Directeur général de la Fondation de l’islam de France, Chiheb M’Nasser avait bien voulu présenter au public des Mercredis de la NAR cette fondation laïque, présidée par Ghaleb Bencheikh et dont Jean-Pierre Chevènement est le président d’honneur.
Le texte publié ci-dessous est la version longue, révisée par notre invité, de l’entretien qu’il a accordé à Royaliste.
Royaliste : Comment entendez-vous répondre aux problèmes posés par l’islam dans notre pays ?
Chiheb M’Nasser : La question islamique est le miroir des passions françaises, d’une interrogation sur l’identité de la France. Je dirige une fondation dont le premier président fut Jean-Pierre Chevènement. Ce grand homme d’Etat m’avait recruté pour l’accompagner dans l’aventure de la Fondation de l’Islam de France pour que nous répondions, après les attentats de 2015, à une question qui se formule ainsi : peut-on, sur une blessure historique entre la France et la cause islamique, construire une politique publique, axée sur l’éducation et la culture, permettant l’avènement d’un islam de France ?
Il est évident que l’Etat, respectueux du principe de laïcité, ne peut pas intervenir dans le champ théologique mais il peut agir dans le domaine culturel. C’est dans cette perspective que nous avons élaboré un triptyque :
- Assurer la formation profane des cadres religieux,
- Construire une politique publique culturelle pour renforcer la cohésion nationale et travailler à la réconciliation des Français dans les territoires ;
- Revivifier le champ de l’islamologie française pour mieux appréhender les convulsions de l’islam à l’échelle du globe et ses interférences au niveau national.
Royaliste : Que dire de l’histoire de l’islam en France ?
Chiheb M’Nasser : Il faut lire le grand livre de Mohamed Arkoun qui a publié avant de mourir une histoire de l’islam en France du Moyen-Age à nos jours. En étudiant cette longue histoire, on constate que le substrat civilisationnel islamique est adossé à la personnalité française – tout en oscillant, à toutes les époques, entre objet de fascination et de répulsion. Il faut donc se situer dans cette histoire complexe pour envisager l’évolution de l’islam dans les vingt prochaines années. Selon nous, il faut reprendre le grand projet de l’orientaliste Jacques Berque : « Face à la sclérose de la théologie islamique qui sévit dans le monde sunnite, la France est une chance pour l’islam, car il peut permettre à la religion islamique de se confronter à l’outil de l’aufklarüng et mutadis mutandis faire émerger un islam de lumière qui aurait un écho jusque dans les confins de la rive sud de la méditerranée ». En somme, le regretté Berque était attaché à promouvoir un islam gallican…un islam de lumière, de beauté et d’intelligence !
La difficulté de la Fondation de l’Islam de France, c’est sa dénomination puisqu’elle renvoie au grand I du « ISLAM » qui renvoie aux civilisations islamiques ; hélas peu de nos concitoyens font la distinction entre la religion islamique et lslam civilisation. Ensuite, elle s’adresse à tous les Français car laïque, non communautaire et reconnue d’utilité publique- tout en essayant d’arrimer la composante islamique à ses actions.
D’où les trois questions que nous nous sommes posées : comment favoriser la construction de la formation profane des religieux ? Comment favoriser une politique de la recherche en Islam ? Comment construit-on une politique éducative et culturelle ? Cette politique doit affronter l’immense défi posé par la jeunesse : il s’agit de lui donner les clés qui lui permettront de s’approprier la culture française et de s’approprier en même temps son héritage islamique.
Royaliste : Les attentats que nous avons subis ont-ils un lien avec l’islam ?
Chiheb M’Nasser : Oui, il serait malhonnête intellectuellement de nier la dimension religieuse dans les attentats. Il y a un lien étroit entre la violence et le référentiel religieux dans les attentats de 2015. Notre fondation veut faire un travail d’introspection et s’attaquer au nœud gordien de cette problématique. Le beau livre de Jean Birnbaum « le silence religieux » a abordé avec brio cette problématique.
Pour paraphraser Jean Giraudoux, je dirai que la guerre civile n’aura pas lieu dans mon pays. Mais pour enrayer le spectre de la guerre civile, il nous faut déployer une politique de civilisation.
Je dois dire que c’est grâce à “Royaliste” que j’ai compris le rôle de l’Etat. Au XVIe siècle, c’est l’Etat qui a posé les jalons d’une politique de pacification dans notre pays déchiré par les guerres de Religion.
