Chine : L’avenir d’une transition

Jan 21, 2008 | Entretien

 

Diplômé d’histoire, de sciences politiques et de chinois, docteur d’État, Jean-Luc Domenach a dirigé le Centre d’Études et de Recherches internationales (CERI) avant d’être détaché en 2002 en Chine comme responsable du séminaire franco-chinois de sciences humaines et sociales de Pékin à l’université Qinghua. Depuis février 2007, il enseigne à l’Institut d’Études politiques de Paris et au CERI. Nous le remercions d’avoir bien voulu, une nouvelle fois, nous permettre de comprendre la Chine d’aujourd’hui.

Royaliste : Vous vous êtes donc fait chinois…

Jean-Luc Domenach : Je suis sinologue mais je suis aussi le fils de mon père : je ne distingue pas le travail intellectuel de l’engagement. Je suis allé en Chine comme je suis allé au Japon : sans perdre de vue les problèmes de l’Occident. Et quand je suis à Paris, je pense à la Chine. Je fais en quelque sorte un métier de passeur.

J’avais fait plusieurs séjours en Chine mais je souhaitais m’y installer pour une longue période. J’ai pu réaliser ce vieux rêve en 2002 et j’ai vécu cinq ans à Pékin avec mon épouse. J’ai créé à l’intérieur de l’université de Qinghua (l’équivalent de Sciences Po et de l’ENA) un système de débats au plus haut niveau, pour les thésards et les doctorants. Et j’ai voyagé partout en Chine : je me suis parfois ennuyé mais j’ai vécu des moments extraordinaires – en bateau-stop, dans une lamaserie tibétaine…

Royaliste : Qu’est-ce qu’on peut voir ?

Jean-Luc Domenach : Le continent est immense donc riche de mille diversités et la Chine connaît en ce moment une transition tout à fait extraordinaire. C’est passionnant ! Tous les visiteurs parlent des zones et des villes côtières que vous voyez fréquemment à la télévision. On dit qu’elles sont très développées mais il y a beaucoup de misère derrière la façade – par exemple à Shanghai où des femmes venues de la campagne se prostituent pour un euro. Je suis souvent allé dans un village de migrants près de Pékin et je vous assure que c’est l’horreur. Mais on trouve aussi près des côtes une zone qui se développe normalement. Dans les campagnes, les cultures maraîchères se vendent très bien en ville et les paysans ont de bons revenus – 300 euros par mois, ce qui est énorme en Chine. Au bout de deux ans, en économisant la moitié on peut s’acheter une maison à la campagne.

Dans les plaines à blé, les paysans travaillent durement mais s’en sortent. Plus on se rapproche des montagnes ou des déserts de l’ouest, plus les conditions de vie se dégradent et l’on trouve des zones de disette et même de famine. Là, les paysans vous demandent comme un service d’acheter leur fille et vous les désolez quand vous refusez.

Royaliste : Vos observations concordent-elles avec ce qui s’écrit ordinairement à Paris sur l’évolution de la Chine ?

Jean-Luc Domenach : Mon expérience m’amène à être très dur avec la vision dominante qui est diffusée par ce que j’appelle le bloc germanopratin : les gens qui le composent regardent la Chine selon une conception simplifiée des droits de l’homme que l’on retrouve dans les colonnes du Figaro et du Monde. En résumé, on vous dit ceci : la situation des droits de l’homme est scandaleuse en Chine, donc la politique chinoise marche mal, donc elle est fragile, donc tout va sauter. La preuve, c’est que les révoltes se multiplient. Tout cela ne tient pas debout ! La situation des droits de l’homme s’est considérablement améliorée ; c’est la situation des droits sociaux qui a empiré ! Il y avait en 1949 une dizaine de millions de détenus politiques ; en 1978 deux ou trois millions, en 1985 cent à deux cent mille, trente à quarante mille au lendemain de la répression de juin 1989, ils sont aujourd’hui 4000 ou 5000. Aujourd’hui, si vous parlez politique avec trois ou quatre Chinois, vous pouvez dire absolument n’importe quoi. Mais si vous annoncez que vous voulez créer un parti politique, on sonnera chez vous le lendemain matin et ce ne sera pas le laitier.

Royaliste : Et la presse ?

Jean-Luc Domenach : Je ne peux supporter les campagnes de Reporters sans frontières ! Il y a en ce moment 35 journalistes chinois en prison et c’est 35 de trop : en général, l’incarcération est la conséquence d’un règlement de comptes entre mafias et journalistes honnêtes. Mais savez-vous combien il y a de journalistes chinois ? 550 000 ! Parmi eux, il y a une proportion très honorable qui fait honnêtement son métier, ce qui demande plus de courage que chez nous. On peut lire dans la presse des dénonciations de la corruption par des auteurs qui ne sont pas poursuivis.

Quant au web, on raconte n’importe quoi. Il est vrai que Google et Yahoo ont passé des accords avec les autorités. Mais cela n’a aucune influence parce que les Chinois sont de petits génies en informatique qui parviennent à déjouer les traques policières. Je n’aime pas cette stridence mondaine sur un pays qui est dans une transition énigmatique mais tout à fait incontestable, entre ce que fut l’horreur de l’État policier et un nouvel ordre de choses, difficile à prévoir et qui ne sera pas nécessairement la démocratie.

