Commençons par quelques lieux communs : « il faut travailler pour vivre », « le travail ennoblit l’homme », « l’oisiveté est la mère de tous les vices ». Que de fois, depuis la prime enfance, n’avons-nous pas entendu ces belles formules ? Elles contiennent sans doute leur part de vérité. Mais faut-il baisser les bras devant la fatalité ?
S’il faut travailler pour vivre, devons-nous accepter que notre vie soit dévorée par le travail ? Si le travail ennoblit l’homme, ce n’est certainement pas vrai pour tous les hommes et toutes les femmes : une minorité fait un travail manuel ou intellectuel intéressant, une petite « élite » jouit de son travail par le pouvoir qu’il donne sur les autres, mais une large majorité vit son travail comme une épreuve sans cesse recommencée ennui, saleté, danger, oppression, exploitation, aliénation. Alors, étaient-ils fous ceux qui, au siècle dernier, voulaient proclamer le droit à la paresse ? Cette bonne paresse de nos vacances, trop courte et menacée par les organisateurs de loisirs planifiés …
LE TEMPS DE VIVRE
Les congés payés sont une grande conquête. Et plus leur durée sera longue, plus nous serons contents. De même, les syndicats ont raison de négocier avec acharnement une réduction de la durée hebdomadaire de travail. Mais devons-nous accepter que notre vie soit coupée en deux moitiés inégales, l’une faite de liberté, l’autre de contrainte ? Le prisonnier qui bénéficie de permissions de sortie reste tout de même un prisonnier. Aussi faut-il envisager de changer le travail, dans sa conception comme dans sa durée. C’est possible, dès maintenant, à condition d’accomplir un certain nombre de révolutions.
— C’est possible économiquement. La situation est en effet absurde : alors que la productivité augmente, la durée du travail ne diminue que faiblement. Elle était de 56 heures hebdomadaires en 1896, et de 42 heures en 1976 ; or, pendant cette période, la productivité a été multipliée par dix. Cela signifie que les travailleurs ne tirent qu’un faible avantage des progrès techniques pourtant réputés libérateurs. Cela signifie aussi qu’un choix a été fait : augmenter le plus possible la production sans se soucier de ceux qui produisent. Pourquoi ne pas faire l’inverse ?
— C’est possible techniquement. Depuis deux ans, on nous rebat les oreilles avec la « télématiqu e». Ces techniques, telles qu’elles sont actuellement appliquées, peuvent être dangereuses pour la liberté (les fichiers) et il n’est pas sûr qu’elles accroissent l’intérêt du travail et les responsabilités (pensons aux employés de la SNCF derrière leurs « terminaux »). Mais il est vrai qu’elles peuvent affranchir de travaux pénibles (la « robotique » permettra la suppression du travail à la chaîne) ou monotones (la petite électronique allégera le travail de bureau).
— C’est possible socialement. Dans notre société, nous travaillons moins pour vivre que pour satisfaire des « besoins ». Or mises à part les exigences physiologiques (manger, dormir, faire l’amour) le besoin apparaît comme une notion très floue. En fait, ces fameux besoins sur lesquels la « science » économique prétend se fonder sont créés par la société, par une culture donnée, quand ils ne sont pas fabriqués par la publicité. Cela signifie que la société de production et de consommation de masse n’est pas une fatalité. Nous pouvons si nous le désirons produire moins et autrement, ou consommer différemment. C’est d’autant plus vrai que la société moderne est celle du gaspillage voulu et organisé de l’énergie et des produits, donc du temps et de l’argent : de l’automobile à l’ampoule électrique, les produits sont conçus pour durer un minimum, afin qu’ils soient rapidement remplacés. Une partie du travail industriel consiste à faire tourner cette roue infernale, inutile, absurde et ruineuse.
Si d’autres objectifs sont assignés à la production industrielle, si l’économie redevient, au sens propre, l’art d’économiser le travail, l’énergie, et les matières premières, il sera possible de prendre à nouveau le temps de vivre. Mais il faut aussi envisager de nouvelles façons de travailler.
TRAVAILLER AUTREMENT
Il est cependant difficile d’apporter une réponse globale à ce souhait, tant les tâches sont variées, selon les entreprises et les secteurs. On ne peut concevoir de la même manière l’agriculture, l’activité industrielle et le travail de bureau. D’ailleurs, point n’est besoin d’une théorie générale du travail : c’est à chaque personne, et chaque communauté de travail, d’imaginer comment mieux répartir les tâches répétitives (par exemple la dactylographie), sur quel rythme organiser la fabrication, et par quels avantages compenser les travaux les plus fatigants et les plus dangereux. Ce qui suppose l’autogestion des entreprises.
Mais le pouvoir politique peut aussi poser les conditions générales d’un travail différent, en faisant par exemple une politique de décentralisation : en suscitant la dispersion des activités industrielles et tertiaires sur l’ensemble du territoire (ce que permet la télématique) il serait possible, à moyen terme, de créer de meilleures conditions de travail, puisque l’environnement serait plus agréable, puisque le temps de transport serait réduit, puisque les communautés rurales et urbaines accueillant ces activités seraient à l’échelle humaine. Enfin, l’automatisation de nombreuses tâches industrielles pourraient faire renaître une production de qualité, exigeant un véritable travail de création.
Mais ne nous leurrons pas : l’autogestion, la décentralisation et la transformation des conceptions économiques sont des objectifs qui ne peuvent être atteints sans une révolution politique accomplie par un pouvoir indépendant : sa première tâche sera de maîtriser les forces d’argent qui orientent la production et nos désirs selon leurs propres intérêts.
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Article publié dans le numéro 320 de « Royaliste » – 2 juillet 1980
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