Pour construire cette politique de l’amitié civique, nous voulons entre autre assurer la formation profane des cadres religieux. Vous savez que 68{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des imams vivants sur le territoire national sont étrangers et très peu ont une bonne maîtrise de la langue française. Le Président de la République Emmanuel Macron a décidé de mettre fin au détachement de l’imamat sur le territoire national : il va donc falloir former nos propres théologiens, ce qui n’est pas dans les buts de notre Fondation mais le grand projet de Mohamed Arkoun dans les années quatre-vingt-dix était de créer un grand Institut théologique pour assurer cette formation. L’Etat ne pouvait pas créer cet Institut mais il y avait cependant des possibilités en Alsace-Moselle en raison du Concordat.
Ce projet n’a pas vu le jour, mais nous pouvons agir pour favoriser l’apprentissage de la langue française et pour prodiguer une culture civile et civique. Il existe des diplômes d’université de type “laïcité, société, religion”, mis en place par Didier Leschi qui était chef du Bureau central des cultes sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Comme les universités ne voulaient pas assurer cette formation, c’est l’Institut catholique de Paris qui s’en était chargé. Aujourd’hui, il existe plus d’une trentaine de formations civile et civique dans les universités françaises. La FIF octroie des bourses à des cadres religieux pour qu’ils puissent suivre ces formations.
Royaliste : Qu’en est-il de la formation historique et critique à l’islamologie ?
Chiheb M’Nasser : En raison de son histoire, la France a un prestige énorme dans le champ de l’islamologie. Sous l’administration coloniale, nous avions une remarquable analyse intellectuelle, qui était bien entendu au service du pouvoir. La décolonisation a entraîné une régression des études islamologiques. A la place de l’islamologie fondamentale qui étudie les textes savants de l’islam classique, on a vu apparaître les politologues. Ce sont notamment Gilles Kepel et Olivier Roy (pour citer les plus connus) qui travaillent et s’expriment sur l’Islam : ils estiment qu’il faut en finir avec l’approche islamologique classique parce qu’elles réifient, essentialisent les populations musulmanes.
Cependant, la vague d’attentats a montré qu’on ne pouvait pas comprendre le terrorisme si on ne le mettait pas en relation avec le facteur religieux. On ne peut pas comprendre le salafo-djihadisme sans sa dimension théologique, c’est pourquoi il demeure fondamental de lui opposer un contre-discours théologique et culturel.
Royaliste : Comment ce contre-discours est-il élaboré ?
Chiheb M’Nasser : Dans l’islamologie classique, le professeur Mohammad Ali Amir-Moezzi a publié un livre fondamental, Le Coran des historiens. On y apprend qu’il y a, contrairement aux idées reçues, une histoire du Coran, une histoire de la transmission, une histoire de la compilation du texte coranique. Nous avons aussi en Allemagne un grand programme de recherches à l’université de Berlin, le Corpus coranicum, qui est à l’avant-garde de la recherche. En France, malheureusement, nous avons une tradition savante mais elle reste enfermée dans l’entre-soi académique. Cet immense savoir doit être démocratisé : il doit être porté à la connaissance des musulmans mais aussi du grand public. Cela dit, sur un thème aussi crispant et aussi fracturé, il est difficile de construire des politiques qui puissent montrer la complexité du fait islamique : il y a des islams, des musulmans, des pratiques différentes. L’Etat est confronté à cette complexité et aux mutations du fait islamique et je comprends fort bien les hésitations et les appréhensions de notre collectivité vis-à-vis de cette problématique qui nous dit que le religieux est toujours là, que Dieu n’est pas mort au contraire de ce que Nietzsche annonçait.
Royaliste : Revenons sur les problèmes posés par la politique éducative et culturelle…
Chiheb M’Nasser : Nous avons une difficulté sociologique : dans ce qu’on appelle dans le jargon administratif « les quartiers prioritaires », où il y réside une forte composante musulmane. Il s’est constitué dans ces quartiers un lumpen prolétariat qui est laissé à lui-même depuis le déclin du Parti communiste. Il n’y a plus de grand récit collectif capable de structurer l’intégration et l’ensemble du corps politique. Le fondamentalisme religieux, qui peut gangrener ces quartiers, est le fruit de la décomposition des grands récits collectifs que nous avons connus. Le travail de notre Fondation, c’est d’essayer de recréer des mouvements d’éducation populaire à l’échelle nationale et de trouver des relais pour promouvoir un discours intellectuel critique dans les quartiers prioritaires.
