Ministre de l’Intérieur et ministre des cultes, Gérald Darmanin provoqua un vif émoi le 1er février 2021 en déclarant que “Nous ne pouvons plus discuter avec des gens qui refusent d’écrire sur un papier que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu”. Ces fermes propos visaient les islamistes qui refusaient de signer la nouvelle Charte des principes pour l’islam de France mais d’autres croyants, surtout catholiques, jugèrent que la liberté de conscience était menacée.

Il est vrai qu’en évoquant la “supériorité” de la loi républicaine, le ministre semblait créer une concurrence entre la loi faite par les hommes et la loi divine – différemment conçue par les trois monothéismes – alors que les deux lois ne sont pas du même ordre. Les chrétiens devraient être les mieux avertis de cette distinction des ordres mais des confusions demeurent et Bernard Bourdin, lui-même religieux-prêtre et théologien, a voulu procéder à une clarification – pour les catholiques comme pour les autres citoyens.

De mon point de vue résolument extérieur au catholicisme, cette clarification est remarquable. La manière dont Bernard Bourdin s’explique avec divers milieux catholiques permet de comprendre le problème politique du catholicisme français et de s’intéresser à la manière dont il pourrait être résolu. De l’extérieur ou de l’intérieur, chacun peut constater qu’il existe, chez les catholiques français, plusieurs sensibilités divergentes : il n’y a pas de cohérence entre les adversaires du “mariage pour tous”, les réseaux d’aide aux migrants et les défenseurs de la construction européenne voulue comme dépassement phobique de la nation.

La segmentation des combats empêche tout effort de réflexion sur la société existante et sur de possibles transformations. Pour Bernard Bourdin, “c’est cette impossibilité d’une intelligibilité catholique globale qui empêche tout civisme catholique”. Oublieux de la philosophie du Politique héritée de l’aristotélo-thomisme, le chrétien-citoyen s’engage en politique selon sa foi, au nom de la doctrine de son Église, déclinée dans ses versions de droite (familialiste), du centre (européiste) et de gauche (social-humanitaire). Ces engagements, aussi généreux soient-ils, placent le chrétien-citoyen à distance des autres croyants et des incroyants – et à l’écart de la collectivité nationale. Ce type de chrétien est “a-civique” ou faussement civique comme l’atteste le discours sur le “bien commun”, explicitement normatif sur le “bien” mais muet sur la forme politique du “commun”. Cet “a-civisme” est conforté par le tournant ultramontain des catholiques français au XIXème siècle et par une doctrine du droit naturel qui s’oppose à la démocratie libérale.

Pour surmonter le dilemme qui existe entre le catholicisme, le Politique et une démocratie qui n’a d’effectivité que dans la nation, Bernard Bourdin formule trois propositions à l’intention des catholiques engagés :

Échapper à l’enfermement dans les débats sociétaux qui sont d’ores et déjà joués et perdus, sans renoncer à défendre leur conception de la famille ;

Sortir du moralisme social-humanitaire qui réduit le catholicisme à une religion de la bienfaisance universelle, sans oublier les devoirs de la fraternité universelle.

Reconnaître que la construction européenne n’est rien d’autre que l’adaptation forcée des peuples et des nations aux règles du libéralisme économique et aux normes de l’individualisme, hors de l’histoire et de la civilisation européennes.

Plus généralement, les chrétiens-citoyens sont invités à admettre deux points décisifs : “il n’y pas d’ordre naturel déterminé à l’avance” et “il n’y a pas de parti politique du Royaume de Dieu”. Faudrait-il dès lors qu’ils consentent à l’esprit progressiste du temps ? C’est au contraire le refus européiste de la nation qui favorise l’individualisme, tandis que l’humanitarisme provoque les paniques culturelles et le repli identitaire – que cultivent d’ailleurs certains catholiques français. Bernard Bourdin invite à la relecture de l’encyclique Laudato si’ qui articule la souveraineté des Etats et le souci écologique universel. Il observe chez les évêques français l’amorce d’une réflexion positive sur l’Europe des nations et sur les conditions politiques de l’intégration des immigrés. Il conseille la lecture de Renan qui définit la nation par son existence, selon la mémoire des gloires communes et dans la volonté toujours actualisée de réaliser des projets collectifs.

C’est en suivant ces voies que les chrétiens-citoyens deviendront des citoyens-chrétiens, selon le vœu de Bernard Bourdin qui refuse tout à la fois le rêve de retour à une société chrétienne homogène et la fuite dans ce faux universalisme humanitaire qui nie la médiation nationale vers l’universel. Le véritable retour n’est pas identitaire. Il ne s’agit pas de recréer les communautés du premier christianisme mais, pour les catholiques, de reprendre la pensée chrétienne de l’origine. Celle-ci est digne d’intérêt pour tous les croyants et pour les incroyants car elle permet de dépasser la concurrence factice entre la loi divine et la loi humaine.

Pour s’en convaincre, les citoyens de toutes obédiences ont avantage à se souvenir du précepte évangélique selon lequel il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. La loi de Dieu commande la charité, c’est une loi d’amour qui ne dit rien de l’ordre politique, sinon que le pouvoir, comme toute chose créée, vient de Dieu. Cette origine divine laisse les hommes libres de choisir les institutions qui leur conviennent et auxquelles les chrétiens doivent se conformer. L’Epître de l’apôtre Paul aux Romains éclaire ce dernier point : “Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu”. Bernard Bourdin fait observer que l’apôtre enseigne l’obéissance à l’autorité, non au pouvoir, et que celle-ci procède de Dieu, non du Christ. En termes modernes, cela signifie que les chrétiens font partie de la collectivité politique dans laquelle ils sont nés – naguère l’Empire, aujourd’hui la nation – et qu’ils doivent respecter les principes de légitimité et de légalité qui ordonnent cette collectivité.

La foi chrétienne n’est pas dissociable de l’appartenance politique et l’engagement du chrétien doit être conçu et voulu comme participation à la responsabilité commune dans la société démocratique, selon les principes de la République. Il y a là de quoi réfléchir, dans l’attente du prochain livre de Bernard Bourdin.         

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(1) Bernard Bourdin, Catholiques : Des citoyens à part entière ? Le Cerf, 2021.

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