosophie de la puissance publique, dont procède notre conception de la souveraineté, mais qui implique une conception de la puissance. D’où provient-elle ? D’une décision qui est l’effet d’une volonté – que ce soit la volonté singulière du monarque ou la volonté générale selon Jean-Jacques Rousseau. Cette volonté n’est pas arbitraire puisque la souveraineté est soumise à la loi : l’État républicain est un État de droit. Mais la philosophie de la puissance publique est frappée d’ambiguïté comme le montre, au XXe siècle, l’opposition entre Carl Schmidt, qui insiste sur la décision, et Hans Kelsen qui privilégie la norme.

Royaliste : Qu’en est-il du fondement philosophique des droits de l’homme ?

Blandine Kriegel : Il est, et il est seulement la loi naturelle, ce qui signifie que la nature humaine comporte de la loi. Le contenu des droits de l’homme n’est pas original : il s’agit des impératifs universels de la morale (ne pas opprimer les corps et les consciences…) qui sont transposés dans le droit. Le propre des philosophes des droits de l’homme, c’est de constater que le lien civil est détruit lorsque les hommes ne respectent pas les impératifs moraux. Certes, on voit et on verra toujours des attentats à la vie et à la liberté, mais ceux qui les commettent détruisent l’humanité qui est en eux, ils se dénaturent car la nature humaine comporte de la norme. C’est pour protéger l’homme et préserver l’humanité qu’il faut instituer la norme morale dans la loi civile.

Royaliste : De quels principes les droits du citoyen procèdent-ils ?

Blandine Kriegel : Ils s’appuient sur la théorie du pacte, qui repose elle-même sur une définition volontariste et contractualiste de l’association civile. Et c’est en fonction d’un calcul effectué par un sujet que cette association se constitue : c’est mon intérêt individuel qui me porte à me lier à autrui. Le droit politique de la citoyenneté laisse la nature à l’écart, néglige la part privée de l’activité, et demeure indifférent à l’histoire. Ce qui l’exposera aux objections du libéralisme et du romantisme.

Royaliste : Le romantisme qui fonde le droit des peuples…

Blandine Kriegel : Oui. Face au droit de l’État, les romantiques affirment que la souveraineté trouve son origine dans le peuple. Face à l’idée contractuelle de la citoyenneté, ils mettent en valeur l’esprit des sociétés humaines, l’âme des peuples, le génie propre à chaque nation conçue comme héritage d’habitudes intellectuelles et matérielles. Philosophie de la volonté et de la décision, philosophie de la nature et de la loi, philosophie de l’histoire : les fondements du droit républicain sont pour le moins dispersés.

Royaliste : Faut-il se résigner à ces divergences et à ces contradictions ?

Blandine Kriegel : Bien sûr que non ! Mais il serait dangereux de cultiver l’illusion qu’on pourrait tout ramasser dans un même bloc. Trop longtemps, les penseurs de la République ont voulu la voir comme un ensemble homogène, comme une belle totalité, en négligeant les logiques divergentes et les différences historiques que je viens d’évoquer. Cette vision irréaliste conduit à de dangereuses impasses. Pour en sortir, il nous faut reconnaître le caractère irréductible des différences : les citoyens ont leurs intérêts propres, les êtres humains aussi, face à un État qui fait valoir, de manière tout aussi légitime, cet intérêt général qui exige parfois qu’on bride les intérêts particuliers. Il n’est pas impossible d’ajuster ces droits distincts ou opposés, mais il nous faut alors établir entre eux une hiérarchie. C’est là une tâche difficile car l’histoire a été accomplie avant d’être pensée : la République s’est construite autour de l’État, avant que ne soient proclamés les droits de l’homme et du citoyen, alors qu’il aurait fallu en bonne logique commencer par se soucier de l’homme, des citoyens et des peuples avant d’instituer le droit politique de l’État.

C’est ce retournement qui est l’enjeu du développement démocratique de la République : par exemple il a été mis en œuvre par la République fédérale allemande, après l’échec de l’unité allemande que Bismarck avait voulu imposer « par le fer et par le sang » et après les catastrophes que vous connaissez.

Aujourd’hui, notre tâche de citoyens consiste à réunir les différents droits en imaginant un équilibre de l’histoire, de la volonté et de la loi – ou, en d’autres termes, en réalisant une synthèse entre la finitude, la décision et la norme. L’ajustement des trois fondements philosophiques du droit politique permettra de remettre en ordre la philosophie de la République. C’est à partir de là que nous pourrons repenser la modernité.