Royaliste : Quels types d’action avez-vous mis en place ?
Chiheb M’Nasser : Nous nous sommes par exemple associés avec un mouvement spirituel soufi qui a souhaité faire un travail d’éducation populaire pour initier les jeunes à la tradition du beau. Nous partons du postulat qu’on ne peut pas enraciner une partie de la population si on ne lui donne pas un sentiment de fierté quant à son appartenance à un ethos civilisationnel. Cette fierté s’accompagne d’une autre fierté qui est celle de l’appartenance à la nation française et de l’adhésion aux principes de la République.
Sans nier l’existence de discrimination, nous pensons qu’on ne peut pas avoir de véritable politique si on s’enferme dans la victimisation. La Fondation de l’islam de France est un surplomb pour mieux rassembler. C’est dans cet esprit que nous avons créé une université populaire itinérante pour discuter avec les citoyens au-delà des clivages politiques, culturels et confessionnels. Nous avons aussi organisé deux expositions – l’une sur l’histoire des soldats de tradition musulmane morts pour la France pendant les deux guerres mondiales, l’autre sur l’émir Abdel-Kader, l’un des grands chefs spirituels de l’islam maghrébin qui a lutté contre l’empire colonial et qui a sympathisé avec le duc d’Aumale et avec Napoléon III.
Pour « faire nation », il faut être dépositaire d’une mémoire historique. Nous sommes donc les défenseurs inlassables de la force du récit national et nous voulons montrer que l’islam fait partie intégrante de ce récit, malgré les heurs et les malheurs du passé. Nous enseignons bien sûr la réciprocité, autrement dit l’apport de l’Islam à l’histoire de France. C’est ainsi que nous sommes partie prenante de la grande exposition consacrée aux Arts de l’islam, organisée par la réunion musées nationaux et le Louvre. Cette exposition « Arts de l’Islam : un passé pour un présent » propose 18 expositions dans 18 villes en France à destination des jeunes générations et d’un large public afin de montrer la prégnance des Arts islamiques dans le patrimoine national. Par les temps qui courent, cette action est une œuvre de salut public !
Les œuvres d’art présentées dans les 18 expositions illustrent la diversité culturelle et confessionnelle au sein du monde islamique depuis treize siècles. Face aux replis identitaires qui frappent notre pays, nous faisons le pari de la culture ! Elle se doit d’être un levier pour transmettre, ouvrir à l’autre, redonner des clés de compréhension de passés croisés pour construire un avenir partagé. Nous voulons montrer à nos concitoyens que l’art islamique, contrairement aux idées reçues, n’est pas un art religieux mais un art profane qui est consubstantiel à la circulation culturelle du Moyen Age à nos jours.
Royaliste : Comment êtes-vous reçus ?
Chiheb M’Nasser : La FIF effectue des missions difficiles, eu égard à notre contexte politique marqué par les fractures culturelles et identitaires. J’ai été frappé dans mes missions depuis 5 ans devant la force du refoulé postcolonial- qui mine notre pays.
La blessure liée à la question algérienne est prédominante. La question du fait islamique se greffe sur cette blessure postcoloniale et elle se greffe aussi sur une question sociale aiguë – ce qui la rend beaucoup plus difficile à soigner.
Nous avons créé une université digitale, un campus numérique intitulé Lumières de l’Islam et, sur le conseil amical de Régis Debray, nous voulons promouvoir, face au prosélytisme traditionaliste, qui envahit le domaine numérique, un autre discours culturel dans ce domaine. Nous voudrions aussi un grand lieu de mémoire pour l’islam de France. Je crois que la Grande Mosquée de Paris est un lieu emblématique, qui peut réconcilier tous les Français puisque cette mosquée a été édifiée en mémoire des soldats musulmans morts pour la France pendant le Première Guerre mondiale, grâce à l’action du maréchal Lyautey et témoigne des liens charnels et de fidélité qui lient la France et l’Islam, dans le temps long.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés (en partie) dans le numéro 1228 de « Royaliste » – 13 février 2022
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