Si des intellectuels français veulent utilement critiquer la Chine, c’est sur les droits sociaux qu’il faut s’engager. Pas seulement pour défendre le principe du respect des personnes mais parce que la direction du Parti communiste peut faire évoluer de manière positive la situation. Par exemple, elle n’est pas opposée à une augmentation des salaires. Il faudrait aussi faire campagne pour l’amélioration de la condition des femmes chinoises qui sont asservies de manière encore plus scandaleuse que dans certains pays musulmans.

Royaliste : Comment voyez-vous l’avenir de la direction communiste en Chine ?

Jean-Luc Domenach : Je pense le contraire de ce qui se dit et s’écrit à Paris. La direction du Parti communiste n’est pas fragilisée par les atteintes aux droits de l’homme. Le régime politique est et restera solide tant que le taux de croissance se situera à un niveau très élevé – près de 12 % en 2007.

Royaliste : Il y a tout de même de nombreuses révoltes !

Jean-Luc Domenach : Oui, quatre-vingt mille incidents sociaux sont recensés chaque année en Chine. Mais il faut distinguer entre les révoltes du désespoir qui éclatent dans les zones de famine et qui sont brisées par l’armée, les révoltes contre le fisc et les mafias locales, qui sont rares, et la résistance opposée à l’État par des paysans qui ne veulent pas être expropriés pour des sommes minimes. Dans ce dernier cas, que j’ai observé à Pékin, nous sommes à l’opposé des révoltes de la misère.

La situation n’est pas révolutionnaire en Chine : il y a de fortes réactions défensives, c’est tout.

Royaliste : Dès lors comment les Chinois considèrent ils le pouvoir politique ?

Jean-Luc Domenach : Deux attitudes se juxtaposent : le mépris total des dirigeants politiques ; l’acception totale du régime politique tant qu’il assurera, je le répète, une croissance de l’ordre de 12 % par an – tout simplement parce que cette croissance s’accompagne d’une très nette augmentation des salaires. Quand je suis arrivé à Pékin en 2002, le salaire mensuel moyen était de 70 euros. Il avait plus que doublé en 2007.

On voit donc beaucoup de ménages chinois acheter des équipements domestiques – d’abord la télévision, puis la machine à laver – et prendre des vacances. Nous avons connu cette recherche de bien-être dans la France des années cinquante.

Royaliste : Vous êtes donc d’accord avec ceux qui célèbrent la puissance économique chinoise…

Jean-Luc Domenach : On se berce encore d’illusions. L’économie chinoise est actuellement dans une phase dynamique mais les choses se gâtent – ce que disent maintenant beaucoup d’économistes. Dans son livre Quand la Chine change le monde, Erik Izraelewicz montrait que les succès économiques chinois dépendaient principalement de la masse servile venue de la campagne pour travailler dans les zones urbaines pour trois sous. Or dès 2003 je me suis aperçu que l’augmentation des salaires bénéficiait aussi aux travailleurs les plus pauvres.

On n’imagine pas, ici, les capacités tactiques des travailleurs chinois : ils se tiennent au courant des niveaux de salaires d’un bout à l’autre du pays et peuvent se déplacer par millions pour trouver de bons employeurs – par exemple de Canton à Shanghai – et ceux-ci rivalisent pour attirer ou retenir la main d’œuvre. Dans certaines régions, les hausses peuvent atteindre 15, 20 ou 25 %. Il en résulte une augmentation du niveau général des salaires qui pèse sur les coûts de production. Les investisseurs européens et américains commencent à se plaindre du phénomène et les Chinois eux-mêmes commencent à délocaliser dans les pays voisins !

À la hausse des salaires, il faut ajouter les coûts croissants de la politique sociale. Comme dans notre pays après la guerre, les Chinois ne veulent pas seulement des éléments de bien-être personnel et familial : ils demandent un système complet de protection sociale – sécurité sociale, santé publique, retraites et un meilleur accès à l’éducation et à la culture, donc des écoles et des bibliothèques. Ils veulent aussi des logements décents et une lutte efficace contre la pollution, la désertification, les grandes inondations dues à l’érosion des sols.

On s’extasie devant les nouveaux riches, les immeubles modernes, les hôpitaux modèles. Cela ne suffit pas : il faut une politique générale du logement, de la santé, de l’éducation destinée à satisfaire les besoins d’une immense population. Cette modernisation exige des investissements considérables et les prix des produits chinois vont sans cesse augmenter.

Royaliste : Il y a l’atout des exportations…

Jean-Luc Domenach : Il est provisoire ! Les dirigeants chinois ont compris que le pays ne pouvait plus se contenter d’exporter du textile et des produits industriels, copiés en Occident, de très médiocre qualité. Les Chinois vont devoir rivaliser dans la production de qualité. Comme les Japonais l’ont fait avant eux, il leur faut passer d’une technique d’imitation à une logique d’innovation. Cette nouvelle stratégie est indispensable mais elle est très coûteuse : il faut investir massivement dans la recherche et former un très grand nombre d’ingénieurs et de techniciens. Il ne s’agit pas de travailler plus mais de travailler mieux, de réduire la croissance quantitative (de 12 à 6 ou 7 %) pour développer la qualité dans tous les domaines.

Les Chinois n’accepteront pas facilement ce ralentissement et ils demanderont à participer de plus en plus activement au mouvement de modernisation – pas seulement comme consommateurs et producteurs mais comme citoyens. Mais sans avoir l’expérience de la citoyenneté, ce qui peut créer de très fortes tensions. Pour la Chine, l’épreuve de vérité est à venir.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 918 de « Royaliste » – 21 janvier 2008.

Jean-Luc Domenach, Comprendre la Chine aujourd’hui, Perrin.

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