Royaliste : En quel sens ?

Blandine Kriegel : Il faut commencer par refaire la généalogie de la modernité. Pour construire la citoyenneté dans notre République démocratique, il nous faut repenser la liberté et trouver une philosophie de la citoyenneté enracinée dans les droits de l’homme. Pour saisir l’enjeu, il faut remonter à la Renaissance, lorsqu’émerge la figure de l’individu moderne sur les ruines des catégories médiévales ; en philosophie, le nominalisme gagne la querelle des universaux, tandis que, sur le plan religieux et politique, la chrétienté se divise entre catholiques et protestants. Au XVIIe siècle, Descartes fait du Cogito (« Je pense ») la première des vérités et fonde la célèbre philosophie du sujet (c’est JE qui pense). Dieu se cache, le sens des fins dernières disparaît, et l’homme découvre l’univers infini dont le vide effraie Pascal. Tous les courants catholiques et protestants (Arminiens et Sociniens, Remonstrants et Puritains, Jansénistes, Oratoriens, Mauristes) sont obligés de redéfinir les relations entre l’homme et Dieu. On voit naître la psychologie moderne, cette nouvelle civilité que représente « l’homme de cour » machiavélien, catholique et raffiné, et cette morale de la liberté qu’exalte le Don Juan de Molière, et celui de Mozart.

Royaliste : Cette métaphysique et cette morale de la liberté ont-elles une traduction politique ?

Blandine Kriegel : Oui, mais négativement. On exalte la souveraineté du Prince, mais on répugne aux libertés civiles. Il n’y a pas de politique cartésienne : la politique, pour Descartes, c’est l’affaire du prince. La liberté d’agir, de décider, n’appartient qu’aux grands hommes – pas à tous les hommes. Nous retrouvons au XVIIIe et au XIXe siècle ce paradoxe d’une liberté métaphysique qui s’oppose aux libertés politiques : pour Hegel, la liberté n’appartient qu’au prince, ou au maître selon Nietzsche. Et nous connaissons bien les philosophies du désir (Lacan), de l’oubli du sens (Sartre), du souci de soi (Foucault), la thématique de l’incommunicabilité, l’apologie du narcissisme et les sociologies qui glorifient l’individu. Mais on se trompe en parlant du triomphe de l’individualisme : il s’agit encore et toujours du sujet, de cette philosophie cartésienne à laquelle on cherche à échapper par la régression vers les « communautés » du passé.

Royaliste : Votre généalogie de la modernité souligne l’importance d’un tout autre courant…

Blandine Kriegel : Revenons â Descartes. Sa philosophie du sujet récuse l’inscription de l’individu dans le monde. Or la doctrine des droits de l’homme attribue des droits individuels naturels à chaque homme. C’est le contraire de l’auto-institution du sujet dans sa liberté : l’individu est inscrit dans une norme, qui en fait un individu dépendant et, dès lors, la liberté de l’individu est conçue comme une libération, c’est-à-dire comme une nécessité comprise.

C’est sur cette conception de l’individu que se fonde la philosophie des droits de l’homme, qui affirme avec Hobbes le droit à la sûreté, avec Spinoza le droit à la liberté de conscience, avec Locke le droit à la propriété. Puisque chaque individu est unique, précieux dans sa vie singulière, il a droit à son corps propre, à la libre expression de sa pensée, à ses propriétés, à l’égalité et à la poursuite du bonheur.

De la même manière, mais dans la langue théologique, l’École française de spiritualité ne pense pas les individus comme un « sujet » héroïque qui nie le temps et l’éternité, mais comme un être mortel, qui parvient à la perfection en acceptant joyeusement sa finitude car la vie humaine est inscrite dans la transcendance divine, car la méditation du philosophe et du saint sur la mort est une méditation sur la vie éternelle. C’est dans la perspective de cette progression ascendante que la loi humaine est définie comme une création continuée, comme l’œuvre de l’homme à travers l’histoire. Et ce qui est grand dans la République (la res publica, l’intérêt général, le bien commun), c’est qu’elle est aussi une création continuée qui n’appartient à personne mais à tous pour le service de tous et de chacun. Continuons à faire la philosophie de la République démocratique !

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 725 de « Royaliste » – 22 mars 1999.

Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Plon, 1998.

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