En dépit de son adhésion au national-socialisme, Carl Schmitt, longtemps jugé infréquentable, est devenu un auteur classique auquel il est nécessaire de se confronter. Dans sa présentation de plusieurs textes du juriste allemand, Bernard Bourdin procède à l’analyse critique de la théorie schmittienne du théologico-politique et dessine en contrepoint la perspective d’une théologie du politique.
Le fait est là : proscrit de la réflexion philosophique pour sa participation active au national-socialisme, Carl Schmitt (1888-1985) est aujourd’hui discuté par maints philosophes qui récusent le nazisme et l’ensemble des doctrines autoritaires. Karl Löwith, Jürgen Habermas, Erik Peterson, Jean-François Kervégan et plusieurs autres s’intéressent à la manière dont ce juriste manie des concepts décisifs – le Politique, la légitimité, la légalité –, pose la question de l’institution, critique le libéralisme, envisage le mouvement de l’histoire…
Bernard Bourdin examine quant à lui la pensée théologico-politique d’un homme qui appuie sa doctrine de la souveraineté sur une théologie inspirée par une certaine conception du catholicisme telle qu’elle s’exprime dans trois textes peu connus : La visibilité de l’Eglise, Catholicisme romain et forme politique, Donoso Cortès (1). Un auteur du 20ème siècle qui élabore une théologie de l’histoire dans un monde moderne hostile à la transcendance ne peut manquer de requérir l’attention, sans préjuger de ses engagements politiques puisque le premier livre de Carl Schmitt a été publié en 1914. Encore faut-il que la référence au catholicisme soit étrangère à une instrumentalisation qui compromettrait l’ensemble du projet au risque de disqualifier tout autre tentative de réflexion sur le lien entre le théologique et le politique. Mais avant de juger une œuvre trop souvent réduite à la dualité de l’ami et de l’ennemi, il faut saisir l’intention véritable du projet schmittien. Celui-ci s’affirme dès la première guerre mondiale dans La visibilité de l’Eglise sous la forme d’une théologie politique de l’histoire. Carl Schmitt part du postulat selon lequel « le monde est bon ». Le péché ne vient qu’en second et l’opposition entre l’homme pécheur et la bonté du monde se résout par l’Incarnation, raison fondatrice de l’Eglise visible qui appelle l’homme au salut, en vue du retour à la bonté du monde. L’homme catholique ne s’isole pas du monde, il est au contraire inscrit dans la vie collective par la médiation du Christ et de l’Eglise qui est à la fois visible et invisible. Invisible parce que Dieu est son unique réalité. Visible parce qu’elle est instituée comme médiatrice. « Par sa visibilité, elle est une médiation institutionnelle englobante de l’existence chrétienne et par suite de la condition politique », explique Bernard Bourdin. La personne humaine vivant par l’institution ecclésiastique est à l’opposé de l’individu moderne tel que l’exaltent le libéralisme, le romantisme ou plus encore l’anarchisme, la nécessité de l’Eglise visible proscrivant par ailleurs la réforme protestante. Tel est le fondement de l’institutionnalisme, qui se précise dans la réflexion sur l’infaillibilité pontificale – celle de l’homme en charge d’une fonction légitime – qui est à la source du décisionnisme de Carl Schmitt.
La pensée schmittienne se précise dans Catholicisme romain et forme politique (1923) qui entend montrer comment la complexio oppositorum (Ancien et Nouveau Testament, immanence et transcendance…) s’oppose aux dualismes modernes (par exemple nature et esprit, nature et art) et fonde une authentique représentation sur le modèle du pontife romain institué comme Vicaire du Christ – non comme prophète. C’est le Christ qui confère au pape son autorité et sa représentativité et qui lui assigne sa mission. Ce constat est au point de jonction du théologique et du politique. Pour Carl Schmitt, « aucun système politique ne peut survivre plus d’une génération en se fondant sur la simple technique de maintien du pouvoir. Au politique appartient l’idée, parce qu’il n’existe pas de politique sans autorité, pas d’autorité sans un ethos de la conviction ». Cette théorie de la représentation s’oppose diamétralement à l’immanentisme radical du gouvernement des hommes par les hommes, tel qu’il est décliné par toutes les doctrines modernes. Carl Schmitt récuse la représentation libérale instituée sous la forme de la monarchie parlementaire ou de la république parlementaire. Il refuse l’esprit des Lumières qui invoque un humanisme abstrait tout en cultivant un aristocratisme et un autoritarisme maçonnique contraires à la démocratie. Il rejette le socialisme des conseils ouvriers qui s’appuie sur l’idée fausse de la « globalité » du peuple. Il est tout particulièrement hostile à l’anarchisme russe exprimé par Bakounine et par Dostoïevski qui aurait « projeté » son propre « athéisme potentiel » dans son Grand inquisiteur. Dès lors, l’Eglise forme à ses yeux le seul rempart solide contre toutes les formes d’athéisme, qui se concrétise dans les mouvements socialistes et anarchistes de l’Est européen. Et c’est encore la rationalité de l’Eglise qui doit être invoquée contre la rationalité techno-économique qui « arraisonne » – comme le dira Heidegger – l’Ouest de l’Europe.
Les essais consacrés à Donoso Cortés (1809-1853), diplomate espagnol et philosophe catholique de l’histoire, permettent à Carl Schmitt de développer sa propre théologie politique contre-révolutionnaire avant comme après la deuxième guerre mondiale. Le juriste espagnol, qui fut diplomate et conseiller de la reine d’Espagne avant de connaître l’exil, est loué pour avoir opposé aux doctrines immanentistes et athées une «image chrétienne de l’histoire » et pour avoir posé en termes neufs la question de la légitimité à l’époque de la grande crise européenne de 1848. C’est dans la pensée contre-révolutionnaire du 19ème siècle que Carl Schmitt trouve une théorie de la décision et de la souveraineté qu’il reprend à son compte car elle conforte l’homologie entre le catholicisme et l’institution politique souhaitable. Le juriste allemand retient de Joseph de Maistre, que « l’infaillibilité de l’ordre spirituel est de nature identique à la souveraineté de l’ordre étatique […] Tout souveraineté agit comme si elle était infaillible, tout gouvernement est absolu… ». Et sans accepter le pessimisme théologique de Donoso Cortés, il partage son mépris pour le libéralisme politique, dénoncé comme philosophie de l’impuissance qui obligerait, si l’on veut restaurer la Décision, à abandonner la monarchie constitutionnelle au profit de la dictature : « Dès que Donoso Cortés eut reconnu que l’époque de la monarchie avait pris fin, puisqu’il n’y avait plus de rois et que personne n’aurait le courage d’être roi autrement que par la volonté du peuple, il mena son décisionnisme à son terme, ce qui signifie qu’il réclama une dictature politique […]. Donoso Cortés était convaincu que le moment de l’ultime combat était venu ; face au mal radical, il n’y a qu’une dictature et la pensée légitimiste de la succession héréditaire devient, dans un tel moment, ergotage vide ».
Mais le théoricien espagnol ne parvient pas à trouver dans l’Europe de son temps un régime politique capable de restaurer la Décision et, longtemps après lui, Car Schmitt reste convaincu de la faiblesse intrinsèque du conservatisme monarchique, incapable selon lui de structurer une « unité homogène ». Cette homogénéité définit l’égalité démocratique, qui n’est pas selon lui un principe universel mais un accomplissement politique qui s’effectue grâce à la souveraineté étatique – autrement dit par la dictature. Cohérent avec lui-même, Donoso Cortés approuve le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, de même que Carl Schmitt en vient à justifier l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir.
C’est selon la référence à la souveraineté pontificale et à l’eschatologie d’un monde réconcilié, revenu à la bonté originelle, qu’il faut comprendre la théorie schmittienne de la dictature. Ce régime dictatorial est censé assurer la décision dans les circonstances exceptionnelles et il peut mettre en œuvre la conception schmittienne du politique comme capacité à faire la distinction entre l’ami et l’ennemi – hors de laquelle l’Etat est conduit au suicide. Tel est selon Carl Schmitt le cas de la République de Weimar, trop faible et trop neutre pour reconnaître le Parti communiste comme « ennemi mortel » du peuple allemand, pour tracer la ligne de partage et d’affrontement entre l’ami national, le « camarade du peuple », et l’ennemi national, «étranger à la race ». Preuve, selon lui, que la religion de l’humanité conduit à l’anéantissement sanglant alors que la paix n’est possible que dans un au-delà métahistorique et métapolitique. Mais lorsqu’on reste dans le mouvement de l’histoire, il faut que la personne humaine soit rattachée à une communauté politique médiatisée par l’Etat – vérité banale qui est durcie à l’extrême par l’opposition entre l’ami et l’ennemi dans la nation et entre les nations et qui se brise dans l’adhésion au nazisme, dans lequel le décisionnisme s’intègre sans peine. Et Bernard Bourdin de souligner que « l’illusion de Schmitt est d’avoir cru que le national-socialisme était une occasion historique (après s’être opposé au NSDAP jusqu’en 1933) de refonder l’Etat, un Etat qualitativement total. Illusion tragique qui repose sur une théologie politique voulant conjoindre l’insurmontable dualité entre l’Eglise et l’Etat et la tout aussi insurmontable tension entre l’universel chrétien et la particularité de l’Etat. La fécondité heuristique de l’homologie a une limite qu’il ne fallait pas dépasser ! ».
Les ambivalences et la faillite de la théologie politique de Carl Schmitt n’interdisent pas de penser la théologie politique, à des conditions que précise Bernard Bourdin. Le juriste allemand affirme un certain type de catholicisme, situé dans la ligne du Concile de Trente et de Vatican I et qui s’exprime sous la forme d’un « augustinisme » très personnel. Il y a là une manière de s’arranger avec la religion qui conduit à une instrumentalisation de la théologie catholique à des fins politiques et pour justifier la polémique contre les doctrines modernes. Certes, le christianisme est riche de potentialités politiques mais la théologie politique n’est en rien traditionnelle puisqu’elle se développe surtout au 20ème siècle, en tant que telle et sous la forme de politisations du christianisme qui sont théorisées à droite comme à gauche et qui sont contemporaines de la sécularisation. Carl Schmitt refuse que l’Etat soit désormais privé de légitimation théologique et que la condition politique soit pensée hors de toute finalité eschatologique.Mais sa théorie moniste et décisionniste de l’Etat est contraire au dualisme catholique et conduit à soumettre l’ecclésiologie au « concept de politique » tel qu’il a été défini plus haut. Il y a théologisation du politique et politisation de la théologie dans une perspective contre-révolutionnaire qui consiste à opposer à la sécularisation une contre-sécularisation. Bernard Bourdin souligne que « nous sommes ici au cœur de la double ambivalence schmittienne, révélatrice tant de sa relation au catholicisme que de son rapport à la sécularisation, par le truchement d’une théologie politique de l’histoire de combat antirévolutionnaire ».
L’objectif de cette théologie politique très particulière est de repousser le communisme et d’exclure le judaïsme. Si Carl Schmitt et Donoso Cortés insistent tant sur le dogme du péché originel, c’est que le judaïsme l’ignore. Ce qui permet de marquer une rupture avec la loi juive et d’affirmer que le catholicisme est le seul universel concevable. Et l’Incarnation établit le modèle de l’homme soumis à Dieu et à l’autorité politique par la médiation divine, au contraire de l’individualisme libéral qui a partie liée avec des Juifs qui seraient, faute d’existence politique, les alliés de toutes les forces de dissolution – libérale, socialiste, communiste, anarchiste. L’antijudaïsme de Carl Schmidt est un antisémitisme clairement revendiqué. Le juriste allemand affirme la nécessité impérieuse d’une théologie politique face aux doctrines modernes qui excluent la théologie selon une logique de l’affrontement des amis de la théologie politique contre des groupes ennemis homogènes et cohérents entre eux : les juifs, les francs-maçons, les athées et les groupes politiques déjà évoqués, sans jamais prendre en considération la personne en tant que telle puisque cette personne est toujours inscrite selon lui dans une communauté politique. Carl Schmitt condamne donc la liberté religieuse, parce qu’elle aurait engendré le libéralisme et la privatisation de la religion, et il s’oppose à la séparation de l’Eglise et de l’Etat de même qu’à Vatican II – à tout ce qui selon lui provoque une liquidation du catholicisme… qui n’a pas eu lieu. En fait, comme le montre Bernard Bourdin, Carl Schmitt ne conçoit qu’une altérité restreinte au cadre catholique, selon la dynamique de la complexio oppositorum. Hors de ce cadre, l’autre est l’ennemi. Le peuple de Dieu est confondu avec le peuple politique, à la manière des protestants allemands ralliés à Hitler.
Finalement, la théorie de Carl Schmitt « neutralise le christianisme comme foi, c’est-à-dire comme reconnaissance de l’altérité d’une transcendance qui ne peut se réduire à une solution théologico-politique » souligne Bernard Bourdin qui rappelle la critique d’Erik Peterson selon laquelle la mise en cause des judéo-chrétiens porte atteinte à la personne de Jésus et implique la justification du paganisme.
Le retournement tragique de l’institutionnalisme schmittien contre le christianisme ne saurait conduire au rejet de toute pensée politique d’inspiration théologique. Carl Schmitt a semé la confusion en développant une théologie politique, qui conduit à établir des homologies insoutenables et dangereuses. Il est en revanche possible de penser une théologie du politique. La théologie et la politique, le spirituel et le temporel, l’Eglise et l’Etat sont des réalités hétérogènes qu’il faut soigneusement différencier si l’on ne veut pas les confondre ou les séparer. C’est en reconnaissant ce que la rationalité de l’autre a de spécifique que le christianisme – et les autres religions – et le politique peuvent s’affirmer selon une analogie définie comme dialectique de la ressemblance et de la dissemblance. En conclusion, Bernard Bourdin esquisse les thèmes majeurs d’une théologie de la politique.
Il faut penser le statut de la transcendance : « Analogue au Dieu de l’Incarnation et de la Trinité, l’Etat ne peut plus être une transcendance surplombant la société, mais une médiation entre la personne et la société.
Il faut penser la temporalité car l’eschatologie n’est pas l’attente passive d’un monde meilleur mais « offre au contraire la possibilité de devenir l’acteur d’une histoire à construire à l’aune d’une altérité métatemporelle ».
Il faut penser le statut public de la religion car l’Etat devenu autonome à l’égard de la religion a paradoxalement besoin que le sens de son action puisse lui être signifié par les réflexions religieuses et philosophiques.
Somme toute, il faut sauver la théologie et le politique sans craindre un retour au passé puisque la théologie du politique commence seulement à exister. Dans le même mouvement, on sauvera la décision du décisionnisme en assignant à la décision la tâche qui consiste à mettre en œuvre les conditions politiques de l’altérité dans un souci d’unité. La tâche est difficile mais il importait, avec Bernard Bourdin, d’en tracer la perspective.
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(1) Carl Schmitt, La visibilité de l’Eglise, Catholicisme romain et forme politique, Donoso Cortés, présentation de Bernard Bourdin : Carl Schmitt : quelle théologie politique ? Préface de Jean-François Kervégan. La nuit surveillée. Cerf. 250 pages. 2011.
Article publié sous pseudonyme – 2013
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